En juillet 2009, en France, à l'Assemblée Nationale, une Mission d'information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national fut créée sous la présidence du député André Guérin. Elle auditionna 200 personnes (universitaires, société civile, associatifs...) pour aboutir le 26 janvier 2010 à un rapport qui préconise une loi interdisant cette pratique dans l'espace public [1]. Le Conseil d'Etat s'est quant à lui prononcé contre une telle interdiction, tout en prenant en considération la nécessité d'avoir le visage découvert dans certaines circonstances, pour des raisons de sécurité. Finalement, après l'Assemblée nationale au mois de juillet, le Sénat a définitivement adopté le 14 septembre la loi interdisant «la dissimulation du visage dans l'espace public».
Le travail de la commission a mis au premier plan politico-médiatique une branche de l'islam rigoriste, généralement désignée par le vocable «salafisme». A en juger par les contributions des personnes auditionnées, les contours de cette mouvance protéiforme ne sont pas distinctement cernés [2].
Or, quelques mois après l'ouverture de cette mission parlementaire est paru en anglais un ouvrage qui représente la première tentative académique collective pour définir cette mouvance dans la pluralité théologique, juridique et politique de ses expressions transnationales. Global Salafism. Islam's New Religious Movement est une contribution ambitieuse dans le champ de l'islamologie en particulier et de l'anthropologie des religions globalisées en général, tirée d'une conférence qui s'est déroulée du 28 au 30 septembre 2007 à l'Université Radboud de Nijmegen (Pays-Bas) sous l'égide du regretté International Institute for the Study of Islam in the Modern World de Leyde, qui a fermé ses portes en 2008 après avoir fourni une somme irremplaçable de travaux pendant ses dix ans d'intense activité. Signe du caractère brûlant de la thématique, un florilège de représentants des services de renseignement européens (particulièrement norvégiens, hollandais et allemands) avaient fait le déplacement en ces confins orientaux du pays batave.
Dirigé par Roel Meijer, arabisant et professeur émérite d'histoire du Moyen-Orient à l'Université de Nijmegen, l'ouvrage se divise en cinq parties thématiques. La première, intitulée Salafist Doctrine, s'ouvre avec un article de Bernard Haykel de l'Université de Princeton. Elle constitue, avec l'introduction de Roel Meijer (pp. 1 à 32), une ressource indispensable pour comprendre la posture fondamentaliste dans l'Islam contemporain. Intitulé On the Nature of Salafi Thought and Action (pp. 33-57), Haykel pose d'abord les topoï communément admis dans le sunnisme classique comme par les chercheurs qui observent ses trajectoires et ses convulsions postmodernes. Il indique ainsi que le terme «Salafi est prestigieux parmi les musulmans, parce qu'il se réfère à la première et consécutivement authentique version de l'Islam - celui des 'pieux ancêtres' - généralement compris comme étant les trois premières générations de musulmans.» (p. 33, notre traduction, et ci-après) et canonisées par un hadith (du recueil de Boukhari) dans lequel le Prophète de la religion musulmane les désignerait comme «les meilleurs de (sa) communauté». En conséquence, ceux qui se réclament de cette voie s'inscriraient symboliquement et mimétiquement dans la lignée de ces «pieux prédécesseurs». Haykel relève une autre caractéristique: celle qui consiste à s'appuyer, chez les salafistes, sur un autre hadith qui indique qu'un seul «groupe» (firqat) de tous ceux qui composent la oumma sera sauvé dans l'au-delà, œuvrant ainsi à s'arroger toute la sotériologie islamique. Appropriation du salut que l'on peut retrouver dans certaines branches du judaïsme ou du protestantisme, plus précisément dans certaines sectes qui en dérivent peu ou prou. Le discours sotériologique comminatoire n'est pas le seul monopole des fondamentalistes chrétiens américains.
Mais en bon philologue arabisant cherchant à historiciser l'usage des termes qui labellisent les groupes religieux, Haykel se demande pourquoi «le terme salafi, qui à la fin du dix-neuvième siècle désignait les réformistes modernistes et rationalistes, en est venu à être identifié aux wahhabites pour qui l'argutie religieuse basée sur la raison ('aqli) est condamnée.». Comme beaucoup d'autres contributeurs de ce volume, Haykel montre que, jusqu'à présent, la dimension politique de l'engagement salafi a été surestimée au détriment des aspects «idéels», «théologiques» et «juridiques» (dans le sens du droit musulman) qui se trouvent aux soubassements de leurs conduites.
A cette mise au point d'Haykel, précédée par celle de Meijer, se serait parfaitement articulée l'autre enquête terminologique approfondie de Thomas Hegghammer intitulée Jihadi-Salafis or Revolutionaries? On Religion and Politics in the Study of Militant Islamism (pp. 244 à 266) que l'on retrouve plus loin dans le volume. L'équipe éditoriale a en effet choisi de le placer dans la troisième partie consacrée au salafisme-djihadiste (Jihadi-Salafism, pp. 244-300), sur laquelle nous reviendrons. L'article de Hegghammer, qui a participé à l'aventure d'Al-Qaida dans le texte, sous la direction de Kepel et Milelli (2005), analyse minutieusement les zones de correspondances et les ruptures entre «jihadisme», «takfirisme» [3], et «salafisme». Au terme de son étude, l'on peut dire qu'il a réussi à offrir une grille de lecture de l' «islamisme activiste» (p. 257) plus élaborée. Se dégagent selon lui de cet «islamisme activiste» cinq catégories: les mouvements islamistes activistes State-oriented, les Nation-oriented, les Umma-oriented, les Morality-oriented et les Sectarian. Chacune de ces catégories peut prendre des formes violentes et non-violentes, que Hegghammer ne manque pas d'exemplifier. Il résume les « raisons majeures pour lesquelles les islamistes agissent», en cinq catégories (p. 258).
L'islamisme State-oriented se caractérise par un désir de modifier l'ordre social et politique. L'islamisme Nation-oriented se définit par un désir d'établir la souveraineté sur un territoire spécifique qui est perçu comme étant occupé ou dominé par des non-musulmans. L'islamisme Umma-oriented se distingue par un souci de protéger la Nation musulmane conçue comme un tout, de toute menace (non-musulmane) extérieure. L'islamisme Morality-oriented se caractérise par le désir d'infléchir les comportements musulmans dans une direction plus conservatrice et littéraliste. L'islamisme «sectaire» se manifeste par le désir de réduire l'influence et le pouvoir des mouvements concurrents (chiites ou sunnites) (p. 258).
La première partie se poursuit en toute logique au cœur de la production de l'idéologie salafiste: l'Arabie Saoudite (pp 58 à 80). Stéphane Lacroix, jeune arabisant qui occupe un poste d'enseignant-chercheur à la chaire Moyen-Orient Méditerranée de Sciences-Po Paris, nous présente la contribution de Nasir al-Din al-Albani à la pensée salafiste contemporaine. Après un tableau des origines du wahhabisme, Lacroix explique comment cet albanais, fils de 'alim, né en 1914 est devenu l'un des muhadith les plus prestigieux d'Arabie Saoudite. Prestigieux, donc controversé, jusqu'à en agacer l'establishment religieux saoudiens, quoique «son crédo ('aqida) fût irréprochablement wahhabi» (p. 66) . Stéphane Lacroix ajoute qu'en «diverses occasions, les fatwas édictées par al-Albani outragèrent l'institution religieuse» (saoudienne). Comble des provocations, il affirma dans son ouvrage sur le hijab qu'il n'était pas fait obligation aux femmes de se couvrir le visage, ce qui contrevenait directement à la pratique du niqab, imposée au royaume saoudien. Où l'on voit que le traditionnalisme n'est pas un bloc monomorphe où toutes les opinions convergent et répond aussi à des enjeux de maintien du pouvoir, assis sur des fondements hanbalite, qu'Al Albani a fait légèrement trembler de l'intérieur. On entrevoit également en quoi il est délicat d'attribuer le qualificatif d' «orthodoxe» aux wahhabis, puisqu'eux aussi s'offrent des libertés d'interprétations avec le Texte Sacré, comme en témoigne la canonisation de la pratique du niqab, qui fait tant parler aujourd'hui en Europe. Pour en revenir plus directement à al-Albani, le soutien prudent d'Ibn Baz (lui-même membre de cet establishment, on voit que les choses sont compliquées...) ne lui suffit pas pour revenir en grâce.
Lacroix se concentre ensuite sur un mouvement islamiste saoudien d'abord concurrent du wahhabisme, les «neo-Ahl al-Hadith», qui en sont progressivement venus à se réclamer de lui. Autre glissement infime qu'il est nécessaire de saisir pour ne pas s'embrouiller dans la nébuleuse salafiste. L'intérêt de son article est de montrer comment - fût-ce dans l'antre même du wahhabisme - ce courant n'échappe pas à des repositionnements stratégiques et des dissensions induites non seulement par des disputes d'ordre théologico-canonique, mais aussi par des visées politiques (deux ordres entre lesquels ce volume tout entier opère des va-et-vient). Ce genre d'étude déconstructiviste contribue à nous défaire de l'idée que l'Arabie Saoudite est le royaume de l'application des idées pures de l'Islam. Au cas où l'on aurait oublié par ailleurs que la wahhabiya, d'ovni flottant à la périphérie du sunnisme, en est venue quasiment à se confondre avec l'orthodoxie (supposée, donc, comme nous l'avons vu plus haut) de celui-ci, à la faveur de contingences politique interne (l'alliance des la famille Séoud avec Abd el Wahhab, puis géologique (le pétrole) et enfin géopolitique (le rôle des Etats-Unis).
L'article suivant (pp. 81-106) enfonce en quelque sorte le clou de cette «relativisation de l'universel» que s'arroge le salafisme: il présente «La transformation d'un concept radical», qui, par l'investissement d'un religieux salafiste (Abu Muhammad al-Maqdissi), est passé du statut d'hétérodoxe à celui de pilier de l'engagement du sunnisme orthodoxe (ou de ce qui se présente comme tel). Joas Wagemakers, un des plus grands espoirs de l'islamologie européenne, procède à une étude minutieuse du principe d'al wala wa-l-bara' («la loyauté et le désaveu»), depuis son émergence tribale anté-islamique (pp 82-83), jusqu'à la torsion sémantique que lui imprime l'idéologie djihadiste (pp. 91 à 101), en passant par son émergence dans le fracas de la géopolitique ancienne de l'islam sous la secte kharijite (pp. 83 à 85). Ce principe prétend condamner tout type non seulement d' «alliance», mais aussi d'amitiés ou de proximité entre musulmans et non-musulmans, et entre «bon musulmans» et «mauvais musulmans»... Cette enquête philologique et historiographique est non seulement passionnante mais de surcroit salutaire, car, quoiqu'elle fasse montre d'une impeccable neutralité axiologique, elle déconstruit à son tour (et de manière peut-être plus profonde que la contribution précédente) le discours religieux qui se présente comme pur et authentique (ou, quand il est encombré d'une moins grande prétention, comme «plus pur» et «plus authentique» que tel autre). De sorte que ce qui était anciennement considéré comme bid'a (innovation blâmable) devient une «base» de la pensée salafiste-djihadiste contemporaine (cf le sous-chapitre From Bid'a to basis: Sunni views of al-Wala' wa-l-Bara', pp. 85 à 90). On s'aperçoit que ce discours, comme d'autres, est en fait l'objet de contingences, de distorsions qui répondent à un besoin plus immédiat et prosaïque que spirituel au sens strict.
C'est ensuite vers un stade un peu plus appliqué de l'idéologie salafiste (ou plus précisément salafiste-djihadiste) que nous sommes entrainé avec une contribution de Guido Steinberg sur les «racines intellectuelles de l'anti-chiisme» chez les salafistes-djihadistes (pp 107-125). Ce premier chapitre sur la «doctrine salafiste» se clôture par un article de la spécialiste française du Pakistan, Mariam Abou Zahab (pp. 126-142) qui nous plonge dans la généalogie du mouvement Ahl-e Hadith. Il posséderait près de 500 madrassas au Pakistan (p. 132), ce qui en fait un mouvement très minoritaire dans ce pays, par rapport aux Déobandis notamment, mais très actif et qui a connu l'expansion la plus importante depuis la fin des années 1980 (+131%,), deux caractéristiques du salafisme à l'échelle transnationale.
Armé de la grille de lecture complète qu'offrent les trois premiers articles cités et des illustrations doctrinales qui les suivent ou précèdent, on peut se lancer plus aisément dans la cartographie planétaire du salafisme. Ainsi la deuxième partie, Salafism and Politics (pp. 127-220) s'ouvre sur une étude de Noah Salomon autour du phénomène salafi au Soudan. Salomon boucle une thèse sur les relations entre Soufis et Salafis au Soudan, un sujet certainement en devenir, avec celui des relations entre le salafisme et les Frères Musulmans [4], au vu de la dynamique des relations intramusulmanes mondiales. Il s'intéresse ici à «La critique salafie de l'islamisme (comprenez islamisme politique)» (pp. 143-168), c'est-à-dire la critique que certains salafis peuvent faire de l'implication d'un mouvement religieux dans le jeu politique. On est certes impressionné par l'armature de notes de bas de pages qu'il déploie, mais elles finissent par prendre le dessus sur le corps de l'article. Néanmoins, son article dense regorge d'entretiens et d'informations de première main, provenant de dignitaires salafis de son terrain (le Soudan), ce qui est assez rare pour être signalé. On y apprend que des mouvements salafistes comme Ansar al Sunna, par exemple, se posent donc en critiques de l'islamisme politique. L'islamisation de la société passe selon eux plus surement par un laborieux travail de terrain prosélyte que par une prise en main par le haut des structures de l'Etat, comme a pu le faire le NIF au Soudan (p. 148). Ainsi peuvent s'opposer les méthodes de l'islamisme «morality-oriented» ou «umma-oriented» (selon la catégorisation d'Hegghammer précitée) tel que représenté ici par le mouvement salafiste Ansar al-Sunna, aux méthodes de l'islamisme «state-oriented» ou «nation-oriented», à l'instar du NIF, ou encore des Frères Musulmans, contre lesquels les salafistes locaux (comme ailleurs) n'ont pas de mots assez durs (p. 155).
On passe de l'Afrique subsaharienne à l'aire asiatique avec l'enquête de Noorhaidi Hasan sur le mouvement salafiste en Indonésie. Déjà auteur d'une étude remarquée sur Laskar Jihad (2006), le chercheur indonésien propose pour commencer son article une solide présentation des penseurs-passeurs transnationaux du salafisme avant de déboucher sur le salafisme indonésien qui s'en inspire ou est directement influencé par eux. A partir de là, Hasan se centre plus sur les divisions intrasalafis entre Sururis et non-Sururis (p. 175). La connexion transnationale y apparaît d'emblée évidente, notamment via le salafi indonésien Ja'far 'Umar Thalib's qui se fait l'élève d'un salafi yéménite reconnu (p. 182). L'article montre avec détail comment le salafisme est propice aux multiples fragmentations, la notion de takfir étant un tuyau d'arrosage à forte pression qui échappe des mains de celui qui le tenait pour arroser tout le monde alentour, y compris lui-même. La partie se clôt avec une étude riche du directeur de l'ouvrage, Roel Meijer, qui se focalise sur l'usage de la notion nécessairement polymorphe d'al amr bi el-ma'rûf wa an-nahye 'ani al-munkar («prôner ce qui est bien et condamner ce qui est mal») telle que l'a utilisé le mouvement égyptien Jama'a al-Islamiyya (ailleurs souvent transcrite Gama'a al-Islamiyya, à ne pas confondre avec la Jama'a Islamiiya libanaise de Fayçal Mawlawi) en guise de levier d' «action sociale» (pp. 189 à 220), et une autre de Khaled Hroub sur la structuration du mouvement salafiste en Palestine, qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser spontanément, n'a pas pignon sur rue arabe (pp. 221-243). A tel point qu'il n'a pas vraiment tiré profit de la lutte acharnée entre les frères rivaux du Hamas et du Fatah.
La troisième partie, consacrée au salafisme djihadiste, forme la plus radicale du mouvement en question, s'ouvre sur la typologie d'Hegghammer que nous avons évoquée plus haut. Dans Debate within the Family, Reuven Paz passe en revue différentes opinions de «la famille» salafiste-djihadiste sur des thèmes tels que le takfir (au cœur de la prédication salafiste), l'extrémisme, les attentats-suicides et le sens de l'Apocalypse (pp. 267-280). Cette étude le mène en conclusion à prendre quelques distances avec l'usage du qualificatif salafiste-djihadiste, auquel il préfère la dénomination de takfiri-djihadiste (jihadi-takfiri, p. 280). Toujours dans le même chapitre, une figure relativement récente de doctrinaire du radicalisme nous est ensuite présentée par Brynjar Lia, en la personne d'Abu Mus'ab al-Suri (pp. 281 à 300).
La quatrième partie rentre dans le vif du caractère transnational du salafisme (déjà bien traité avec Noorhadi Hasan pour l'Indonésie) grâce aux chapitres de Madawi Al-Rasheed, Laurent Bonnefoy et Terje Ostebo qui étudient la maison mère saoudienne (The Local and the Global in Saudi Salafi-Jihadi Discourse, pp. 301 à 320), sa progéniture limitrophe (How Transnational is Salafism in Yemen?, pp. 321 à 341) de son développement dans un pays d'Afrique subsaharienne qui était assez isolé du reste du monde islamique jusqu'au début des années 80 (Growth and Fragmentation. The Salafi Movement in Bale, Ethiopia, pp. 342-363).
La cinquième et dernière partie, sur laquelle nous nous arrêterons un peu plus, s'intitule Salafism and Identity. Il aurait pu tout autant s'intituler «Salafisme en Europe», puisque ce sont trois pays européens qui occupent nos trois derniers contributeurs: la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, où ce courant a gagné du terrain ces dernières années. On commence par la France avec Mohammed Ali Adraoui, qui distingue une présence salafie plus visible qu'ailleurs dans les banlieues de Paris, Lille-Roubaix, et Lyon (p. 365). Dans sa définition de l'objet salafisme en France, Adraoui articule la position sociale des salafis en relation avec la construction de leur identité religieuse et la conception de leur rapport à la Nation qui en résulte: «Si par exemple dans leur vie passée, Paris représentait le pouvoir culturel, politique et économique de la France, dans leur nouvelle vie elle est devenue ville de kufr (impiété); les personnes et les institutions puissantes qui les rejetaient préalablement sont maintenant vues comme amorales et illégitimes, depuis leur nouveau piédestal exalté. Leur propre communauté a remplacé la désormais étrangère nation française et l'islam a supplanté un Occident antagonique. Les voisins deviennent des mécréants (kuffar) et les musulmans non-salafis sont déviants.» (p. 366). Adraoui passe ensuite en revue d'autres caractéristiques de ce salafisme européen (donc en situation de minorité de la minorité), comme par exemple leur attraction vers les pays du Golfe (pp. 368-371). Ici, une ethnographie de cours à distance (entre un cheikh du Golfe et des apparentis-salafis en France), de récits de voyages ou de références religieuses aurait été bienvenue pour illustrer cette description générale de la propension exotique du mouvement salafi français (alors que le mouvement frériste est plus enclin à l'inscription dans un contexte national voir local...). Si l'on suit l'auteur dans l'idée que le salafisme («non révolutionnaire») est ici un post-islamisme (p. 381) en ce qu'il récuse la politique ou même la recherche de l'acquisition d'un pouvoir politique et a «développé un nouveau type d'idéologie basée sur le besoin de devenir quelqu'un, à savoir l'émancipation sociale en montant une affaire et en acquérant prestige social et respectabilité au sein de leur propre communauté», on peut remarquer que ce ne sont pas là des caractéristiques spécifiquement salafies. La majorité des jeunes musulmans de France, qu'ils ne se reconnaissent dans aucun mouvement, ou qu'ils adhèrent à structure associative d'inspiration Frères Musulmans par exemple, ne cherchent pas eux non plus à subvertir islamiquement les structures de l'Etat. Une fois passé le cap d'un jeu de réaction-contre-réaction avec la société majoritaire, nombreux sont ceux qui cherchent dans le recours à leur spiritualité un développement personnel et un rapport à l'autre plus apaisé. Le salafisme, en revanche, montre une certaine âpreté à maintenir un «Eux» et un «Nous» exclusifs, séparé d'une barrière étanche. C'est peut-être en ce sens que ceux qu'Adraoui nomme les salafis puristes (certainement équivalent de salafis-piétistes, par opposition aux salafis-djihadistes) connaissent malgré tout une forme de politisation de leurs conduites et discours.
Puis Sadek Hamid présente le panorama salafiste en Grande Bretagne, auquel la sociologie et l'histoire de l'immigration provenant principalement du sous-continent indien donnent des caractéristiques propres. En effet, si l'on met en regard le nombre peu élevé de ses citoyens de confession musulmane (moins de 3 millions) et son statut de plaque tournante du radicalisme en Europe [5], le pays se prête particulièrement à une analyse du salafisme (dont nous avons toutefois mentionné plus haut qu'il pouvait exister en une variante quiétiste et même critique de la violence politique...) Dans The Attraction of Authentic Islam. Salafism and British Muslim Youth (pp. 384-403), Hamid se livre donc à une socio-histoire du salafisme en Grande-Bretagne d'autant plus intéressante que la genèse de ce mouvement est bien plus lisible en Angleterre qu'en France. Effet conjugué de deux caractéristiques très anglo-saxonnes : un mode d'organisation et de communication très bien structuré du salafisme britannique (ou plutôt Brasian, c'est-à-dire British-Asian), et un libéralisme religieux étatique qui ne bride pas la visibilité religieuse et laisse libre cours aux discours les plus radicaux (état de fait qui tend toutefois à se modifier depuis les attentas de juillet 2005 à Londres...). En témoignent la mosquée de Green Lane, la mosquée Ibn Taymiyyah de Brixton, l'Institut Salafi de Birmingham, et le centre Islamique de Luton, quoiqu'Hamid précise bien que tous les centres de prédications salafis sont loin de se présenter ouvertement comme tels (p. 386). Hamid liste ensuite deux mouvements qui ont activement participé à répandre l'idéologie salafis outre-Manche : la Jamiyyah Ihya' Minhaj as Sunnah (JIMAS, ou Groupe pour le renouveau de la voie prophétique) et le Harakat Islah al-Shabab al-Muslimin (HISAM, ou Mouvement de réforme de la jeunesse musulmane). Evidemment, ils se posent en s'opposant vivement aux deux expressions majoritaires de l'islam britannique : les déobandis et les barelwis. Hamid n'oublie pas de rappeler ce qui est trop souvent ignoré, dans quasiment tous les exercices politiques ou journalistiques de condamnation du radicalisme (à connotation) islamique : la distanciation de certaines branches du salafisme avec le terrorisme - particulièrement avec Al Qaeda qu'ils désignent comme des «kharijites» ou «néo-kharijites» (p. 399) - depuis le 11 septembre, mais plus particulièrement en Grande Bretagne depuis les attentats de Londres (ibid.). A ce titre le revirement «loyaliste» d'Abu Muntasir, qui préside aux destinées de la radicale JIMAS, est très intéressant (pp. 399-400). Reste à savoir si ce revirement consiste à donner seulement l'aspect d'une «friendly-faced voluntary organisation» («une organisation au visage souriant», p. 400) ou si le changement est plus profond, idéologique, théologico-canonique. Ajoutons à l'éclairage de Sadek Hamid que, puisque l'islam britannique, dans un contexte multiculturel revendiqué et des liens transnationaux inévitables, a partie liée avec l'Inde et le Pakistan (comme la France avec l'Algérie et le Maroc), on ne peut éviter de porter le regard vers le sous-continent. Récemment, le Pakistanais Muhammad Tahir Ul-Qadri a publié une fatwa argumentée en plus de 600 pages qui condamne la violence politico-religieuse. Aussitôt, son travail a été traduit en anglais [6] et circulait, tant dans les milieux soufis (proche du shaykh en question) que dans les milieux frèristes (Muslim Association of Britain) et salafis "repentis" (JIMAS) ou dans le milieu associatif transeuropéen des jeunes cadres musulmans pacifistes (Forum for Muslim Youth in Europe, FEMYSO)...
Malheureusement cette fatwa positive n'a pas eu grand écho chez les djihadistes qui ont assassiné, en mai 2010, 70 membres de la communauté ahmadiyya qui priaient paisiblement dans leur mosquée le jour de salat el jomou'a (la prière du vendredi), sans parler de celles qui ont frappé les Ismaéliens ainsi que les lieux de culte chiites.
Enfin, l'ethnographe se réjouira que le recueil d'articles se termine par l'étude de Martjin de Koning (Changing Worldviews and Friendship. An Exploration of the Life Stories of Two Female Salafis in the Netherlands, pp. 404-423), tant la succession de textes d'idéologues salafis, de discours ex cathedra, et d'analyses géopolitiques avaient quelque peu relégué (ce qui est certes temporairement nécessaire) l'échelle locale et interindividuelle. Or, c'est précisément à cette échelle que les jeunes Européens de confession musulmane qui se réclament du salafisme s'approprient ces textes et discours transnationaux qui circulent tous azimuts.
Cette approche du salafisme européen du point de vue du genre féminin est cruciale tant, comme l'explique parfaitement de Koning, «Les jeunes femmes ont une position importante dans les politiques de l'identité des jeunes musulmans parce qu'elles sont responsables de la reproduction de la culture de leurs parents et de l'Islam. Plus que les jeunes hommes, elles sont en permanence scrutées par les autres Hollando-Marocains ainsi que par les Hollandais de souche (native-Dutch), en particulier leur comportement et leur manière de se vêtir.» (p. 408). Que ce soit dans les sociétés sécularisées ou les sociétés islamisées, la femme et son corps représentent un "enjeu" presque aussi majeur que le territoire. Un enjeu quasi géopolitique. Topographie naturelle, topographie urbaine... et "topographie" féminine. On suit donc pas-à-pas les trajectoires de ces deux jeunes femmes. Le récit est trop riche pour être ici résumé, mais on notera que, bien que déjà musulmane avant de passer au salafisme, ces jeunes femmes considèrent leur basculement dans ce type de piétisme comme une véritable «conversion» (p. 420). Ce que confirme une enquête récente que nous avons co-réalisée (Baylocq, Drici-Bechikh, 2010).
On pourrait dire, pour être un peu plus complet, qu'un dix-neuvième contributeur plane au dessus de cet ouvrage tant il est cité. Il s'agit de Quintan Wikctorowicz, convoqué par de nombreux contributeurs pour son maître article Anatomy of the Salafi Movement (2006) où il pose la distinction entre les salafis «piétistes», «politiques» et «djihadistes», ou pour The New Global Threat: Transnational Salafis and Jihad (2001). Deux auteurs en signalent les limites (Haykel, p. 34, note 3, Heggammer, p.257), les autres saluent plutôt sa typologie ou s'appuient carrément sur elle (Meijer, p. 2, note 10, Hasan, p. 181, note 36, Bonnefoy, p. 321, note 1, Ostebo, p. 352, note 28, Adraoui p 368, note 12 et 374, Hamid, p. 388, note 14 et p. 393 note 23...).
Il ne faudrait pas terminer sans mentionner que l'ouvrage est agrémenté d'un très utile glossaire des termes récurrents du salafisme au début (pp vii à xvi) et d'une série de fiches biographiques de penseurs et leader salafis à la fin (pp. 430 à 447). L'accumulation de ces articles de haute tenue, d'experts arabisants, ainsi que les tentatives de distinguer et classifier les différentes expressions de la nébuleuse salafi, font que Global Salafism s'impose tout à la fois comme un vade mecum de la géopolitique de l'islam et un ouvrage important des sciences religieuses contemporaines.
Cédric Baylocq Sassoubre
(doctorant en anthropologie)
Roel Meijer (dir.), Global Salafism. Islam's New Religious Movement, Londres, Hurst & Co. Publishers, 2009, 463 p.
Notes
[1] http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/voile_integral.asp
[2] Toutefois on consultera les interventions de Mahmoud Doua ainsi que de Samir Amghar: http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i2262.asp
[3] Takfir signifie « excommunication » lancée sur un coreligionnaire musulman considéré comme déviant, et, par extension, toute activité de désignation de l'autre non-musulman comme «hérétique». L'iranien Reza Negarestani désigne Shukri Ahmad Mustafa et Sayid Qutb «comme fondateurs des doctrines originelles du culte Takfiri» (Negarestani, 2006, p. 66, traduction http://anaximandrake.blogspirit.com/list/traductions/Negarestani_Militarisation_de_la_Paix.pdf) Pour lui, ils « ont détourné tout le paysage de la pensée islamique, la défense des «possessions» de l'Islam est devenue une défense universelle englobant des vagues massives d'assauts épars et une subversion militaire ayant tendance à exclure tous les êtres à l'exception de la terre monopolisée par le divin» (ibid. p. 59). Ainsi, ce sont plutôt ces «détournements» et «torsions sémantiques» qui, selon Negarestani, sont des «hérésies»...
[4] Sur lequelles se penche François Burgat dans le numéro du Monde Diplomatique (juin 2010), dont l'introduction est consultable à partir du lien suivant: http://www.monde-diplomatique.fr/2010/06/BURGAT/19235
[5] Abd Samad Moussaoui avait d'ailleurs raconté comment le parcours de son frère Zacarias, natif de Saint-Jean-de-Luz, dans le Sud-Ouest de la France, s'était infléchi vers le Londonistan, d'où il s'était ensuite engagé dans la préparation des attentats du 11 septembre 2001 (dans Zacarias Moussaoui, mon frère, par Abd Samad Moussaoui, Denoël, 2002)...
[6] Shaykh ul-Islam Dr Muhammad Tahir ul-Qadri, Fatwa on Suicide Bombings and Terrorism, Minhaj Publications, Minhaj-ul-Quran International (UK), Londres, Février 2010 (accessible sur www.minhaj.org)
Références bibliographiques
BAYLOCQ SASSOUBRE Cédric, DRICI BECHIKH Akila, à paraître 2010, «The Salafis and the Others. An Ethnography of Intra-Communal Relations in French Islam», in Dupret B., Pierret Th., Pinto P., Spellmann K. (dir.), Ethnographies of Islam, Londres-Edimburgh, Agha Khan/Edinburgh University Press.
BURGAT François, juin 2010, «Salafistes contre Frères Musulmans», Le Monde Diplomatique, p. 7.
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