Pour créer un site web, il faut commencer par acheter (et renouveler régulièrement) un nom de domaine, qu’il soit générique, comme .com ou .info, ou national, comme .ch ou .fr. Dans certains pays, des conditions particulières s’appliquent: par exemple, pour le .fr, être résident dans ce pays. Pour d’autres extensions, en revanche, c’est la règle du “premier venu, premier servi”: tel est le cas pour les .com ou les .ch. La compétition peut être rude: le soussigné n'avait pas ménagé ses efforts, il y a des années déjà, pour acquérir religion.info, qui accueille le site Religioscope.
Qui a droit à la propriété d'un nom de domaine?
Bien entendu, si l'on est détenteur d’une marque déposée, il est possible de déposer plainte contre celui qui croyait faire une bonne affaire en réservant ce nom et en le revendant un jour. Chaque mois, des décisions sont rendues dans le cadre de telles affaires.
Les cas relatifs à des groupes religieux ne manquent pas. Dans les années 1990, aux Etats-Unis, une dispute avait opposé durant deux ans les Juifs pour Jésus, un groupe missionnaire évangélique, à un opposant qui avait réservé jewsforjesus.org. Ce dernier avait finalement été condamné en 1999 à y renoncer et à payer des dommages-intérêts; il faut dire que "Juifs pour Jésus" est un marque déposée. En 2005, les Juifs pour Jésus poursuivirent le propriétaire d'un blogue utilisant leur nom comme sous-domaine de Blogspot (jewsforjesus.blogspot.com). Un arrangement fut finalement trouvé et permit au groupe de prendre le contrôle du sous-domaine, qui sert aujnourd'hui de "blogue officiel" au groupe.
Certains groupes ont obtenu des résultats contrastés d'une affaire à l'autre. Ainsi, en 2001, le Mouvement raëlien n'avait pas réussi dans sa tentative de prendre le contrôle du nom de domaine rael.com. Le propriétaire du nom avait répliqué que non seulement Raël n'était pas une marque déposée, mais qu'il s'agissait aussi d'un nom et prénom utilisé par "des dizaines de milliers de gens à travers le monde". Rael.com se trouve toujours en mains étrangères au mouvement — celui-ci utilise donc rael.org comme site principal. En revanche, et en sens inverse, toujours à la suite d'une décision du centre d'arbitrage et de médiation de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, en 2008, les raëliens se virent reconnu le droit de conserver le nom de domaine miege.net: la commune de Miège, en Suisse, avait essayé de prendre le contrôle de ce nom de domaine, sur lequel les raëliens avaient créé un site à la suite d'un conflit avec les autorités communales. Miège ne s'étant pas imposé comme nom de marque commerciale, la commune (qui possède le nom miege.ch) fut déboutée.
Mais bien des noms appartiennent au vocabulaire courant et ne peuvent être revendiqués légalement. Des questions de bonne foi ou d'usage fait d'un nom peuvent aussi entrer en considération. C’est alors que la règle du “premier venu, premier servi” peut réserver quelques surprises.
Dieu.com, par exemple, ne nous permet pas d’entrer en contact direct avec le ciel: il nous redirige vers un site de consultance stratégique d’entreprise et de développement des capacités des collaborateurs. Ce site n'appartient pas à une Église, mais à une société danoise. Cette dernière ne cultivait aucune intention machiavélique en réservant de nom de domaine: tout simplement “D.I.E.U.” étaient les initiales du nom de la société en danois.
Les noms de domaine: des acquisitions stratégiques pour les groupes religieux?
L’attention a été attirée sur les noms de domaine à connotation religieuse en septembre 2010, quand un Américain, Boris Kreiman, a acheté le nom de domaine christian.com (chrétien, en anglais) pour la coquette somme de 600.000 dollars: il se propose d’y créer un réseau social chrétien, avec des sections en plusieurs langues. Le site en est manifestement encore à ses premiers pas à l'heure où sont rédigées ces lignes.
D'autres croyants ne sont pas en reste, plaçant leurs drapeaux sur des terrains virtuels encore inoccupés ou devenus libres, entre investissements et désir de propager leur foi. Il y a quelques mois, un groupe catholique américain n’a pas hésité à débourser 78.000 dollars pour acheter le nom de domaine rosary.com, à la fois pour y vendre des chapelets et y promouvoir la prière du Rosaire.
Mais la palme de la stratégie d’acquisition la plus persévérante doit probablement revenir à un groupe américain, le Gospel Media Network, qui se manifeste également sous le nom de Good Media Network. Né en 2000, il a pour objectif d'acquérir des noms de domaines correspondant à des mots-clefs dans le monde des religions. C’est ainsi que le Gospel Media Network possède aujourd’hui, à lui seul, plusieurs milliers de noms de domaine, à commencer par religion.com, mais aussi god.com ou heaven.com, en encore christ.net. trinity.com, baptism.com, armageddon.com et bien d’autres. Le Gospel Media Network ne s’est pas limité au christianisme: il posède des noms de domaine clés en langue anglaise relatifs aux bouddhistes, aux musulmans ou aux juifs. Sans oublier satan.com: autant le contrôler à titre préventif!
Bien sûr, il ne suffit pas de posséder des noms de domaine aussi clairement descriptifs pour caracoler en tête de liste des moteurs de recherche — d’autant plus que le Gospel Media Network ne semble guère utiliser la plupart de ces noms pour le moment (à l'exception de christians.com, qui offre des biographies de grandes figures du christianisme). Il est cependent étonnant de constater que le monde en rapide développement d’Internet a permis à des acteurs indépendants des institutions de se placer déjà à des emplacements virtuels qui, une fois développés, pourraient devenir des ressources cruciales dans la présence des religions en ligne. Une fois encore, le monde d’Internet bouleverse les structures et hiérarchies classiques.
Demain, des suffixes religieux? Religion et nouveaux domaines de premier niveau
Le prochain défi pour les groupes religieux sur Internet vient déjà à l'horizon: dans un proche avenir, il sera possible – à condition d'avoir les moyens nécessaires, c'est-à-dire une mise de fonds se chiffrant en centaines de milliers de dollars, et de recevoir l'approbation d'une commision d'examen de l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) – de créer de nouveaux suffixes (top level domains, TLDs, en français: domaines de premier niveau). A côté des generic top level domains (gTLDs) classiques (tels que .com, .net, .org, .biz...) et de suffixes nationaux (country code top level domains, ccTLDs, composés de deux caractères: .ch, .fr, .de, .it, .es, etc...), de nouveaux gTLDs vont faire leur apparition.
A vrai dire, l'extension de la variété des suffixes avait déjà été amorcée avec le lancement de sponsored TLDs tels que .aero, .asia, .cat (pour la Catalogne, qui est la première région à avoir obtenu une extension, ce qui s'inscrivait dans une démarche très politique et a frayé la voie à d'autres), .coop (réservé à des associations coopératives), .jobs, .mobi, .museum, .tel and .travel. On trouvera ici une liste de tous les TLDs existants.
Plus de cent candidatures ont été soumises déjà à l'ICANN. Voici une liste des nouveaux TLDs proposés, telle qu'elle se présentait au mois de janvier 2011:
.africa .and .arab .athens .basel .bayern .bcn .berlin .bike .bkk .board .bud .bzh .cal .canon .car .cym .deloitte .dubai .eac .earth .eco .eng .eus .fam .film .fra .free .gal .gay .gmbh .green .hamburg .health .homes .horse .hotel .indigi .irish .isin .kab .ker .köln .kurd .lac .lat .lli .london .love .madrid .med .melbourne .mls .mma .money .moscow .movie .music .nai .ngo .nrw .nyc .paris .pdx .peace .phone .poker .ppl .quebec .radio .real .riga .roma .rugby .saarland .scot .sell .sfo .shop .site .skate .ski .sport .surf .team .tokyo .unicef .val .vegas .videos .vin .vlx .web .wiki .wine .yks .zulu
D'autres sont venus s'y ajouter depuis, par exemple .mail ou .hitachi. Comme on le voit, des villes (.berlin), des régions (.bzh, Bretagne), des entreprises (.canon), mais aussi des suffixes à usage potentiellement commercial (.hotel) figurent dans la liste. On peut trouver sur plusieurs sites des listes plus ou moins régulièrement mises à jour.
Ainsi que le relève un article publié le 7 février 2011 par le Washington Post, la question n'est pas seulement de savoir si c'est une région du Brésil ou un grand vendeur en ligne qui pourrait, le cas échéant, prétendre devenir propriétaire de .amazon, mais aussi à qui attribuer, si une demande est faite, un suffixe tel que .islam? La même réflexion peut être soulevée par rapport à toutes les religions, même si rien ne dit, vu les coûts de l'opération, que les suffixes vont se multiplier à l'infini.
Le Saint-Siège a d'ailleurs saisi d'emblée les enjeux: en février 2009, Mgr Carlo Maria Polvani, représentant du Saint-Siège au Governmental Advisory Committee (GAC) de l'ICANN, avait envoyé au président de l'ICANN une déclaration dans laquelle il soulignait "les dangers possibles liés à l'attribution de nouveaux gTLDs se référant à des traditions religieux (par exemple .catholic, .anglican, .orthodox, .hindu, .islam, .muslim, .buddhist, etc...). Ces gTLDs pourraient entraîner des revendications concurrentes parmi les traditions théologiques et religieuses et éventuellement déboucher sur de vives disputes, ce qui forcerait l'ICANN, implicitement et/ou explicitement, à abandonner sa sage politique de neutralité, en reconnaissant à un groupe particulier ou à une organisation spécifique la légitimité de représenter une tradition religieuse donnée." Le texte souligne aussi que l'article 2.1 des principes adoptés par le GAC en vue du lancement des nouveaux gTLDs, selon lequel les nouveaux gTLDs devraient respecter les sensibilités liées à des termes revêtant une signification nationale, culturelle, géographique et religieuse, pourrait offrir une base de départ à une réflexion sur cette question.
Si l'ICANN n'y veille pas, ses experts pourraient se trouver entraînés dans de délicats débats pour reconnaître à tel ou tel acteur le droit de présenter une candidature pour un TLD à connotation religieuse. Tôt ou tard, l'ICANN ne pourra éviter de s'y trouver confronté: sans doute serait-il possible de refuser la création de .god, à supposer que quelqu'un souhaite créer ce suffixe, au nom du respect des sensibilités religieuses; mais que répondre, par exemple, à une société qui proposerait de lancer l'extension .church (église), suffisamment générale pour ne pas s'appliquer à un groupe en particulier?
A l'heure où la communication passe de plus en plus par Internet, tant la propriété de noms de domaine et l'acquisition de "terrains virtuels" que les nouveaux développements entraînés par l'apparition de suffixes supplémentaires ne peuvent laisser indifférents les groupes religieux.
Jean-François Mayer
Rédacteur en chef du site Religioscope et directeur de l’Institut Religioscope, Jean-François Mayer est notamment l’auteur du livre Internet et religion (Gollion, Infolio, 2008).
Un passage de cet article avait servi de base à une chronique présentée part l’auteur en 2010 sur les ondes de la Radio Suisse Romande, dans le cadre de l’émission d’informations et analyses religieuses Hautes Fréquences. Une prochaine série de chroniques sur différents thèmes relatifs aux religions dans le monde contemporain sera diffusée dans le courant du printemps 2011.