Dans la Grèce contemporaine, l'orthodoxie est perçue comme un pilier fondamental de l'identité nationale, et toute autre appartenance confessionnelle est ressentie comme une forme d'extériorité au corps national: les musulmans de Thrace occidentale, seule minorité officiellement reconnue en Grèce depuis les Accords de Lausanne de 1923, bénéficient d'un statut très particulier [1], tandis que les Églises protestantes sont honnies, et leurs activités parfois réprimées. Ce lien entre identité nationale et confessionnelle a longtemps été symboliquement garanti par la mention de l'appartenance confessionnelle sur les documents d'identité, que la Grèce a fini par supprimer en 2006, à la suite de fortes pressions de l'Union européenne, qui considérait ce dispositif comme discriminatoire [2].
Il existe cependant une minorité confessionnelle qui a su trouver sa place dans la Grèce contemporaine, au prix d'une prudente politique de discrétion: des communautés catholiques de rite latin sont implantées de longue date dans le pays, notamment dans les îles des Cyclades. Il est impossible de contester l'hellénisme de ces catholiques, mais l'insertion de ces communautés dans la société grecque passe aussi par de savants compromis, alors que l'Église dénonce toujours l'existence de discriminations légales à son encontre. Le point le plus litigieux concerne la rémunération des prêtres catholiques, qui n'est pas prise en charge par l'État, contrairement à celles prêtres orthodoxes, même quand ils sont de nationalité étrangère [3].
Dans le même temps, le catholicisme grec est lui aussi obligé de se redéfinir en raison de l'afflux migratoire: nombre de migrants sont catholiques, comme les Philippins ou les Polonais, et les catholiques en Grèce seraient passé en une décennie de 50 à près de 200.000.
La tradition catholique des Cyclades
En 2010, les dates de Pâques coïncidaient selon les calendriers julien et grégorien. De toute façon, en Grèce, les catholiques célèbrent Pâques à la même date que les orthodoxes [4]. A Ermoupoli, la capitale de l'île de Syros, centre administratif des Cyclades et «bastion catholique », les terrasses des cafés sont noires de monde dès le début du week-end pascal. Les Grecs profitent du long week-end pascal pour se retrouver en famille ou entre amis. La tradition veut aussi que les habitants des villes viennent fêter Pâques dans leur village ou leur île d'origine. C'est particulièrement vrai pour les catholiques, qui ne peuvent pas trouver partout une église.
Le vendredi matin, la Philharmonie municipale d'Ermoupolijoue dans l'église orthodoxe de Saint-Nicolas durant la messe du Vendredi saint, avant d'accompagner les fidèles au cimetière. Alors que le prêtre annonce la crucifixion et la mort du Christ, la philharmonie interprète un requiem. Les chants orthodoxes se mêlent de manière assez inattendue aux accords tristes de l'harmonie. Cette église, dite «Saint-Nicolas-des-Riches», a été construite au XIXe siècle par les grandes familles d'armateurs et d'industriels d'Ermoupoli. À Syros, la différence confessionnelle recoupe historiquement les clivages sociaux. L'île a accueilli beaucoup de réfugiés orthodoxes chassés de l'île de Chios après les massacres de Chios de 1822, puis des réfugiés d'Asie mineure un siècle plus tard. Ces familles orthodoxes, souvent fortunées, assurèrent le développement d'Ermoupoli, qui devint au XIXe siècle l'un des principaux ports de Grèce et faillit même devenir la capitale du nouvel Etat indépendant. La prospérité des grandes familles orthodoxes d'Ermoupoli contrastait avec la misère du monde rural des villages catholiques de l'île. Le chantre le plus célèbre du rébétiko, cette musique des bas-fonds et des marginaux, ce «blues» grec, Marko Vamvakaris (1905-1972), était lui-même issu d'une famille catholique d'Ano Syro, et il était souvent appelé du surnom de «Frango», le «Franc».
Au cimetière, la Philharmonie prend position sur un petit terre-plein, tandis que les familles s'installent aux abords des tombes des leurs. On brûle de l'encens, et l'ambiance est à la désolation. La mort du Christ est l'occasion d'évoquer tous les défunts, passés comme lui par cette expérience, dans l'attente de la résurrection... De la liturgie du Vendredi jusqu'à celle du samedi soir, l'usage est d'ailleurs en Grèce de se souhaiter «bonne résurrection». La philharmonie joue des airs tristes, tandis que le clergé avance peu à peu dans le cimetière. Des fidèles portent sur leurs épaules les «épitaphes», c'est-à-dire des petits catafalques richement décorés, une tradition spécifique à l'orthodoxie grecque.
L'après-midi, les épitaphes sont portées en procession par les fidèles, dans tous les villages de l'île. Le soir, à partir de 22 heures, catholiques et orthodoxes se succèdent pour porter les plus belles épitaphes sur la place Miaoulis et dans les rues du centre d'Ermoupouli. Les catholiques locaux ont effet emprunté à leurs voisins orthodoxes cette coutume, mais les épitaphes catholiques «effraient» un peu les orthodoxes, car elles n'hésitent pas à coucher un Christ mort et torturé dans son catafalque, ce que les orthodoxes s'abstiennent de faire...
L'île des catholiques
La présence catholique à Syros a une longue histoire. Après la IVe croisade, «détournée» par Venise en 1204, l'île fit partie du duché «franc» de Naxos. Celui-ci succomba en 1537 sous les coups du redoutable corsaire Barberousse, et passa sous domination ottomane. Ce long épisode explique l'enracinement du catholicisme de rite latin dans plusieurs îles des Cyclades, et principalement à Syros, même si certains soutiennent que la présence catholique serait antérieure à la conquête vénitienne...
Par la suite, Syros bénéficia de la protection française, en raison de sa forte population catholique et au nom des accords particuliers qui unissait la France et la Sublime Porte, depuis les Capitalutions signées en 1536 par François Ier et Soliman le Magnifique. Cette situation lui valut d'être considérée comme un lieu d'abri sûr par les réfugiés chassés d'Asie mineure après la guerre d'indépendance grecque de 1821, même si ces nouveaux venus, pour leur part, étaient orthodoxes. Depuis, deux populations cohabitent sans heurts majeurs sur l'île: les «autochtones» sont majoritairement catholiques, tandis que les descendants des réfugiés arrivés au début du XIXe siècle sont orthodoxes. Ces derniers ont développé la ville d'Ermoupoli, qui abrite à elle seule plus de la moitié de la population de l'île, tandis que les villages de l'intérieur sont catholiques. Surplombant Ermoupoli, le village d'Ano Syro, siège de l'évêché de Syros et de Santorin et de plusieurs institutions religieuses, fait ainsi figure de «petite montagne catholique», même si les évolutions de l'histoire et le brassage des populations ont fait que l'on y trouve aussi des orthodoxes.
Dans une Grèce où orthodoxie et identité nationale vont encore de pair, Syros apparaît donc comme un rare îlot de coexistence interconfessionnelle. Les enfants des bonnes familles catholiques et orthodoxes fréquentaient les écoles des sœurs et des frères - des Jésuites et des Capucins d'origine française furent longtemps présents sur l'île, et les jeunes catholiques des Cyclades poursuivaient souvent leurs études chez les pères maristes d'Athènes. Ce fut notamment le cas de l'écrivain Vassilis Alexakis, dont le père était issu d'une famille catholique de l'île voisine de Tinos. Dans son roman Paris-Athènes [5], Vassilis Alexakis raconte l'anecdote suivante: « une copine grecque à qui j'avais annoncé que j'étais catholique avait ri aux larmes, elle avait même failli tomber du lit. J'ai toujours senti que ma mère, qui est orthodoxe, n'aimait pas beaucoup les catholiques, qu'elle les considérait un peu comme de faux Grecs ».
Aujourd'hui, l'ancienne école des sœurs d'Ermoupoli est devenu un hospice de vieillards, et les pères français ont déserté Syros. Trois capucins italiens habitent cependant toujours le petit couvent d'Ano Syro. Le frère Nilo, originaire de Vénétie, nous explique les règles subtiles de la cohabitation. Les catholiques grecs fêtent toujours Pâques selon la date du calendrier julien suivi par les orthodoxes, même quand cette date diverge selon le calendrier grégorien de l'Eglise de Rome. Les mariages «mixtes», entre catholiques et orthodoxes, sont fréquents et ne posent plus guère de problème. L'usage est de se marier d'abord à l'église catholique, puis à l'église orthodoxe. En effet, l'Église catholique reconnaît la validité du sacrement de mariage célébré selon le rite orthodoxe, sans que la réciproque soit vraie. En respectant cet ordre, on évite donc de se marier «deux fois» aux yeux de l'Eglise catholique...
Ces pratiques de compromis de l'Eglise catholique assurent son insertion dans la société grecque, tout en faisant évidemment courir un risque d'assimilation. Par exemple, quelle sera la confession des enfants issus de mariages «mixtes»? A Syros ou dans les îles voisines, comme Tinos, un enseignement catholique est assuré dans les écoles publiques [6], ce qui n'est qu'exceptionnellement le cas dans le reste du pays. Si les familles restent dans les îles, la tradition catholique peut donc être maintenue, tandis que tout migration vers le continent risque de se solder par une dislocation des liens confessionnels. Élevé hors de l'île, un enfant de Syros issu d'un couple «mixte» rejoindra le plus souvent l'orthodoxie, ne serait-ce que par crainte de mettre en avant une singularité confessionnelle souvent difficile à assumer.
Pour le reste, l'Eglise catholique jouit localement presque des mêmes avantages que l'Eglise orthodoxe: l'évêque participe aux célébrations patriotiques, il reçoit les mêmes honneurs que son confrère orthodoxe. Lors de la veillée pascale du Samedi soir, il assiste même à la liturgie orthodoxe à «Saint-Nicolas des Riches», et sort sur le parvis de l'église, à l'annonce de la résurrection, en compagnie du clergé orthodoxe...
Eglise minoritaire, terre de mission
Ces dernières années, le nombre des catholiques a littéralement«explosé» en Grèce: on parle de 200.000 fidèles - voire plus encore selon certaines estimations - mais il s'agit avant tout d'une Église d'émigrants. S'y retrouvent des Occidentaux installés dans le pays, mais surtout de nombreux travailleurs émigrés.
En effet, les évolutions récentes ont fait de la Grèce, longtemps terre d'émigration, un pays d'immigration, et les nouveaux venus pratiquent le plus souvent l'islam ou le catholicisme. Leur différence confessionnelle vient renforcer leur extériorité à la nation grecque, même si l'intégration des migrants de confession orthodoxe (ressortissants des Balkans, notamment de Bulgarie ou d'Albanie) n'est pas toujours simple.
D'après les statistiques de la Conférence épiscopale de Grèce, les catholiques grecs seraient au nombre de 45 à 50.000, les résidents occidentaux de confession catholique environ 30.000, les Polonais 60.000 et les Philippins environ 45.000. Il faut ajouter un nombre inconnu d'autres migrants catholiques, notamment d'origine africaine, qui séjournent souvent irrégulièrement sur le territoire grec.
L'Église grecque ne compte que huit circonscriptions: les archidiocèses d'Athènes, de Corfou, de Rhodes et de Naxos et Tinos; les diocèses de Chios, de Crète, de Syros et de Santorin, une organisation qui ne convient évidemment guère aux nouvelles réalités du catholicisme en Grèce. Les évêchés des communautés catholiques «traditionnelles» des Cyclades (Naxos, Tinos, Syros, Santorin) ne comptent qu'un nombre très réduit de fidèles (de l'ordre d'une dizaine de milliers pour Syros et Naxos-Tinos), tandis que l'encadrement ecclésiastique est manifestement défaillant pour les communautés catholiques issues de l'émigration qui s'entassent à Athènes ou à Thessalonique. Les paroisses catholiques de la métropole du Nord dépendent d'un vicariat apostolique, placé sous la responsabilité de l'archevêque de Corfou, à l'autre bout du pays.
Depuis le XIXe siècle au moins, la Grèce est une terre de mission pour l'Église catholique. Dans la vision «conquérante» de certains missionnaires du passé, il s'agissait d'arracher les fidèles à «l'hérésie grecque » - et cette vision «combattante» ne contribue pas peu à expliquer l'actuelle méfiance de l'orthodoxie à l'égard du catholicisme et la quasi-absence de tout dialogue œcuménique en Grèce.
Cette approche déboucha sur la création d'une minuscule «Église grecque-catholique hellène», dite aussi «Église byzantine catholique». Un exarchat apostolique des catholiques de rite byzantin fut créé en 1911 à Istanbul puis, en 1932, un exarchat apostolique des catholiques de rite byzantin en Grèce. La présence catholique «byzantine» a pratiquement disparu de la Turquie moderne, mais quatre paroisses subsisteraient en Grèce, regroupant une poignée de fidèles. Cette tentative d'uniatisme, contemporaine de celle initiée en Bulgarie, n'a donc rencontré qu'un succès extrêmement limité, et le rite catholique byzantin est l'un des plus petits rites reconnus par le Vatican.
En réalité, les principaux succès de la mission catholique furent, comme souvent, la création d'établissements scolaires de prestige, beaucoup plus fréquentés par les enfants de la bourgeoisie orthodoxe que par les catholiques. Certains de ces établissements existent toujours, même si leur importance dans la formation des élites grecques a bien décru.
L'Église catholique en Grèce se trouve donc au seuil d'une nouvelle étape de son histoire. Si elle continue d'exister à travers les petites communautés «de témoignage» des Cyclades, dont l'existence est un legs de l'histoire, elle doit surtout répondre au défi nouveau posé par l'afflux d'émigrants catholiques, souvent encore très mal intégrés dans la société grecque. L'Eglise catholique, elle-même marginale dans un pays où l'orthodoxie jouit d'éclatants privilèges officiels, saura-t-elle se faire l'Eglise de ces marginaux, dans une société grecque en pleine crise?
Jean-Arnault Dérens
Notes
[1] Les accords de Lausanne règlent, respectivement, le statut des Grecs d'Istanbul et des «musulmans» de Thrace occidentale. Cette minorité turcophone est donc définie en termes confessionnels et non pas nationaux ou linguistiques. Ce statut de minorité confessionnelle suppose toujours un statut partiellement dérogatoire par rapport au droit européen, comme le maintien en vigueur de la chari'a dans le droit privé.
[2] Lire T.Tsatsis, «Grèce: difficile séparation de l'Eglise et de l'Etat», in Le Courrier des Balkans, 9 décembre 2005.
[3] http://www.interkriti.net/ccc/004.htm
[4] Les orthodoxes de Grèce ont renoncé au calendrier julien suivi par les orthodoxes de Russie ou de Serbie - à l'exception d'une petite dissidence dite «vieille-calendariste» - mais le comput pascal demeure le même pour tous les orthodoxes.
[5] Vassilis Alexakis, Paris-Athènes, Paris, Stock, 2006.
[6] À Syros, cet enseignement est assuré par le clergé séculier, mais aussi par les Capucins.
Jean-Arnault Dérens, qui collabore régulièrement à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2010 Jean-Arnault Dérens