Moscou est la plus grande ville musulmane d' Europe. Personne ne connaît le nombre exact de musulmans vivant dans la mégapole, qui varie du simple au double selon les chiffres avancés par les musulmans ou par les chrétiens. Pour les premiers, il y en aurait quatre millions et demi alors que les seconds pensent qu'il y en a moins de deux millions, ou même seulement 500.000 selon Roman Silantiev , professeur au Centre de géographie des religions.
En Russie la coexistence entre les fidèles de deux des trois religions du Livre ne date pas d'aujourd'hui; les musulmans ne sont pas de nouveaux venus en Russie comme certains nationalistes voudraient le faire croire. L'islam est arrivé en Russie en 1312, avec la Horde d'or qui l'avait alors déclaré religion d'état: Il reste des traces de cette époque dans les rues de la capitale, dont certaines portent des noms à consonance tatare.
Certes, pendant la période tsariste, de nombreux musulmans soucieux d'assumer les plus hautes charges de l'état sont devenus chrétiens, mais il n'y a eu ni conversion de masse ni encore moins de conversion forcée. Et ceux qui le désiraient ont pu continuer à confesser leur foi sans problème.
Après la révolution de 1917, les communistes, prônant l'athéisme d'état, n'ont pas fait la différence réprimant de la même façon chrétiens, musulmans, israélites.
Le 19 septembre 1997 le gouvernement promulgua une loi sur la liberté de conscience et accéléra le processus de la restitution des églises, mosquées et synagogues aux fidèles . Dans le même temps, les grandes villes russes et en particulier Moscou connurent un afflux important de musulmans. Ce phénomène créa une certaine tension dans les relations inter communautaires. Les chrétiens craignent les actes terroristes, surtout après les attentats du métro de Moscou, s'inquiètent du pourrissement de la situation dans le Caucase qui se transforme peu à peu en une véritable guerre civile dont personne ne peut prédire l'issue. Quant aux musulmans ils soulignent l'attitude inamicale et parfois franchement agressive d'orthodoxes qui font de plus en plus ouvertement du prosélytisme. Les musulmans s'interrogent sur leur avenir, après le limogeage de Youri Loujkov, maire de Moscou très proche du Conseil des muftis, qui avait géré avec beaucoup de doigté la question des musulmans dans la capitale.
Le problème des mosquées
En dehors du Caucase, de la Bachkirie et du Tatarstan, républiques à majorité musulmane, le nombre de mosquée en Russie est notoirement insuffisant. A Moscou, qui en compte seulement cinq , lors des grandes fêtes, les fidèles sont contraints de prier dans la rue quelle que soit la saison.
Conscients de l'acuité du problème, les hauts dignitaires musulmans ont «lancé un pavé dans la mare» pour tenter de secouer l'inertie générale.
Début septembre, Fatikh Garifuline , mufti de la ville sibérienne de Tioumen, a fait officiellement savoir qu'il avait écrit une lettre au Patriarcat de Moscou pour demander d'autoriser les musulmans vivant dans de régions où il n'existe pas de mosquée à prier dans les églises après avoir recouvert d'un rideau croix et icônes.
Peu après, l'idée a été reprise par l'iman de la grande mosquée de Moscou, Ildar Aliatounidov. Ce dernier, après avoir fait remarquer que les chrétiens exigent la construction de deux cents églises, réclame la mise en chantier de cent mosquées de la taille de la cathédrale du Christ Sauveur, la plus grande église orthodoxe du monde, qui peut contenir jusqu'à dix mille fidèles. Son message se conclut par cette citation d'un verset du Coran: «si l'équilibre que Dieu a instauré sur la terre est rompu, églises, synagogues mosquées seront détruites» [1], allusion transparente aux événements qui avaient suivi la Révolution d'Octobre.
Enfin, Ravil Gaïnoudine président du conseil supérieur des muftis va encore plus loin. Il s'étonne que les musulmans soient obligés de prier dans la rue, en raison du manque de mosquées, alors que la capitale est remplie d'églises vides où deux ou trois babouchki surveillent les cierges. Et de conclure: «le Coran est le troisième testament et devrait être lu par les chrétiens qui devraient honorer Muhammad comme un prophète.»
Selon Farid Asadouline, président du centre d'information et d'analyse près du Conseil des muftis de la capitale, «il ne faut pas prendre ces demandes au pied de la lettre, les dignitaires musulmans savent parfaitement que les chrétiens ne leur prêteront pas leurs église. Il s'agit d'une petite provocation, dont l'objectif est seulement d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur la situation de la communauté musulmane et par delà de mettre en garde les chrétiens.» Alexeï Malachenko, expert au centre Carnegie et spécialiste du Caucase et de l'islam, partage cette interprétation: «Dans le monde musulmans le religieux sert de vecteur aux autres revendications politiques, économiques, sociales», explique-t-il.
D'ailleurs, la réaction des chrétiens qui ont compris le but de la manœuvre n'a pas été aussi virulente qu'on aurait pu s'y attendre. Les hauts dignitaires ont gardé un silence prudent. Seul Serge Rybko, l'higoumène (abbé, NDLR) du Monastère de la Pentecôte, est monté au créneau en qualifiant la demande des musulmans d'« inacceptable et de sacrilège» et en rappelant que, selon la loi coranique «un musulman qui pénètre dans une église chrétienne se souille».
Roman Silantiev, directeur du Centre de géographie des religions, a évoqué un «chantage vis-à-vis des autorités» et «une menace pour les chrétiens». Enfin Elena Tchoudinova auteur du roman La mosquée Notre-Dame-de-Paris (traduit en français et publié en 2009 par les Ed. Tatamis, NDLR), qui a eu en Russie un grand succès, estime que les cinq mosquées existantes suffisent pour les musulmans en situation régulière; quant aux autres, les autorités n'ont pas à se soucier de leurs besoins spirituels. Cette opinion est partagée par une partie de médias. Dans son émission hebdomadaire, Ioulai Latyninia , journaliste à la radio libérale Echo de Moscou a provoqué un petit scandale: interrogée sur les problèmes des musulmans, elle a expliqué que la plus part d'entre eux «constituaient une mafia ethnique qui ne surviit que grâce au trafic de stupéfiants», avant de conclure: «Les actes terroristes font la joie des musulmans et le universités islamiques sont des pépinières de terroristes».
Ces derniers temps la tension est encore montée d'un cran. Le 12 octobre, des heurts se sont produits entre musulmans et forces de l'ordre qui leur barraient le passage d'accès à la mosquée à cause d'un match qui avait lieu dans le complexe sportif à deux pas de ce lieu de culte. Par ailleurs, les habitants du quartier Tekstiltchiki, soutenus par des groupes nationalistes, ont signé une pétition contre la construction d'une mosquée pourtant programmée dans le plan de la ville par la mairie et ont eu finalement gain de cause.
Devant cette situation certains experts ont tiré la sonnette d'alarme: «Il ne faut pas laisser pourrir la situation, il faut construire des mosquées», explique dans une interview au journal en ligne Vzgliad Alexeï Malachenko. Il ajoute: «Nous avons la chance que les musulmans soient dispersés dans toute la ville: il faut maintenir cette situation et surtout ne pas laisser se créer des ghettos, comme dans les autres capitales européennes, avec les conséquences que nous connaissons.»
Nathalie Ouvaroff
Note
[1] Ce texte se trouve dans la sourate 22, verset 40: "Si Allah ne repoussait pas les gens les uns par les autres, les ermitages seraient démolis, ainsi que les églises, les synagogues et les mosquées où le nom d'Allah est beaucoup invoqué." (trad. Muhammad Hamidullah) "Si Dieu n'avait pas repoussé certains hommes par d'autres, des ermitages auraient été démolis, ainsi que des synagogues, des oratoires et des mosquées où le Nom de Dieu est souvent invoqué." (trad. D. Masson) Le verset 40 "ne peut se comprendre sans le verset 39 ('Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre) - parce que vraiment ils sont lésés; et Dieu est certes capable de les secourir'). Dans ce cas Dieu défend tous les croyants: le verbe être est d'ailleurs au conditionnel", observe Patrick Haenni, que nous remercions pour ces précisions (NDLR).