Les interrogations relatives au successeur de Moubarak à la présidence de la République se multiplient depuis plusieurs années, en Egypte et sur la scène politique internationale. Les débats se nourrissent du constat de l'ascension du fils puîné du chef de l'Etat dans l'appareil du parti au pouvoir et de rumeurs plus ou moins crédibles, de désirs et de tactiques antagonistes, et de scénarios grossiers ou sophistiqués. Rares sont ceux qui, par contre, osent évoquer publiquement l'autre succession. «Que Dieu lui accorde la santé». Telle est, la plupart du temps, la formule convenue en réponse à toute allusion à l'état de santé du patriarche de l'Eglise copte orthodoxe ou à son décès. Cette éventualité, pourtant, taraude les esprits, à l'échelle communautaire et nationale, si l'on en juge par la couverture médiatique accordée à chaque séjour patriarcal à l'hôpital de Cleveland, dans lequel il se rend fréquemment pour soins médicaux, et par les appels téléphoniques que le président de la République en personne donne au patriarche malade. A juste titre. Pour la première fois depuis la fondation de l'Eglise copte orthodoxe au premier siècle, les enjeux politiques de la succession au Siège de Saint Marc touchent non seulement les coptes et la vie politique nationale, mais les relations internationales.
Cette centralité inédite de l'Eglise copte orthodoxe dans les stratégies politiques égyptiennes ressortit, en premier lieu, des transformations récentes des règles du jeu politique en vigueur sur ces deux scènes, nationale et internationale. En effet, sur la dernière citée, la question du droit des minorités et de la liberté religieuse s'est imposée en tête des priorités des institutions internationales et transnationales et constitue, de ce fait, un moyen de pression ou un élément de négociation dans les rapports entre le régime égyptien et ses bailleurs de fonds, au premier rang desquels les Etats-Unis. Sur la scène nationale, la pluralisation contrôlée et limitée de la vie politique depuis que Moubarak a décidé d'amender l'article 76 de la Constitution égyptienne et, partant, d'autoriser, pour la première fois en 2005, des élections présidentielles à plusieurs candidats, a favorisé l'émergence de deux phénomènes corrélatifs. D'une part, le tabou qui pesait sur ledit "problème copte" ou "problème confessionnel" a été levé et la "question copte" fait l'objet d'une médiatisation sans précédent, tandis que les revendications et doléances coptes, à nouveau, s'expriment publiquement, selon des voies et modalités diverses. D'autre part, plus que jamais, les coptes deviennent l'enjeu et l'instrument des tactiques électorales et politiques.
En second lieu, cette centralité nouvelle de l'Eglise égyptienne tient à la métamorphose de l'institution cléricale depuis le XIXe siècle, et en particulier sous le règne de l'actuel patriarche Chenouda III (né en 1923, consacré patriarche en 1971), à la faveur de laquelle elle est en mesure de tenir ce rôle privilégié.
Dans un premier moment, j'examinerai ces changements survenus dans le monde copte orthodoxe depuis l'avènement de Chenouda sur le Siège de Saint Marc et présenterai les enjeux politiques de la succession ainsi que les modalités du choix du futur patriarche. Dans un second moment, j'évoquerai les rivalités internes au clergé copte orthodoxe, lesquelles ont commencé à apparaître dans les médias égyptiens, dans l'ombre de l'autre succession, parfois corrélées à elle.
1. Enjeux et modalités de la succession
La métamorphose de l'institution cléricale et la construction du pouvoir chénoudien
Une brève incursion dans les vestiges des siècles passés s'impose pour évaluer le travail accompli par les élites et le clergé coptes, souvent porteurs de projets concurrents, afin de restaurer le prestige et la vitalité de leur église. En effet, entre les conquêtes arabes au VIIe siècle et le XIXe siècle, l'histoire de l'Eglise copte est celle d'un long déclin culturel et institutionnel. La construction de l'Etat moderne et l'émergence d'un nationalisme égyptien, d'une part, l'arrivée et l'activité de rivaux, les missionnaires catholiques et protestants, d'autre part, stimulèrent la curiosité des élites coptes pour leur histoire et leur volonté de prendre part à la vie communautaire et nationale. Ils favorisèrent également l'éveil d'une hiérarchie cléricale moribonde. Entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, les laïcs, puis les clercs, œuvrèrent au renouvellement et à la diffusion des enseignements de leur église, ainsi qu'à l'amélioration de la formation du clergé et des fidèles, avec l'aide et sous l'influence des églises protestantes rivales.
L'actuel patriarche a contribué au mouvement du Renouveau de l'Eglise copte orthodoxe initié par Habîb Girgis, fondateur des écoles du dimanche, au début du XXe siècle. Sa grande œuvre, cependant, réside principalement dans la reconfiguration administrative de l'Eglise, à la faveur de laquelle celle-ci a connu une expansion sans précédent, tant dans la Vallée du Nil qu'en deçà des frontières égyptiennes. Le nombre d'évêques et d'éparchies a doublé entre 1971 et 2001, celui des moines a été multiplié par six. Chenouda a fondé des diocèses dans les pays d'émigration des chrétiens égyptiens, de l'Australie au Canada et de l'Europe au Mexique, et poursuivi, bon an mal an, l'effort d'intégration de l'Eglise copte dans les réseaux d'églises transnationaux entrepris par son prédécesseur, Kirillus VI.
La transformation de l'Eglise copte en une organisation de stature internationale a radicalement modifié la nature de la fonction patriarcale. Celle-ci a toujours été une fonction politique et religieuse (et l'un des obstacles à la sécularisation des institutions égyptiennes réside précisément dans l'existence de lois de statut personnel fondées sur la religion de l'individu, et dans la rivalité entre l'Eglise et l'Etat pour la détermination des modalités de leur application). Si, de chef religieux, Chenouda est devenu un chef politique, comme le constatent maints observateurs de la scène égyptienne, cela n'est pas simplement du fait qu'il exprime ses positions politiques, mais en raison de cette situation nouvelle de l'Eglise copte orthodoxe. Le développement de l'Eglise à l'échelle internationale pendant son règne fut tel que le régime ne dépend plus de l'Eglise copte uniquement pour consolider sa position en Afrique chrétienne. L'influence de l'Eglise copte s'étend actuellement jusque dans les coulisses des Etats les plus puissants de la planète et en premier lieu dans celles du Congrès américain. Il importe par conséquent au régime que le nouveau patriarche fasse également montre de conciliation avec lui. Quand même ce serait le cas, ce qui est probable, saura-t-il discipliner ses ouailles, et en particulier les activistes émigrés, quand Chenouda lui-même éprouve parfois quelque difficulté à le faire et quand ses consignes de vote en faveur du parti régnant ne sont vraisemblablement pas massivement suivies par les fidèles? Saura-t-il déployer les mêmes talents d'équilibriste pour concilier les vœux des «coptes de l'intérieur» et les revendications diverses d'une diaspora militante et divisée?
Ce processus d'expansion hors des frontières égyptiennes a servi le projet chenoudien à deux égards. D'une part, la visibilité du patriarche sur la scène religieuse et politique internationale a accru son prestige aux yeux des fidèles. D'autre part, les financements de la diaspora ont largement contribué à la prospérité actuelle de l'Eglise mère. La métamorphose de l'Eglise copte sur le sol égyptien fut en effet spectaculaire.
Remarquable administrateur et fin politique, Chenouda a veillé non seulement au développement du nombre de monastères et d'éparchies, mais à la centralisation administrative de l'Eglise de telle sorte qu'il supervise et contrôle tout : depuis l'administration des biens de l'Eglise jusqu'aux tribunaux cléricaux, depuis la composition des Conseils communautaires jusqu'aux décisions du Conseil clérical en matière de statut personnel, depuis l'inauguration des nouvelles Eglises à l'étranger jusqu'aux sermons et leçons donnés chaque semaine au Caire et à Alexandrie, depuis la participation au Conseil œcuménique des Eglises jusqu'aux interventions sur la scène politique nationale... En outre, il a intégré à l'espace ecclésial un nombre croissant d'activités et d'individus : enseignements, activités culturelles, services sociaux... En d'autres termes, la presque totalité des sphères d'activité des fidèles fut incorporée aux logiques signifiantes et normatives d'un espace ecclésial devenu le principal voire l'unique producteur de sens et de valeurs dans un environnement national perçu, souvent à juste titre, comme hostile. Chenouda III parvint de la sorte à modeler un espace communautaire dans lequel les coptes sont socialisés dès leur plus jeune âge suivant les valeurs religieuses et dans le respect d'une spécificité culturelle copte «réinventée». Enfin, fort de ce pouvoir absolu et de la propension des instances gouvernementales à considérer le patriarche comme le représentant et le porte-parole de la "communauté" copte (l'habitude fut prise dès l'époque nassérienne), Chenouda devint, de facto, le représentant politique des coptes orthodoxes, contribuant de la sorte à leur marginalisation sur la scène politique nationale.
Cependant, ce développement de l'Eglise copte n'a pas été accompagné par l'institutionnalisation indispensable à une organisation d'une telle envergure. En effet, peu de règles claires définissent les rapports entre les nouveaux organes administratifs de l'Eglise et leur mode de fonctionnement, les modalités de nomination et de révocation d'une grande partie du clergé et du personnel actif dans l'Eglise. Quand elles existent, elles semblent avoir été oubliées. Tout demeure sous la supervision d'un seul homme dont la volonté fait loi, ce qui attisa les rivalités internes, favorisa la corruption de la hiérarchie cléricale et alimenta l'inquiétude d'un petit clergé dont le statut est mal défini et le sort entre les mains du patriarche. Quelles que soient les critiques que les uns et les autres adressent au style et à la politique chénoudiennes, tous s'accordent pour reconnaître qu'il a été un dirigeant historique ayant mené mené de front et jusqu'au bout les affaires de l'Eglise et qu'il n'existe pas de personnage de cette envergure dans la génération suivante. Du moins pas pour l'instant. La fonction, peut-être, révélera les talents. En outre, bien qu'il soit autorisé à le faire, Chenouda n'a pas nommé de suppléant qui le remplacerait pendant la durée du choix de son successeur. Sa disparition aura pour conséquence une nécessaire division des tâches et une réorganisation de l'Eglise, pour le meilleur ou pour le pire. L'absence d'institutionnalisation de l'organisation cléricale a une autre conséquence: la continuité du bon fonctionnement de l'organisation cléricale n'est pas assurée en cas de vacance du pouvoir, et en particulier en période de succession.
Les modalités d'élection du patriarche de l'Eglise copte orthodoxe
Le règlement actuellement en vigueur, promulgué en 1957, fixe les conditions d'éligibilité des candidats, les modalités de constitution du collège électoral puis des étapes du processus électoral et du tirage au sort final. Toutefois, plusieurs objections ont été formulées à l'encontre de ce règlement, tant au sujet du premier point que du second. En outre, le fait qu'il existe un tel règlement n'implique pas qu'il sera suivi lors des prochaines élections. Il ne l'avait été lors des deux précédentes qu'après de longues discussions (avant l'élection de Kirillus VI) et moyennant quelques entorses (dans les deux cas).
Les conditions de candidature au trône patriarcal sont les suivantes: il faut être un moine, âgé de quarante ans au moins, et avoir servi au minimum quinze ans dans un monastère. Après débats, le Saint Synode a admis que les évêques diocésains ne pouvaient être candidats puisqu'ils avaient été consacrés à vie, mais certains souhaitent que la clause restreignant aux moines la possibilité de se présenter soit levée. Plusieurs acteurs du courant des «laïcs», actifs depuis la fin des années 1980, critiques de la politique chénoudienne, promoteurs de projets de réforme de l'Eglise, soutiennent l'idée d'une élection du patriarche par l'ensemble des coptes. Idée qui, d'après d'autres protagonistes de la scène copte, révèle une profonde mécompréhension du sens de la fonction patriarcale.
Le Saint Synode et le Conseil communautaire doivent se réunir dans un délai de sept jours après que le siège patriarcal soit devenu vacant afin de choisir un caïmacan ("faisant fonction", mot dérivé du turc qui l'emprunta à l'arabe: qâ'im, participe présent de "se tenir", et maqâm, "lieu"), dont la nomination sera entérinée par un décret présidentiel et qui se chargera de la gestion des affaires de l'Eglise jusqu'au sacrement du nouveau patriarche.
La seconde étape consiste dans la formation du comité qui établit la liste des candidats. Ce comité, présidé par le caïmacan, comprend dix-huit membres élus par le Saint Synode, pour moitié des évêques et des archevêques, pour moitié des membres du Conseil général de la communauté, et doit être formé au plus tard un mois après la vacance du siège patriarcal (sauf ajournement dans le cas où le quorum des deux tiers de chacun des deux éléments composant le comité n'est pas atteint).
Lors d'une troisième étape, les candidatures, déposées dans les deux mois suivant la vacance du siège patriarcal, sont examinées par ce comité quinze jours après expiration du délai de leur présentation. Le comité dresse la liste des candidatures jugées recevables, la rend publique et la soumet de la sorte aux réclamations éventuelles de tout électeur. Il élabore ensuite et publie la liste définitive des candidats (cinq à sept).
Dans un quatrième temps, un comité de trois membres du clergé et deux membres du Conseil communautaire, choisis par le caïmacan, enregistre les noms des quelques centaines de personnes qui formeront le collège électoral. Les électeurs doivent satisfaire à plusieurs exigences relatives à leur âge (35 ans au moment de la vacance du siège patriarcal), leurs revenus et/ou leur profession, leur moralité, leur niveau d'étude, et sont répertoriés en 8 catégories (3 pour les membres du clergé, 5 pour les laïcs). Ce collège sélectionne ensuite par voie élective trois noms parmi ceux dont la candidature avait été retenue.
Enfin, sixième et dernière étape, ces trois noms sont soumis à un tirage au sort. Un jeune enfant dont la main, présumée innocente, transmet, en quelque sorte, la volonté divine, saisit l'un des papiers portant, chacun, le nom de l'un des candidats. La tradition de l'Eglise veut qu'un bulletin blanc soit ajouté aux trois autres. Si le tirage au sort portait sur ce bulletin blanc, cela serait interprété comme l'expression divine du refus des trois candidats sélectionnés par les électeurs et le tirage au sort devrait, dans cas, être effectué à nouveau entre les noms des trois candidats suivants.
L'issue du processus de sélection demeure par conséquent incontrôlable. Par contre, chacune des étapes précédant le tirage au sort est le théâtre de luttes, de négociations, voire de contournements du règlement, entre différents groupes pour placer les hommes de leur choix au nombre des candidats et des membres du collège électoral (cf. Usâma Salâma, Masîr al-Aqbât fî Misr / Le destin des coptes en Egypte, Dâr al-Khayyâl, Le Caire, 1998, sur la constitution du collège électoral et la sélection des candidatures lors de l'élection des deux derniers patriarches, Kirillus VI et Chenouda III; cf. Kamâl Zâkhir, Al-'ilmâniyûn wa al-kanîssa. Sirâ'ât wa tahâlufât / Les laïcs et l'Eglise. Antagonismes et alliances, Le Caire, 2009 pour une critique du règlement de 1957 et des projets de nouveaux règlements).
En général, l'Etat n'intervient directement et officiellement que pour entériner le résultat du processus électoral par un décret présidentiel. Les instances gouvernementales ont cependant fréquemment été amenées, à la demande des coptes eux-mêmes, à s'ingérer dans le choix du patriarche lorsque les différends intercléricaux s'avéraient insolubles. Les acteurs gouvernementaux, par contre, jouent un rôle dans le processus de sélection, ne serait-ce que par l'intermédiaire des élites coptes membres du PND (Parti national démocrate, le parti au pouvoir). Lors des prochaines élections, le collège électoral sera influencé principalement par deux groupes : celui des hommes d'affaires coptes et celui des professions libérales appartenant aux classes moyennes et supérieures. Deux groupes dont l'écrasante majorité a une vision des réformes politiques en phase avec celle du Comité des politiques du PND, soit par crainte des Frères, soit par intérêt économique.
Clercs, laïcs et certains membres du PND ont commencé à se préparer. Soit qu'ils demeurent dans une attente vigilante, mais inactive, soucieux d'assurer leurs arrières sans prendre de risques, dans le doute quant à ce qui pourrait advenir. Soit qu'ils avancent leurs pions pour entrer dans la lutte et influer sur le cours des évènements. Plusieurs noms de candidats sont fréquemment cités: les Anba Bishûy, Mûsâ, Yu'annis, Makarius, Serapion... et les rivalités entre les membres du haut clergé transparaissent à présent en dehors de l'enceinte communautaire.
2. La lutte pour la succession dans les médias égyptiens
Maximos, ou l'échec d'une succession ante mortem
Le phénomène le plus visible aura d'abord été le cas Maximos. Max Michel réussit, à force de tentatives infructueuses, à faire une entrée remarquée sur la scène médiatique égyptienne, à défaut de mettre en danger l'unité de l'Eglise mère. Au mois de juillet 2006, Max Michel s'autoproclama patriarche de l'Eglise copte orthodoxe de Saint Ithnâthiûs sur le Muqattam (colline située dans la partie Est du Caire, au-delà des cimetières). Il se para des emblèmes patriarcaux identiques à ceux de Chenouda et prit, en même temps que le titre de patriarche, le nom de Maximos 1er. Il tabla sur son interprétation plus permissive des textes bibliques en matière de divorce pour attirer des fidèles et sur sa volonté affichée de revaloriser l'héritage patristique copte pour exciter momentanément la curiosité de quelques intellectuels coptes.
Pétri de rancune à l'égard de l'actuel patriarche et de l'Eglise orthodoxe dont le clergé avait dédaigné ses thèses, il ne tarit pas de critiques à l'égard du patriarche, l'accusant, sans grande originalité, d'être responsable de la recrudescence de la fitna ta'îfiyya ("dissension confessionnelle", expression employée dans les débats égyptiens depuis les années 1970 pour désigner tous épisodes de violences impliquant une confrontation entre coptes et musulmans). Max Michel cherchait par tous les moyens depuis plusieurs décennies à revenir en vainqueur. Après avoir vainement tenté de soudoyer Samuel Habîb (précédent président des Eglises protestantes égyptiennes), entre autres, afin qu'il lui délivre le document qui lui aurait permis de fonder une Eglise protestante (entretien avec Rafîq Habîb, fils de Samuel Habîb), il finit par décrocher un titre dans une Eglise américaine que ne reconnaît aucune des Eglises orthodoxes.
Il aurait, d'après plusieurs observateurs (entretiens avec Hânî Labîb qui a suivi le dossier avec minutie et avec Nabîl 'Abd al-Fattâh), certainement bénéficié de quelque soutien dans les services de la Sûreté de l'Etat pour obtenir des documents d'identité stipulant, à tort, qu'il était titulaire du titre d'«Anba», ou de leur ignorance des détails de la nomenclature cléricale, d'après d'autres observateurs. Soutien qui lui aurait été accordé en vue de "taquiner" le patriarche après les affaires Wafa' Qustantîn en 2004 (les coptes s'étaient alors mobilisés pour exiger des autorités égyptiennes qu'elles livrent à l'Eglise la femme d'un prêtre qui s'était convertie à l'islam) et les émeutes d'Alexandrie en 2005 (elles furent provoquées par la diffusion d'un CD sur lequel était enregistrée une pièce de théâtre, produite par une église d'Alexandrie, dans laquelle les protagonistes musulmans étaient tous dépeints comme des adeptes de l'action violente). La première option semble d'autant plus vraisemblable que des membres du Comité des politiques du PND avaient assisté à la cérémonie d'inauguration de son église. L'Eglise mère lui intenta un procès qu'elle gagna et il dut fermer son église.
Kirillus, Fu'ad et le front des évêques du Sa'îd
Plus révélatrice des lignes de fractures qui polarisent l'Eglise copte, une manifestation à la cathédrale de 'Abbasiya rassembla, en 2006, plusieurs centaines de coptes qui avaient fait le voyage depuis la lointaine province de Suhâj pour protester contre une décision du Saint Synode en vertu de laquelle l'évêque de leur diocèse de Nij' Hammâdî, l'Anba Kirillus, était démis de ses fonctions. Les prêtres ou, depuis peu, les jeunes, organisaient en général des manifestations en cas d'agression de la part d'individus n'appartenant pas à la communauté. Cette fois-ci, et pour la première fois, des membres du clergé menèrent une action collective publique et médiatisée pour marquer leur refus d'un verdict patriarcal ou ayant, au moins, l'assentiment patriarcal. Certes, la contestation fut dirigée au premier chef contre l'Anba Bishûy, Evêque du diocèse de Damiette et de Kafr al-Shaykh et secrétaire du Saint Synode, homme le plus puissant de l'Eglise après le patriarche, et les manifestants demandaient à Chenouda d'être juste quand Bishûy ne l'avait pas été. Certains, sans doute, visaient à lui ouvrir les yeux sur les agissements de son secrétaire, supposant, à tort ou raison, qu'il ne les voyait pas. Mais le verdict avait été entériné par le patriarche et son intransigeance fit, au cours de cette action de protestation, l'objet de critiques sévères.
Cette action inédite signale que le prestige dont jouit le patriarche (indépendamment du fait que sa popularité ait terriblement diminué au cours des dernières années) est distinct de l'attachement porté aux membres du clergé local, voire que l'autorité de ces derniers peut avoir priorité sur celle du patriarche [1]. Cette action exprima l'opposition d'un groupe d'évêques de Haute Egypte à l'égard de l'Anba Bishûy, envers lesquels ce dernier s'était fréquemment montré injuste. Enfin, elle constitua l'un des premiers signes médiatisés du fait que les clercs prenaient leurs marques en vue de la succession au Siège de Saint Marc. Fait rarissime, Chenouda revint sur le verdict [2] et renvoya la décision devant le Saint Synode, qui trancha finalement en faveur de Kirillus, malgré l'acharnement avec lequel Bishûy combattit l'émission d'un tel verdict. Lorsque, au mois de juillet 2007, Chenouda fut hospitalisé aux Etats-Unis, l'inquiétude des évêques de Haute Egypte à l'idée que Bishûy ne succède à Chenouda s'accrut, d'autant plus que le moine Bûlâ Fu'ad, de la province de Suhâj, avait été défroqué. Les évêques du Sud, l'Anba Wîsâ de Suhâj en tête, s'opposèrent à nouveau à cette décision du Saint Synode.
Ces événements furent à l'origine de l'initiative de créer un front des évêques du Sa'îd contre le comité des tribunaux ecclésiastiques, comprenant les Anba Bishûy et Yu'annis. Au moment de l'élection du nouveau patriarche, ce front présentera vraisemblablement un candidat. Les membres du clergé interrogés nient l'existence de dissensions au sein du Saint Synode et affirment que des individus mal intentionnés à l'égard de l'Eglise ont profité des désaccords au sujet d'une décision du tribunal pour conclure à une division du Saint Synode (al-Mâl, 13 août 2009). Pour sa part, Nabîl 'Abd al-Fattâh pense que «la création de ce front est une mesure formelle qui ne fait que confirmer la réelle division du Saint Synode en deux clans, celui de l'anba Bishûy et celui du Sa'îd (...) et par laquelle la lutte devient publique»(al-Mâl, 13 août 2009).
Les évêques de Haute Egypte ne constituent pas pour autant un groupe uni et ce front ne rassemble pas tous les évêques du Sud du pays. Les évêques gravitant autour de l'Anba Tûmâ, attaché au diocèse d'al-Qusiyya dans le gouvernorat d'Assiout, les considèrent comme corrompus et évoquent la nécessité de réformer l'Eglise. Leur point de vue n'a pas été rendu public. L'Anba Tûmâ avait polarisé l'opinion copte lorsqu'il avait nié l'arabité des coptes, dans un discours prononcé au Hudson Institute au mois de juillet 2008.
Le différend théologique majeur au sein de l'Eglise demeure celui qui sépare Chenouda de son unique rival, Matta al-Maskîn (1919-2006).
Matta al-Maskîn, rival post mortem
Lors de la première conférence organisée par le groupe des «laïcs» (actifs depuis la fin des années 1980s, ils prônent des réformes de l'Eglise copte au nombre desquelles la revalorisation du rôle des laïcs dans la gestion de l'administration cléricale), au mois de mars 2006, le théologien Georges Habîb Bibâwî fit une communication dans laquelle il analysait «les raisons de l'impasse dans laquelle se trouve le mouvement culturel religieux de l'Église copte». D'après lui, le Renouveau, dépendant de l'élan intimé par le fondateur des écoles du dimanche, n'avait pas survécu à la disparition de celui-ci. En outre, le Renouveau s'étant effectué sous l'influence des missions protestantes et de leur insistance sur les études bibliques, «les écoles du dimanche nées de ce Renouveau au temps de Habîb Girgis (1876-1951) ont bâti leur programme sur la seule étude de l'Écriture Sainte ; orientation qui s'est poursuivie sous le règne du pape Chenouda. De ce fait, la culture religieuse s'est trouvée coupée de la Liturgie et de la Patrologie! qui est non seulement demeurée ignorée, mais tout simplement inexistante.» (J. Masson, "La divinisation de l'homme: les raisons de l'opposition de Shenouda III", Proche-Orient chrétien, 2007, t. 57, n° 3-4, pp. 279-290). La nécessité de renouer avec le patrimoine copte, et en particulier la tradition alexandrine, passe par conséquent par la réhabilitation de Matta al-Maskîn et des disciples qu'il a formés, rompus à l'étude des langues anciennes et des textes des Pères de l'Eglise.
Georges Habîb Bibâwî ne se contenta pas d'exposer son point de vue sur les nécessaires réformes éducatives et théologiques de l'Eglise, et de prononcer alors le nom, honni par le patriarche, de Matta al-Maskîn. Un an après la première conférence des laïcs, il publia un article dans la revue hebdomadaire Rûz al-Yusif (16-22 février 2007, n°4195) dans lequel il accusait le patriarche de rejoindre l'hérésie de Nestorius (partisan de la doctrine des deux natures, humaine et divine, séparées du Christ) et appelait les «évêques et prêtres de son Église à rompre la communion ecclésiale avec lui, en omettant de le nommer dans les offices liturgiques.» (Masson, art. cit.). Le patriarche réagit immédiatement et émit un décret par lequel il excluait Bibâwî de l'Eglise copte orthodoxe (al-Kirâza, 23 février 2007 n°5-6).
Le différend porte sur la théologie de la divinisation de l'homme, développée par Matta al-Maskîn qui se fonde sur l'étude des premiers Pères de l'Eglise (notamment saint Athanase, puis son successeur Cyrille d'Alexandrie). Au cours des années 2003 et 2004, Chenouda avait, dans plusieurs articles parus dans le journal de l'Eglise, al-Kirâza, entrepris, sans nommer Matta al-Maskîn, de réfuter cette doctrine qui, selon le patriarche, «était l'hérésie du XXe siècle». Or, en formulant un tel jugement, «le pape fait malheureusement preuve de son ignorance non seulement de toute la Patristique des premiers siècles, mais encore plus de celle de sa propre Tradition alexandrine» (Masson 2007). Je renvoie à l'article de Masson pour un exposé de la querelle théologique. En deux mots, Bibâwî défend la théologie mystique de Matta al-Maskîn selon laquelle en s'incarnant et en s'unissant à l'humanité le Christ la transforme, la rétablit dans sa dignité première et la «divinise» [3]. Je note simplement que, suite à la première conférence des laïcs, Kamâl Zâkhir et d'autres acteurs coptes publièrent des articles sur Matta al-Maskîn dans la presse égyptienne, principalement dans la revue hebdomadaire Rûz al-Yusif et dans le quotidien du même nom.
Pour les intellectuels et les laïcs, l'enjeu de la querelle n'est pas simplement théologique. De leur propre aveu, ils ne saisissent pas davantage que l'homme de la rue les subtilités de la doctrine de la divinisation de l'homme. L'objectif de barrer l'accès au Siège patriarcal aux moines du monastère de l'Anba Maqar leur apparaît par contre en toute clarté. Matta al-Maskîn avait en effet formé une centaine de disciples, les avait initiés à l'étude des langues étrangères et des langues anciennes grâce auxquelles ils étaient capables d'accéder aux textes bibliques et aux exégèses des Pères dans leur langue originale. Il avait corrigé chez eux "les complexes des écoles du dimanche, dont les premiers et les plus importants, l'étroitesse d'esprit, le fanatisme et la déification des supérieurs" (Abûnâ al-Qumus Matta al-Miskîn, Dîr al-Qidiss Anba Maqar, supplément exceptionnel à la revue Morcos, 2006, p. 53). Il ouvrit dans les années 1950 un centre à Héliopolis consacré à l'étude du patrimoine copte original qui devint le «Centre d'études patrologiques», fondé par le diacre Noshi al-Chahîd, disciple de Matta al-Maskîn. Enregistré auprès du ministère de la Solidarité Sociale sous le statut d'organisation non gouvernementale afin de préserver son indépendance vis-à-vis du séminaire théologique patriarcal, ce centre accueille des spécialistes, clercs et laïcs, et publie des traductions.
Yu'annis, et la lutte par voies célestes
La compétition pour la succession au trône patriarcal gagna en visibilité à partir de l'été 2009 grâce... à des interventions célestes. Au mois d'août des rumeurs circulèrent, et une note manuscrite rédigée de la main de l'Anba Yu'annis, selon lesquelles la Vierge serait apparue à la mère de l'Anba Yu'annis pendant son sommeil, ou à l'Anba Yu'annis lui-même ainsi qu'à des moines du monastère de Saint Paul près de la mer Rouge. La Vierge aurait annoncé que Yu'annis accéderait au Siège patriarcal et prédit que Chenouda décéderait à la fin du jeûne de la Vierge. L'incident n'a apparemment pas assombri les relations entre le patriarche et son secrétaire qui, après discussion, inaugurèrent ensemble un nouveau théâtre affilié à l'Eglise à Alexandrie (al-Shurûq 24 août 2009; al-Syiâsa 3 janvier 2010) afin de démentir les allégations selon lesquelles Yu'annis serait entré en disgrâce et démis de ses fonctions.
Les chaînes satellitaires chrétiennes prirent le relai des fantasmes d'apparitions mariales pour porter au jour les luttes que se vouent les évêques proches du patriarche. Ainsi, par exemple, la chaîne Aghâbî, dirigée par l'Anbâ Butrus, évêque général et l'un des secrétaires du patriarche, et supervisée par l'Anbâ Mûsâ, rivalise-t-elle avec la chaîne CTV, fondée par l'homme d'affaires copte Tharwât Basîlî, membre du Comité des politiques du PND, membre du Conseil communautaire et membre nominé à l'Assemblée consultative, qui soutient Yu'annis (il semblerait que Tharwât Basîlî ait récemment adopté une attitude plus réservée). Or, au cours des derniers mois, la chaîne CTV a réussi à attirer plusieurs programmes auparavant diffusés par Aghâbî, tels les prêches hebdomadaires du patriarche et les messes auxquelles il assiste. Faut-il en déduire que le patriarche lui-même encouragerait la candidature de l'Anba Yu'annis et l'aiderait à accroître sa popularité, voire que tel serait l'objectif principal de la nouvelle chaîne télévisée copte? Yu'annis fait figure de favori du patriarche, ainsi qu'en témoigne son ascension rapide dans la hiérarchie cléricale. Cela signifie-t-il qu'il est également celui du régime? Sans doute constituerait-il, aux yeux du PND, un meilleur candidat que l'Anba Bishûy, rigoriste, qui a été l'exécuteur de trop de basses œuvres et qui a trop d'ennemis.
Originaire de Mallâwî, située dans le gouvernorat de Minîya, Yu'annis est entré en 1986 au monastère de Saint Paul, après avoir poursuivi des études à l'université de médecine d'Assiout. Secrétaire du patriarche depuis 1990, il fût consacré évêque général en 1993 et s'acquitta de différentes tâches. Il supervise l'Evêché des services publics et sociaux et représente l'Eglise copte au comité central du Conseil œcuménique des Eglises. Il a souvent été chargé par le patriarche de servir d'intermédiaire auprès de la jeunesse copte, notamment en cas d'action de protestation, et de mener les négociations avec différents organes gouvernementaux. L'Anba Yu'annis est connu pour les relations très étroites qu'il entretient avec les agents de la Sûreté de l'Etat, qu'il informe régulièrement des événements qui se produisent au sein de l'Eglise. Plusieurs éléments, cependant, jouent contre lui : son âge, ainsi que le faisait remarquer très justement Adel Guindy (conversation avec Adil Guindy, août 2010). L'Anba Yu'annis est jeune. Ses intentions demeurent obscures.
En l'absence du «candidat idéal», les acteurs gouvernementaux et les élites coptes pourraient préférer un personnage de transition. Dans cette perspective, la figure de l'Anba Mûsâ s'impose et le quotidien pro gouvernemental al-Ahram a, le 4 août 2010, publié un éloge du «nationalisme» de l'Anba Mûsâ, ce qui signifie, sous la plume de l'auteur de l'article et pour l'opinion égyptienne, son attitude conciliante à l'égard des musulmans et son refus de jouer la carte «communautariste». Diplômé de l'université de médecine d'Assiout, l'Anba Mûsâ a été choisi par Chenouda en 1980 pour diriger le nouvel Evêché de la jeunesse dans lequel il a accompli un travail remarquable. Personnalité amène et estimée de tous, l'Anba Mûsâ entretient d'excellents rapports avec les autres Eglises égyptiennes.
Le danger immédiat auquel l'Eglise copte sera confrontée à la mort de Chenouda résidera dans l'exacerbation des rivalités internes. Ce moment venu, les acteurs gouvernementaux, les élites et le clergé coptes devraient, dans l'intérêt de l'Eglise, mener à bien sans délai la procédure d'élection du successeur du patriarche défunt. Or précisément, de telles rivalités et les désaccords au sujet du règlement de 1957, entre autres sujets de discorde, pourraient conduire à des reports des diverses étapes de cette procédure.
Dans un second temps et à plus long terme, s'imposera la nécessité de réorganiser l'institution cléricale et de redistribuer les tâches. Voire de la réformer.
Laure Guirguis
Notes
[1] Une telle préséance serait-elle caractéristique de la Haute Egypte, où les balâdiyyât, les liens ou réseaux locaux, dit-on, pèsent davantage qu'en d'autres régions égyptiennes dans les rapports de force et dans la détermination de la hiérarchie des allégeances? Je ne le pense pas. Dans l'affaire Wafa' Qustantîn, les jeunes de Basse Egypte suivirent leur évêque, Bakhûmius, et il est probable qu'ils l'auraient suivi même si Chenouda n'avait pas conforté leur position en entrant en confrontation avec les autorités égyptiennes. Plus loin, les jeunes manifestants ne scandaient pas uniquement des slogans hostiles aux instances gouvernementales, ils s'attaquaient également au sommet de la hiérarchie cléricale, incapable d'après eux de les défendre contre les agressions diverses et trop conciliante avec le régime.
[2] L'une des critiques adressées au patriarche est son entêtement: même quand les faits finissent par prouver qu'il a eu tort de prendre telle ou telle décision, il ne revient pas sur celle-ci. Entêtement ou, plus vraisemblablement, ferme conviction que son statut fait de lui un être infaillible, et quand bien même il se serait trompé il ne pourrait pas le dire publiquement ni agir comme s'il faisait aveu de son erreur.
[3] Matta al-Maskîn: Al-'arîs (l'Epoux), Al-Anthâra (La Pentecôte), Bûlus al-Rasûl (l'apôtre Paul), Al-Kanîsa al-Khalîda (l'Église éternelle), et Al-tajassud al-Ilâhî l'Incarnation divine).
Laure Guirguis est doctorante chercheur, Etudes politiques, Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris.