Situé sur l'ancienne ligne de démarcation qui pendant la guerre civile séparait Beyrouth Ouest de Beyrouth Est, le cimetière juif de la capitale libanaise est gardé nuit et jour par une lourde porte verrouillée. Les visites et les enterrements se font sur rendez-vous : c'est à Samo Bihar, le secrétaire général de la communauté juive du Liban, qu'il faut demander les clés. Les hauts murs abritent un peu plus de 5 000 tombes. Les plus anciennes datent du milieu du XIXe siècle. «Hier, j'ai trouvé une tombe qui datait de 1852», raconte Samo Bihar, en désignant une élégante plaque de marbre incrustée de motifs floraux.
Quatre ouvriers sont occupés à débroussailler les lieux. Les allées sont couvertes de branches coupées, les pierres tombales souvent en plusieurs morceaux. La restauration, officiellement prise en charge par la communauté juive de Beyrouth, a commencé deux semaines auparavant. «Il y a eu plusieurs fois des pillages, c'est pour ça qu'on garde le cimetière fermé, explique Samo Bihar. Des gens sont venus pour voler des éléments de valeur». Le dernier nettoyage remonte à 2004, soit avant la dernière guerre qu'a connue le pays. Le cimetière avait déjà été très endommagé pendant la guerre civile, puisqu'il était au plus près de l'épicentre des combats.
Magen Abraham, la dernière des 17 synagogues de Wadi Abou Jmil
A un kilomètre du cimetière en direction de la mer, dans l'actuel centre-ville de Beyrouth, on peut voir le dernier vestige du quartier juif de Wadi Abou Jmil. La synagogue Magen Abraham, repeinte de frais en crème et ocre, n'a pas souvent de visiteurs. Agencée entre le Parlement et les appartements privés de la famille Hariri, sous haute surveillance, le bâtiment se retrouve de fait isolé au milieu de rues toujours désertes, où il est mal vu de prendre des photos et de s'arrêter trop longtemps pour observer l'avancée des travaux. Restaurée depuis l'année dernière, à l'initiative de la communauté juive de Beyrouth et de son président, Isaac Arazi, la synagogue de Beyrouth n'en a pas pour autant recouvré ses fonctions de lieu de culte.
Dans ce centre-ville d'abord devenu un no man's land aux allures de jungle pendant la guerre, puis un enjeu financier pour Solidere, le géant immobilier créé par Hariri père pour reconstruire le centre de la capitale dans les années 90, la plupart des anciens habitants du quartier, de confession juive, sont partis après avoir perdu leur commerce ou vendu leur maison. Magen Abraham fait aujourd'hui figure de lieu de mémoire, de musée, à défaut de croyants pour venir y prier. Elle est la seule des 17 synagogues du quartier à avoir résisté aux diverses crises politiques du siècle dernier. Les six autres synagogues du pays, qui se trouvent dans les villes de Saida, Deir el Qamar, Bhamdoun, Tripoli, Aley et Hazbaya, devraient elles aussi faire l'objet d'une restauration dans les mois à venir.
L'ambition de ces restaurations est, selon les propres déclarations d'Isaac Arazi, de vouloir reconstruire la communauté juive de Beyrouth, d'encourager le retour en terre libanaise. Une ambition qui paraît très optimiste au vu des chiffres qui circulent sur celle-ci. Le chercheur libanais Nagi Zeidan, qui doit prochainement publier un livre sur le sujet, assure qu'il ne s'agit aujourd'hui que d'une trentaine de personnes. Samo Bihar, lui, avance le chiffre de 200 personnes résidantes au Liban. Toujours selon lui, 2 000 juifs libanais feraient des aller-retours entre leur pays d'émigration et le Liban pour des raisons professionnelles. Nada Abdelsamad, auteure du livre Wadi Abou Jamil, l'histoire des juifs du Liban, développe : «J'ai rencontré une juive libanaise qui revient régulièrement à Saida car elle y loue des propriétés héritées de sa famille. Souvent, ce sont des gens qui ont un passeport américain ou européen, et c'est celui-là qu'ils utilisent pour rentrer au Liban».
Le seul pays arabe où le nombre de juifs avait augmenté après 1948
De 5 000 personnes en 1911, la communauté juive du Liban est passée à 24 000 personnes en 1948. La plupart vivaient à Beyrouth, mais il existait également des communautés à Saida, à Tripoli et dans quelques villages de montagne. Etonnamment, le nombre de juifs au Liban a continué de grossir dans les ann&eaeacute;es cinquante. «Le Liban est le seul pays arabe où le nombre de juifs a augmenté après 1948» commente Nada Abdelsamad. «Ils étaient intégrés, ils avaient les mêmes droits que leurs voisins. Ils vivaient normalement». A tel point que, pendant cette décennie, Wadi Abou Jamil est devenu une terre d'asile pour les juifs des pays arabes voisins. Syriens, irakiens, iraniens, beaucoup sont venus au Liban pour fuir les actes d'agression subis dans leur pays d'origine.
Une première vague de départ a touché la communauté juive du Liban en 1958, lors de la première guerre civile libanaise. La France, l'Amérique du Nord et Israel étaient alors les destinations privilégiées des juifs libanais. L'état hébreu, qui incitait à l'immigration en offrant des récompenses pécuniaires, attirait essentiellement les classes moyennes basses. Après 1967, de nombreux réfugiés palestiniens se sont installés dans le centre-ville de Beyrouth, à proximité de Wadi Abou Jmil, modifiant considérablement le sentiment de normalité jusque là préservé dans le quartier. «Cela a contribué à provoquer des tensions et à établir un climat d'hostilité», analyse Nada Abdelsamad. Au début de la guerre civile libanaise (1975-1990), la communauté juive libanaise ne comptait plus que 15 000 personnes. Ce chiffre n'a cessé de baisser depuis, notamment après l'invasion israélienne en 1982.
Le soutien à la communauté juive au Liban crée le consensus
Plus étonnant encore que la pérennité de cette communauté est le consensus politique qu'a créé au Liban la restauration de ces lieux de mémoire. Les partis politiques, toutes confessions confondues, ont approuvé et soutenu la décision d'entamer des travaux dans la synagogue, manifestant ainsi leur capacité à faire une distinction claire entre la question juive et la question israélienne. Le responsable média du Hezbollah en personne, Hussein Rahhal, a déclaré à cette occasion : «Nous respectons toutes les religions divines, et le judaïsme en fait partie. Nous condamnons Israel et son occupation des territoires palestiniens, pas les juifs».
Néanmoins, aucun parti n'a offert de participer au financement des travaux. C'est donc la communauté juive qui a pris entièrement à sa charge les projets de restauration. En Syrie, où un projet similaire comprenant une dizaine de synagogues est en cours, c'est l'Etat qui paye. Solidere a certes fait une offre de 150.000 $ pour la restauration de la synagogue mais il est impossible de vérifier que ce versement a été formellement effectué. Que ce soit en matière de financement ou de démographie, les chiffres concernant la communauté juive libanaise restent extrêmement flous. Pour consulter les états civils des synagogues, il faut une autorisation spéciale du ministère de l'Intérieur. Et les interlocuteurs sont rares.
Ces facteurs contribuent à la fois à préserver cette communauté dont le fragile équilibre incite à la pudeur et à l'effacer du monde visible. «La jeune génération n'a pas connu le quartier de Wadi Abou Jamil au temps où la communauté juive y vivait en toute normalité, analyse Nada Abdelsamad. Il n'est pas surprenant que certains fassent plus facilement la confusion entre juifs et israéliens puisqu'ils n'ont pas cette expérience».
Isabelle Mayault
Photographies: © 2011 Isabelle Mayault.