Le débat sur «l’engagement» des organisations se référant à l’héritage historique des Frères musulmans — l’islam politique — fait rage tant au sein des think tanks, des faiseurs d’opinion, que des décideurs politiques occidentaux et se polarise sur des positions radicalement opposées: à la peur du double discours sur fond du repoussoir de l’expérience algérienne répond une ligne plus pragmatique voyant dans l’islamisme l’incontournable force politique représentant les opinions publiques arabes et musulmanes.
De leur côté, dirigeants et penseurs de l’islam politique aussi sont divisés sur les grands thèmes qui traversent la discussion sur l’engagement: le rapport à la démocratie, la question de l’acceptation du pluralisme social, les modalités d’inscription de leur projet politique dans une dimension sacrée plus ou moins contraignante, la gestion des libertés individuelles. Autant de thèmes qui sont loin de faire l’objet d’un traitement uniforme au sein des mouvements en question.
Face au radicalisme des jihadistes, mais, plus discrètement, contre l’orientation de la mouvance salafiste, l’islam politique défend la Wasatiyya, terme flou évoquant l’idée d’une certaine orientation «centriste» dans le rapport au dogme (ni laxisme moral, ni rigorisme religieux) et renvoie, politiquement, à l’idée de «modération». Bien que floue et attrape-tout, la mobilisation sur le thème de la Wasatiyya témoigne d’un changement profond de l’islam politique qui, un peu partout, tend à prendre ses distances vis-à-vis de l’anathème religieux (takfîr) et du recours à la violence armée. Cela ne résout pas pourtant la question principale du rapport à la démocratie et au pluralisme politique et social.
Dans ce débat, on peut bien sûr privilégier les exemples qui inquiètent, comme l’évolution des Frères musulmans égyptiens ou celle de la gestion de la bande de Gaza par le Hamas depuis 2006. On peut, à l’inverse, choisir de placer la focale sur les évolutions de mise en synchronie entre la mobilisation islamiste et les répertoires démocratiques et décrypter par là une trajectoire possible — de loin pas la seule — éloignée des scénarios du pire sur lesquels se concentrent en général les médias.
Nous retraçons ici, avec Bilal Talidi, chercheur au Centre marocain des études et des recherches contemporaines (CMERC) le cheminement d’adoption de la référence démocratique au sein de l’expérience de l’islam politique au Maroc, voie politique à laquelle ne la destinaient pourtant guère les piliers fondateurs de son idéologie.
Religioscope - L’islam politique au Maroc a commencé avec l’expérience de la Chabiba islamiya (litt. la jeunesse islamique) au début des années 1970, un mouvement clandestin dominé par une tendance révolutionnaire accusée pour son implication dans l’assassinat du journaliste socialiste Omar Benjelloun. Comment l’expérience de l’islamisme politique s’est-elle éloignée de son orientation révolutionnaire initiale? Et plus précisément quel débat interne a causé l’assassinat de Benjelloun?
Bilal Talidi - L’assassinat d’Omar Benjelloun en 1975 fut un choc au niveau de la base militante. Le débat public qui s’ensuivit, tournant autour de l’identité et des modes d’action de la Chabiba, et notamment de la légitimation du recours à la violence, aurait pu interpeller en profondeur le mouvement sur la place de la violence dans sa théorie du changement politique.
Cela n’a pas suffi. La direction esquiva le débat, s’arc-bouta sur une version des faits qui innocentait totalement la Chabiba, et réfuta les accusations dont elle faisait l’objet, arguant d’un complot dirigé contre l’organisation et sa mission dans la société.
Ainsi, dans un premier temps, parce que la version de la direction l’emporta, l’assassinat de Omar Benjelloun servit surtout de levier de mobilisation pour les leaders du mouvement jouant du bénéfice obtenu par l’effet de victimisation produit par leur discours tirant à boulets rouges sur ce que les leaders du mouvement appelèrent le «complot sécuritaire» contre la mission religieuse (daa’wa) et l’organisation du mouvement. Ce discours se renforça encore lors de l’arrestation du numéro 2 de l'organisation, Kamal Ibrahim, et le départ de son mentor, Abdelkarim Moti’i.
Il faudra donc attendre deux autres événements pour que s’amorce au sein de la Chabiba un véritable débat sur sa théorie politique et sur les modes d’action qui en découlent.
Tout d’abord, deux ans après l’assassinat de Benjelloun, durant les années 1977 et 1978, une dispute entre Abdelkarim Moti’i, le leader historique alors en exil, et la direction du mouvement à l’intérieur du pays tourna au débat idéologique. Mais le débat resta circonscrit à des enjeux d’organisation interne. De manière marginale, il ouvrit pourtant pour la première fois la question de l’attitude à tenir vis-à-vis de la gauche: la confrontation ouverte contre le marxisme exacerbé par le combat de la Chabiba pour l’islamisation de l’enseignement (aslama al-ta’lîm) et l’élimination de ce qui fut appelé la «dimension athée» des programmes et les manuels éducatifs était remise en cause par une partie de la direction de l’intérieur.
Il ne s’agissait pas, à ce stade, d’ouverture idéologique sur la gauche et encore moins d’apprentissage du pluralisme, mais d’une prise en compte des retombées négatives en termes d’image pour la Chabiba que provoquaient les confrontations physiques à répétitions entre elle et les groupes de gauche sur les campus notamment. Mais là encore, le débat sur la violence fut esquivé par la direction. Dans un contexte de divisions internes fortes entre le leadership historique de Moti’i en exil, et les dirigeants de l’intérieur, la mobilisation sur des slogans comme la préservation de l’unité de l’appareil ou les risques d’infiltration du mouvement ont clairement fait barrage à la mise en place d’un débat sur la question de la violence qui pourtant s’imposait depuis l’assassinat de Omar Benjelloun.
Ce n’est qu’au début des années 1980 que le débat allait vraiment s’ouvrir. L’élément déclencheur fut la publication en 1981 du premier numéro de la revue du mouvement intitulée al-Mujâhid (NDT: qualification de la personne engagée dans le jihâd), qui appela ouvertement à une élimination du régime marocain par une insurrection armée tout en ayant une position très floue sur le sacro-saint thème de «l’unité de la terre» (al-wihda al-turâbiyya), à savoir l’identité marocaine du Sahara occidental. La même direction de l’étranger distribua également plusieurs tracts s’en prenant à la famille royale et appelant sans ambages au renversement du «régime despotique» (al-nidhâm al-taghûtî).
Cette radicalisation du leadership historique à l’étranger imposa alors à la direction de l’intérieur le débat sur la question de la violence qu’il avait toujours esquivé. Ce débat se mit en place à différents niveaux. Il a mis en branle tout d’abord des questions organisationnelles (définir plus clairement les responsabilités au niveau de la prise de décision, régler la question de l’action clandestine, en finir avec l’éclatement de la formation des militants qui voyait chaque groupe au sein de la Chabiba développer son propre programme d’éducation), mais aussi une réflexion plus en profondeur dans le cadre de la volonté d’édification d’une charte pour le mouvement qui clarifie ses principes, ses buts, ses moyens d’action et la question du recours à la violence.
L’ouverture du débat a alors engendré le schisme historique où un groupe mené par Abdellilah Benkirane (l’actuel leader du PJD) décida de jouer la carte de l’action ouverte et fonda, en 1983, l’association de la Jamaa Islamiyya. Alors que le leadership historique de l’étranger persista dans l’orientation historique (l’action clandestine et son assise idéologique fondée sur la pensée et les concepts de Sayyed Qotb), les dirigeants de la Jamaa Islamiyya vont d’emblée mener toute une série de révisions idéologiques qui commencent avec le rejet clair du recours à la violence, puis avec une mise à distance progressive de l’héritage intellectuel de Sayyed Qotb (la rupture avec la société, le concept de hâkimiyya pour la conception du pouvoir, de jâhiliyya pour celle de la société). C’est enfin le rapport au politique qui change: la vision du Pouvoir en place s’apaise, une perspective d’ouverture sur les autres forces politiques et sur les autres courants du champ islamique se dessine par ailleurs. Ce processus de révision fut mené de façon discontinue pendant plus de 7 ans pour se conclure avec l’acceptation définitive de la participation politique en 1990.
Religioscope - En 1981, avec le début du mouvement des révisions idéologiques, le mouvement islamique passe de la réorientation des grands choix stratégiques (refus de l’action armée, refus de la violence) à la conceptualisation idéologique de ces choix. Quels sont les arguments et les preuves essentielles qui ont prouvé la nouvelle orientation et ont marqué de façon définitive la rupture avec le recours à la violence?
Bilal Talidi - C’est l’évaluation politique des performances de la Chabiba durant la décennie précédente qui va pousser la Jamaa Islamiyya à développer une orientation politique radicalement différente. Tout d’abord, elle part du constat de l’incapacité de la Chabiba à consolider l’expansion qu’elle réalisa jusqu’en 1978. La responsabilité en reviendrait au choix de la clandestinité, car celle-ci s’est transformée en une véritable culture politique sécuritaire dominée par l’obsession du complot et des infiltrations, ce qui se solda par une série continue d’épurations et de schismes internes. Par ailleurs, la clandestinité l’a enfermée dans un isolement politique croissant. Se concevant comme l’alternative unique, et percevant les autres forces politiques — fussent-elles islamiques — soit comme des ennemis, soit comme des leviers potentiels de son infiltration, elle se priva de tout allié susceptible de la soutenir dans les moments difficiles.
La clandestinité est donc remise en cause, avant tout parce qu’elle s’est avérée dysfonctionnelle. En effet, loin de protéger les membres du mouvement, elle les a autant divisés qu’isolés.
Et avec la cause politique de la clandestinité, c’est le recours à la violence qui tomba. Ceci dans le cadre de révisions idéologiques drastiques qui eurent lieu après les arrestations qui frappèrent les activistes islamistes suite à leur scission de la Chabiba en 1981 et 1982.
Avec ces révisions, c’est tout d’abord le rapport à la société qui se trouve affecté. La volonté d’en finir avec l’isolement politique et social produit par le choix de l’action clandestine a aboutit à une remise en cause de l’un des piliers de l’héritage qotbiste: la notion de jahiliyya, d’état d’ignorance, utilisée par l’idéologue islamiste égyptien pour qualifier l’état actuel des sociétés musulmanes analogue à la période précédant la révélation coranique. Avec elle, et par effet domino, c’est aussi l’idée du mouvement comme noyau amenant au renversement de la jahiliyya. La société contemporaine accédait à nouveau, dans l’esprit des révisionnistes, au statut de «société islamique», société qui connaît certes ses déviances, mais qu’il est possible de réformer de manière progressive et de manière non coercitive. L’enjeu n’était plus la formation d’une «élite pieuse solide» (jama’a salba) qui mènera par la force la réforme. C’était bien la société en tant que telle qui, malgré ses déviances, devenait le vecteur de la réforme.
Cette réconciliation avec la société réelle s’est accompagnée d’une nouvelle perspective sur le pouvoir par le nouveau courant islamiste. Les régimes n’étaient plus appréhendés de manière purement idéologique par une vision binaire comme étant soit «musulman» soit «apostats» (kâfir), mais à partir d’une perception plus pragmatique préconisant l’intégration au champ politique et appelant à une réforme fondée sur la demande de démocratie et la lutte contre la corruption.
Ce revirement s’appuya sur le principe doctrinal «renforcer l’existant et faire advenir l’absent» (tahsin al-mawjûd wa îjâd al-mafqûd) lequel fondera théologiquement l’option de la participation politique qui, elle, sera valorisée moins en termes de principes religieux que d’intérêt politique. En effet, de fil en aiguille au cours des années 1982 et 1987, c’est bien le rôle même du mouvement qui a été placé sur la table des discussions: mouvement de changement politique ou mouvement plus vaste de changement «civilisationnel» (hadârî), (NDT: entendre «de réforme culturelle et sociale»)? La discussion théologique porta notamment sur la conduite à adopter à l’égard des gouvernants. Un courant de pensée, mené par l’ancien leader de l’actuel PJD (Parti de la Justice et du Développement) Saad Eddine al-Osmânî et le député, intellectuel et leader syndical Mohamed Yatîm a, dans ce cadre, fait la pesée des avantages et inconvénients du choix de la participation politique et pencha clairement pour la participation politique, jugée plus bénéfique en termes d’intérêts que l’action en dehors du système.
La sortie de la clandestinité a conduit, en troisième lieu, à une révision de nouveaux modes de direction du mouvement. Tout d’abord la prise de décision dans le cadre d’un processus de délibération collective (shûra) régulé au final par le principe de l’élection. La décision signe une rupture claire avec le principe de la guidance (mashiyakha) et la toute-puissance du leader (mashiakha) qui régulait traditionnellement la question de l’autorité au sein de l’activisme islamique et contribue à l’institutionnalisation du pouvoir et met fin à la pratique des nominations, une politique qui empêcha le renouvellement des élites au sein du mouvement.
Religioscope - Pendant ce moment historique, le mouvement laissa le slogan de l’Etat islamique et adopta les concepts de «réforme sociale» et de «renaissance civilisationnelle». Quelles sont les significations politiques de celles-ci et à quels types de changements renvoient ces nouvelles expressions?
Bilal Talidi - Les révisions idéologiques ont engendré une relecture de l’expérience marocaine en général et de la relation du religieux au politique en particulier. Elles ont permis de penser la spécificité historique du Maroc dans l’absorption des mouvements islamiques et leur intégration politique. Ce sont aussi ces révisions qui ont permis de penser la coexistence entre sécularisme et islam vu que les références à la démocratie comme à l’islam étaient considérées comme légitimes par le système.
C’est ainsi que le mouvement islamique a développé une perspective de long terme sur le système politique marocain, le considérant comme un prolongement historique de l’Etat islamique marocain depuis Moulay Idris Ier. À mesure que s’imposait le mot selon lequel «L’Etat islamique au Maroc est d’ores et déjà fondé» (In al-dawla al-islamiyya fi al-maghreb qâ’ima), la revendication islamiste traditionnelle d’établissement de l’Etat islamique devenait de facto caduque, d’autant plus que la constitution confirme bien le caractère islamique de l’Etat.
Cette vision ne fit pourtant pas l’unanimité et très vite des critiques se sont élevées au sein du mouvement pour rappeler que si la constitution comme la trajectoire historique de l’Etat confirment bien la dimension islamique du Pouvoir au Maroc, l’exercice de ce Pouvoir contredit autant les exigences du référentiel islamique que les principes démocratiques. Mais, par là, les critiques entérinaient implicitement les fondements de la vision réformiste, à savoir le principe d’une coexistence entre le référentiel islamique et d’autres formes de fondement du pouvoir.
Le renoncement fut alors total avec les répertoires anciens du discours politique islamiste marocain comme «l’établissement de l’Etat islamique», ou «le renversement du système despotique». En lieu et place, apparurent des formulations nouvelles comme «contribuer à faire du religieux la dimension fondatrice de l’individu, de la famille, de la société et de l’Etat», «œuvrer pour une renaissance civilisationnelle globale», «travailler en coopération avec autrui pour le bien commun».
Religioscope - Vous aviez parlé de la cristallisation, durant cette période, d’une revendication interne pour l’interpellation de la direction selon des procédures démocratiques. Est-ce que vous pouvez nous expliquer les causes de cette demande et ses conséquences sur le mouvement?
Bilal Talidi - Pour les leaders du nouveau mouvement, c’est l’absence de démocratie qui a constitué le dysfonctionnement principal lors de l’expérience de la Chabiba Islamiyya, à savoir: la définition en solo par le guide de la ligne stratégique du mouvement, son contrôle à tous les niveaux de la direction du mouvement, les expulsions sans justification de certains leaders, les scissions à répétitions qui en découlèrent. C’est sur fond de ce bilan qu’il faut comprendre l’insistance immédiate du mouvement après la scission avec la Chabiba Islamiyya pour qu’il se dote d’une direction collégiale, un principe d’ailleurs favorisé par le fait que les cadres et idéologues du nouveau mouvement en phase de constitution étaient tous issus d’une même génération politique. En lieu et place de l’unilatéralisme passé, entériné par l’adage «un individu peut, contre l’opinion générale, être dans le juste» (al-haq qad yakûn ma’ al-wâhid wa la yakûn ma’ al-jamâ’a) c’est pour la règle majoritaire qu’optèrent les nouveaux leaders. Puis, progressivement, depuis ce moment s’est imposée parmi eux l’idée que la démocratie était au fond le seul moyen pour la consolidation de leur mouvement et la gestion de la diversité des opinions en son sein. De même, les abus de pouvoir de l’ancienne direction à l’égard de certains cadres, allant de l’exclusion à la diffamation, ont poussé les nouveaux dirigeants à rechercher des mécanismes qui puissent permettre aux personnes lésées de faire recours auprès d’une instance tierce autre que la direction.
C’est ainsi par le biais de la recherche de solutions pratiques de gestion de la différence au sein de l’organisation et en réaction à l’expérience de personnalisation et d’autoritarisme exacerbé dont ils ont fait les frais que les leaders adoptent des répertoires liés à la démocratie jusqu’à ce que ceux-ci apparaissent progressivement comme l’unique moyen d’assurer la gestion des conflits internes, la production de nouveaux cadres et le renouvellement des élites.
Religioscope - Une longue période sépare la phase des révisions en 1981 de la phase de l’adhésion au principe de participation politique en 1989. Quelles sont les circonstances de cette longue attente?
Bilal Talidi - Le choix de la participation politique ouverte est le sujet sensible par excellence en raison de la remise en cause idéologique qu’il supposait pour un mouvement versé dans la geste révolutionnaire et l’action clandestine. Il est donc normal que cette option aille pris du temps à s’imposer. Le sujet de la participation n’est pas venu clore un processus de révision idéologique global dont il serait la concrétisation politique logique. Il s’est imposé de lui-même de manière précoce, mais de manière conflictuelle, dans le débat contradictoire entre les différentes tendances de la Chabiba, certaines salafistes, d’autres plus proche des grandes lignes du courant de pensée des Frères musulmans. La participation politique n’est donc pas seulement le fruit d’une réflexion idéologique, mais aussi d’un rapport de force au sein du mouvement islamique entre des orientations contradictoires.
C’est au final un calendrier et un agenda politique, à savoir les élections communales en 1983, parlementaires en 1984, le référendum sur la constitution en 1992 et finalement les élections parlementaires de 1993 qui vont progressivement imposer la participation politique comme choix stratégique définitif.
Religioscope - Le choix de la participation politique a été arrêté en 1989. Cela ne nous éclaire pas encore sur la perception que le mouvement se faisait de l’action politique. Quelle était sa vision? Comment a évolué, par la suite, la compréhension de l’idée de participation au sein le mouvement? Des moments décisifs comme le congrès de 2002 — lequel insista sur la question des politiques publiques — ou le congrès de 2007 — qui instaura la primauté de la gestion de l’Etat sur l’objectif plus proprement religieux de moralisation de la société? Comment mesurer aujourd’hui l’importance de ces moments sur le devenir politique et idéologique du mouvement?
Bilal Talidi - Trois phases fondamentales, et autant de visions différentes de la participation politique, balisent à mes yeux, le devenir du mouvement.
Tout d’abord, pendant la première expérience parlementaire du PJD qui débuta en 1997, la participation politique était appréhendée dans une perspective essentiellement religieuse de daa’wa (litt. «prosélytisme», ici activisme à fondement religieux). L’accent était mis sur la moralisation de la vie publique et la lutte contre la corruption.
Lors de la participation du parti aux élections parlementaires de 2002, le parti entre dans une phase d’interrogations. De toute évidence, une pure perspective en termes de daa’wa ne pouvait suffire à un parti qui voulait aussi être un parti de gestion de l’Etat et non seulement un mouvement de moralisation de la société, fut-ce par le biais des institutions de représentation politique. Cette seconde phase ouvre le débat sur l’identité même du parti, sur la manière dont il conçoit le rapport entre religion et politique et son orientation vis-à-vis des deux référentiels — islam et démocratie — qu’il mobilisait. Le discours identitaire et l’accent mis sur la moralisation vont alors de pair avec un intérêt croissant porté aux politiques publiques.
Dans une troisième phase, la production intellectuelle du parti va se fixer sur les questions des relations, d’abord, entre religion et politique, entre islam et démocratie ensuite et, enfin, entre gestion de l’Etat et moralisation de la société.
Au niveau de la relation entre religion et politique, le parti affirme la distinction fonctionnelle entre le religieux et le politique. De là découle une répartition des rôles entre les deux ailes du mouvement islamique, le mouvement religieux, le Mouvement pour l’Unicité et la Réforme (MUR), et le mouvement politique, le PJD. Pour le parti, l’islam reste le cadre fondamental dans lequel se définissent les choix stratégiques et la source d’inspiration de la pensée politique du PJD. Quant à la dimension religieuse de la mission du parti, elle réside dans la focale mise sur les politiques religieuses alors que le MUR, lui, se consacre plutôt à l’éducation et à la formation religieuses.
C’est dans ce cadre que le parti adopta une politique de combat en faveur de la démocratie. Quant à la relation entre islam et démocratie, le parti considère que, bien qu’articulées au référentiel religieux, les positions qu’il adopte ne se différencient pas de celles des autres partis. Dit autrement, la référence à l’islam de confère aucune sacralité aux prises de position de celui qui s’en réclame. Le parti accepte donc d’exposer ses positions au jeu des procédures démocratiques lesquelles constituent, selon lui, les seuls instruments acceptables de gestion de la diversité des opinions politiques. Ses positions ne peuvent donc devenir effectives qu’après avoir recueilli la caution du peuple. Le parti ramasse alors ceci dans le slogan suivant: « si la sharia constitue la référence suprême, la souveraineté revient au peuple» (al-marja’iyya al-’ulia li-l-sharî’a wa al-siâda li-l-shaa’b).
Religioscope - Il nous paraît que cette évolution concerne principalement le parti plus que le mouvement lui-même. Est-ce que cette évolution a eu un impact sur les relations entre le parti du PJD et le Mouvement de l’Unicité et de la Réforme dont il est issu? Plus généralement, a-t-il influé sur la perception de la relation entre le religieux et le politique? Comment a évolué le débat concernant cette question et où est-il aujourd’hui?
Bilal Talidi - Le développement qui a marqué le parti du PJD s’est accompagné d’une évolution similaire du MUR. En effet, lorsque le débat s’est intensifié au sein du parti au sujet de son identité politique (est-il un parti de gestion de l’Etat ou de moralisation de la société), le mouvement connaissait un débat du même ordre à propos de son rôle comme mouvement de prédilection. C’est ce débat qui a amené à une différentiation fonctionnelle des tâches où le MUR devenait responsable des tâches d’éducation et et de formation, alors que le PJD prenant en charge l’action politique, syndicale, culturelle et sociale.
Religioscope - Est ce qu’il faut alors s’attendre de voir se constituer dans un futur proche une sorte de séparation entre le parti et le mouvement ou dans l’action islamique entre le politique et le prosélytisme?
Bilal Talidi - L’évolution du débat au sein du mouvement (le MUR) comme du parti (le PJD) a bien entendu marqué la nature de la relation entre les deux. Si l’unité du projet stratégique était posée, la division des tâches est ensuite clairement affirmée: au parti la gestion des politiques publiques et au mouvement l’accomplissement des fonctions religieuses de formation et d’éducation. Une telle division s’est reflétée clairement dans la plateforme du parti présentée à l’occasion des élections de 2007 qui signa la fin de la surdétermination de l’action politique par l’esprit de daa’wa. En lieu et place, se substitua une importance croissante donnée à la gestion de la chose publique. Et de manière symétrique, le MUR renonça à prendre position sur les détails de la gestion des affaires politique pour se limiter à un discours plus général sur la question des valeurs. L’interaction du mouvement avec la sphère politique se limite désormais à des prises de position à propos de politiques ayant des conséquences directes sur le niveau de l’éducation et des valeurs.
Religioscope - Le PJD appelle à la démocratie et s’approprie le référentiel démocratique. En même temps il veut une démocratie spécifique qui concorde avec la culture islamique. Quel est votre point de vue quant à la nature de cette spécificité?
Bilal Talidi - La vision du PJD dans ce domaine part du postulat que toute démocratie ne peut se fonder qu’en s’ancrant dans un contexte social, que la démocratie dans le contexte marocain s’ancre dans un système politique fondé sur l’idée de non-conflictualité entre, d’une part, les références à l’islam et, de l’autre, aux droits humains. La vision du PJD repose finalement sur le fait que la référence à l’islam est érigée constitutionnellement comme la référence suprême de l’Etat comme de la société, un fait par ailleurs reconnu par toutes les forces composant le champ politique marocain [1]. En cas de tension entre les deux références à l’islam et à la démocratie, plusieurs scénarios sont alors possibles. Tout d’abord, la possibilité de résoudre le problème par une interprétation spécifique du sens des conventions internationales. Ensuite, en se mettant à l’écoute de la lecture faite de ces conventions par l’Etat marocain lui-même. Puis, finalement, dans la possibilité d’émettre des réserves si une clause est en désaccord avec les exigences de l’islam. Des réserves ont d’ailleurs été émises au nom de différentes références à la spécificité (la nature du système politique, la référence à la sharî’a, la Constitution), mais autant par le roi, l’opposition islamiste que certains partis de gouvernement.
Ainsi, la classe politique a pu d’une part soutenir unanimement l’annonce de l’acceptation de la Convention onusienne sur l’élimination de toutes les discriminations contre la femme qui a résulté dans certains amendements du code de la famille (notamment l’abolition du principe d’imposition d’un tuteur légal à la femme et la possibilité conséquente pour elle de se marier de façon autonome) ou du code de la nationalité (la possibilité est désormais offerte aux enfants de mère marocaine issus de mariages mixtes d’obtenir la nationalité).
En revanche, certains points de friction existent bien entre la référence aux droits humains et la référence à l’islam. Ainsi, le gouvernement a bien précisé qu’il est prêt, par exemple, à ratifier l’article 2 de la Convention qui stipule entre autres que les autorités politiques se conforment à l’obligation de non-discrimination à condition que cela ne touche pas les provisions constitutionnelles organisant la succession du trône (elle se transmet, selon l’article 20 de la Constitution, aux descendants mâles exclusivement). De même, le Maroc a également mis comme condition que la Convention ne contredise pas la sharî’a islamique ce qui l’a conduit à émettre des réserves sur la section 4 de l’article 15 de la Convention laquelle donne à l’homme comme à la femme le droit de choisir leur domicile. Or, selon la sharî’a, l’épouse ne peut élire domicile hors de la résidence de son époux
Face aux demandes des organisations féministes, le PJD n’a fait que s’appuyer sur la lettre du roi qui exprima ces réserves. En raison de ce consensus politique, ce sont donc moins les formations politiques qui se sont mobilisées sur la question de la contradiction entre les exigences de la démocratie et le référentiel islamique qu’une partie de la société civile, et plus précisément chez quelques organisations de droits de l’homme.
C’est pour cela que le PJD, à l’instar des autres partis marocains, considère qu’il faille ancrer la démocratie à l’intérieur du contexte sociologique et politique marocain.
En termes de revendication, cela signifie que le PJD appelle au renforcement des institutions politiques et constitutionnelles ainsi que des prérogatives du gouvernement et du parlement et réclame que tout pouvoir se doit de rendre des comptes, une position qui l’amène à s’opposer aux réformes constitutionnelles lesquelles constituent à ses yeux le principal obstacle sur le chemin de la démocratisation.
Cependant, si le parti demande l’élargissement des libertés publiques, il distingue clairement, au niveau des pratiques individuelles, entre la régulation de l’espace privé et celle de l’espace public. Ainsi, lorsqu’un groupe de Marocains décida de rompre publiquement le jeûne, le PJD considère qu’un tel acte, effectué en privé, relève de la liberté individuelle et n’appelle aucune sanction de l’Etat. En revanche, si cette rupture se fait dans l’espace public, alors on ne se situe plus dans un cas d’exercice d’une liberté individuelle, mais d’une provocation à l’encontre du consensus social et de la sensibilité religieuse générale. Sur ce plan, le PJD s’en remet simplement au droit qui sanctionne les pratiques de déviance dans l’espace public et non privé. C’est d’ailleurs la même principe qui détermine la position du parti par rapport à la consommation de l’alcool: elle relève de la liberté privée — et, à ce titre, n’appelle pas d’intervention de l’Etat — tant qu’elle se pratique en privé. En revanche, la même pratique en public devient une provocation qui appelle une sanction juridique en vertu des exigences prévues par la législation à cet égard. Ce qu’il convient de relever ici, c’est que le PJD, sur les questions de mœurs, compte plus sur la régulation par la contrainte sociale plutôt que sur l’intervention de l’Etat.
Religioscope - Le parti se perçoit comme pionnier sur la scène islamiste au moment où «l’organisation mère», à savoir le mouvement des Frères musulmans en Egypte, se dirige de plus en plus vers le conservatisme. Comment les leaders du PJD regardent-ils alors l’expérience actuelle des Frères Musulmans égyptiens?
Bilal Talidi - L’expérience actuelle des Frères Musulmans est déterminée premièrement par son contexte politique local, deuxièmement par le référentiel idéologique et, troisièmement, par sa structure organisationnelle qui n’a pu se développer de façon que se produise en son sein la distinction entre activisme religieux et travail politique. En conséquence, la réforme politique n’est pas devenue un objectif stratégique. Alors que le mouvement, sans branche politique, n’a pu s’ouvrir à des alliances qui l’auraient contraint à des révisions idéologiques. Il est certain que l’autoritarisme du régime limite les possibilités d’innovation. Par contre, il ne faut compter sur aucun développement sérieux au sein de l’expérience des Frères musulmans égyptiens sans véritable engagement de leur part sur la question des alliances politiques afin de rompre l’isolement de l’organisation sans parler de la nécessaire démocratisation interne de l’organisation et le renouvellement de ses élites.
Religioscope - Vous affirmez que le PJD ne considère pas les Frères Musulmans comme modèle. Effectivement la littérature politico-religieuse du parti dépasse la littérature habituelle des frères égyptiens en faisant référence à d’autres penseurs comme Abdellah Nafissi, Rached Al Ghannouchi et Hassan al-Tourabi etc. Comment voyez-vous le futur rôle des Frères Musulmans égyptiens dans l’action islamique? Est-ce qu’on se dirige vers un état de décentralisation lorsqu’on voit que les expériences pionnières émergent dans les marges du monde musulman plutôt qu’en son centre historique?
Bilal Talidi - Je pense que le verrouillage du champ politique par le régime est le facteur essentiel qui entrave le développement des Frères Musulmans égyptiens. Je pense aussi que la situation marocaine a beaucoup encouragé le PJD à s’engager sur de véritables révisions de son discours et de sa politique. En effet, l’ouverture prudente du champ politique aux acteurs de la mouvance islamique au Maroc est allée de pair avec le processus de refondation idéologique au sein de cette mouvance. La synchronie de ce double mouvement a largement favorisé une évolution positive des rapports entre le pouvoir et son opposition islamiste.
Toutefois, cela ne veut pas dire que les Frères Musulmans doivent attendre le changement du climat politique puis réfléchir à la modification de leur idéologie et l’adapter à la nouvelle situation. A ce jour, la priorité pour eux est, selon moi, la démocratisation de leur organisation et le renouvellement de leurs élites. Les mutations de la pensée suivront. En effet, s’il faut tirer un enseignement de l’expérience du mouvement islamique au Maroc, c’est bien que la démocratie organisationnelle est une condition essentielle vers toute mutation intellectuelle et politique.
Note
[1] On écoutera avec profit à ce titre un intéressant témoignage de Hassan II sur la question de la laïcité: http://www.youtube.com/watch?v=TWaDh-QhXbY&feature=related
Bilal Talidi (talidi22@yahoo.fr) est chercheur spécialiste des questions de l’islam politique au Centre marocain d’études et de recherches contemporaines, une structure de recherche proche du PJD, qui a notamment publié récemment le Rapport sur le fait religieux au Maroc (en arabe). Bilal Talidi a publié (uniquement en arabe): Mémoire du mouvement islamique au Maroc: Dialogues avec les cadres et les fondateurs du mouvement islamique au Maroc ; Dialogue avec les laïcs au Maroc, Islamistes et laïcs au Maroc: la coexistence possible. Et à paraître prochainement: Les révisions idéologiques du mouvement islamiste au Maroc, Le mouvement de la Chabiba Islamique au Maroc.
Les questions de Religioscope à Bilal Talidi ont été posées par Patrick Haenni, qui a également supervisé la traduction de l’arabe vers le français par Nadir Bajouri.