La mosquée dans les turpitudes des stratégies impériales
Une évocation historique de Mohamed Telhine, docteur en sociologie de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), permit de rappeler que les mosquées en Europe furent dès le départ projetées dans le politique, mais de manière bien différente : la construction de mosquées s’inscrivait en effet dans le cadre de la rivalité des puissances européennes, prises alors dans une logique d’empire, loin des questions d'immigration et des peurs que suscitent ou permettent de créer les mouvements migratoires.
Ainsi, en 1915, l’Allemagne édifia une grande mosquée dans le Camp-du-Croissant à Zossen (au sud de Berlin), où des soldats musulmans, qu'ils fussent Indiens ou Africains, étaient détenus. Il s'agissait d'une assez grande mosquée en bois avec un dôme et un minaret de 23 mètres de hauteur, prenant pour modèle le Dôme du Rocher à Jérusalem. L'objectif de l'Allemagne — alliée avec la Turquie ottomane durant la 1ère guerre mondiale — était de retourner contre la France les soldats musulmans capturés qui combattaient sous le drapeau tricolore. La France, en réaction, décida de se doter d’une politique musulmane: organisation de pèlerinages à La Mecque, mise à disposition de facilités diverses pour les pèlerins dans les lieux saints. De même, la France se mit également à vouloir sa mosquée, bâtiment qui, dans les deux cas, représentait clairement un instrument de séduction des populations musulmanes de la part de chaque camp en conflit.
Le débat musulman sur le minaret
Nilüfer Göle, directeur de recherche à l’EHESS, rappela ensuite que l’enjeu est la patrimonialisation; celle-ci a fait l’objet de débats divers. Ainsi, dans la Turquie laïque, deux débats ont émergé autour de la mosquée : le premier esthétique, le deuxième fonctionnel. Dans le premier, il s’agissait de savoir s’il fallait ou non rester dans les normes de bâti tracées au XVIe siècle par l’œuvre du grand architecte ottoman Sinan. Le second portait sur l'éventuelle reconversion en lieu de prière de Sainte-Sophie, antique monument chrétien islamisé après la prise de Constantinople et devenu musée sous le régime laïc turc.
Cet exemple illustre comment les débats ont pu être de différentes natures: esthétique, fonctionnaliste, politique. L’arlésienne de la réflexion est le rapport au théologique, rappelle l’imam de Bordeaux Tariq Oubrou. Et ceci pour une raison simple : il n’y a pas de canonisation du minaret lequel n’est, du point de historique, que la reprise de l’idée de clocher - sowma’a en arabe - dans le christianisme. Il n’y aurait donc aucun problème, d’un point de vue de théologien, «pour ajuster la visibilité du minaret en fonction des paramètres culturels et politiques».
Ramzi Mahalawi, l’architecte de la mosquée de Gennevilliers, confirme «qu’il n’y a pas de style propre au minaret», dont la fonction est moins proprement cultuelle que d’offrir un «repère pour identifier le bâtiment comme étant une mosquée». Aux yeux de Françoise Duthu, maître de conférence à Paris-Naterre, ancienne députée au Parlement Européen (Groupe Verts/ALE) et auteur de Le Maire et la Mosquée: Islam et laïcité en Ile-de-France (L’Harmattan, 2009), le minaret est avant tout le signe d’un souci de dignité.
Les nouvelles mises sous tension politiques de la mosquée
L’adaptabilité architecturale du minaret n’empêche pas pour autant celui-ci de faire problème: pétitions de riverains, obstructionnisme procédurier, résistance des maires retardant souvent l’obtention d’un permis de construire délivré plus facilement à d’autres communautés religieuses, même si, selon Bernard Godard,chargé de mission au sein du bureau central des cultes du ministère de l'Intérieur et co-auteur (avec Sylvie Taussig) de Les Musulmans en France : Courants, institutions, communautés: un état des lieux (Ed. Robert Laffont), les plus ostracisés dans la construction de lieux de culte ne sont pas les musulmans mais les églises évangéliques.
Du coup, les normes architecturales deviennent éminemment politiques: c’est dans les réglementations et les procédures que se loge le politique. Ramzi Mahalawi se rappelle ainsi que la taille des minarets de la mosquée de Gennevilliers était était un enjeu clé: elle a dû être abaissée pour se trouver en dessous de la hauteur des immeubles avoisinants, le maire voulait également que l’emplacement de la mosquée ne soit pas marqué de façon trop centrale dans sa ville.
Les obstacles sont pourtant plus souvent politiques.
Tout d’abord, au niveau des autorités locales. Pour Françoise Duthu, la politique municipale de l’islam est un jeu d’acteurs avec des relations asymétriques, dans lequel le maire joue le rôle déterminant et définit le cadre d’action. Or, il n’y a quasiment pas de maire, témoigne-t-elle, qui soit vraiment favorable à la construction d’une mosquée sur sa commune. Selon elle, le point crucial qui déterminera la position du maire sera d’abord sa vision de la laïcité (est-elle organisationnelle ou identitaire, auquel cas elle vise alors le bannissement de la religion de l’espace public).
Nicole Samadi, historienne et membre de la commission municipale du culte musulman à Villejuif, témoigna aussi des blocages procéduriers fréquents utilisés par les autorités locales réticentes — l’arme fatale en la matière étant la question des places de stationnement disponibles.
Les musulmans face aux projet de mosquées: des compétences inégales
Par ailleurs, du côté de la communauté musulmane elle-même, les situations sont très inégales. Souvent, les capacités culturelles ou financières font défaut. Bernard Godard estime que 90% des financements des mosquées proviennent des croyants eux-mêmes. Francoise Duthu rappelle que la collecte d’argent est souvent un processus long, mené sur les marchés et débouchant sur une construction difficile. Bernard Godard confirme le parcours du combattant mené par les initiants; la construction se trouve souvent parsemée d’interruptions quand l’argent fait défaut, reprenant quand l’argent revient, mais avec des fonds souvent dépensés pour ravaler les dégradations survenues pendant la mise en veille du projet.
Les capacités culturelles, les réseaux sociaux et le professionnalisme constituent également des facteurs déterminants, susceptibles d’arracher le soutien du maire, comme ce fut le cas de la mosquée de Bobigny. Pourtant, dans ce cas-là, le projet de mosquée achoppa malgré tout, cette fois-ci non en raison du maire, mais de blocages aux échelons inférieurs de l’administration.
Nicole Samadi identifie dans sa commune trois types d’acteurs parmi les acteurs de projets de mosquées : tout d’abord, une militance peu active, focalisée sur le seul cultuel et ne mobilisant pas au-delà des orants de la prière du vendredi. Ils font des demandes régulières, mais échouent toujours et ne cherchent pas à sortir de leur groupe pour savoir pourquoi cela ne marche pas. Ensuite, un groupe beaucoup plus actif, qui a l’intelligence de passer de l’action cultuelle étroite à l’action culturelle plus large. Ce groupe a les faveurs du maire et rencontre régulièrement les responsables politiques, puisque ceux-ci reçoivent surtout ceux qui ont le même capital culturel qu’eux. Mais ces groupes, plus politiques, sont souvent divisés, même s’ils tentent d’unir les musulmans par ailleurs. Les jeunes constituent le troisième groupe. Ils sont principalement animés par le désir de trouver des lieux de prière pour leurs parents et par le "ras-le-bol" des divisions internes.
De l'avis de Nicole Samadi, localement, le vote suisse du 29 novembre a contribué à galvaniser les droites extrêmes, lesquelles se mobilisèrent en appelant à suivre l’exemple de la Suisse. Françoise Duthu a de son côté rappelé que le secrétaire général de l’UMP suggéra, après l’interdiction des minarets chez ses voisins helvètes, que la France n’avait pas forcément non plus besoin de minarets. En revanche, elle observe dans les sondages un double processus en cours : d’une part, un nombre important de Français sont opposés à la présence de mosquées; mais, par ailleurs, un sondage IFOP indique que la perception des immigrés s’est améliorée. Un hiatus qui tend à accréditer la thèse que la cible privilégiée des nouvelles formes de rejet social est la référence religieuse et non l’origine ethnique. Le problème n’est plus - ou moins - l’immigré, mais le musulman.
Dans une Europe occidentale en train de réaliser que l’islam fait désormais partie de son paysage social - et architectural - les nouvelles mises sous tension des signes visibles de foi sont le témoin de la prise de conscience de l'ancrage de l'islam comme réalité architecturale durable sur le continent. Le vote suisse en a sans aucun doute été la manifestation la plus épidermique, mais le quotidien des autorités locales est tout autant traversé de lignes de tension du même ordre. Reste aux partenaires de l’ajustement à trouver les termes les moins polémiques pour en gérer le bon déroulement.