La congrégation des Franciscaines Missionnaires de Marie (FMM) a été fondée par Hélène Marie Philippine de Chappotin de Neuville, en religion Sœur Marie de la Passion, née le 21 mai 1839 à Nantes, décédée à Sanremo (Italie) le 15 novembre 1904. Elle a reçu le 6 janvier 1877 l'autorisation de Pie IX de fonder un nouvel Institut spécifiquement destiné aux Missions. Les Franciscaines missionnaires de Marie sont aujourd'hui environ 7.000, réparties sur tous les continents, dans 76 pays. Cette congrégation de femmes, très engagée dans le travail social, vivant dans l'action le vœu franciscain de pauvreté, redéfinit le sens de sa mission, alors que les attentes sociales évoluent. Confrontées comme les autres congrégations religieuse à un bouleversement géographique - la moitié des sœurs sont désormais originaires du continent asiatique - les FMM mettent avant tout l'accent sur le défi de l'interculturalité, soulignant que le vent du changement doit aussi souffler dans l'Église.
L'immense maison généralice des Franciscaines missionnaires de Marie, sur les hauteurs de Grottaferrata, dominant Rome et la campagne du Latium, paraît bien vide, comme beaucoup de maisons d'ordre missionnaires. Les bâtiments ont été édifiés au début du XXe siècle, quand les effectifs de la Congrégation étaient en pleine croissance. Quelque 80 sœurs vivent pourtant toujours ici, et la maison accueille les rencontres de la congrégation. Pour parler de la mission, sœur Anne de la Bouillerie a réuni six consoeurs: il y a Margarita, de Pologne, Mary, d'Irlande, Célestine, du Congo, Rosana, du Congo, Lina et Mary-Rose, d'Inde, et Anna, du Chili. Des femmes engagées, qui parlent sans fard ni langue de bois de leur expérience et de leur vision de la mission et de la mission en général.
«Quand j'étais petite, je rêvais de partir loin, en Afrique, dans la forêt, de vivre l'aventure: pour moi, c'était cela, la mission», explique sœur Margarita, que tout le monde appelle par son diminutif de Gosia. «J'ai réalisé ce rêve. Ma première destination fut le Congo, près de l'Équateur, un endroit magnifique, où les gens vivaient assez bien, avaient à manger en suffisance, où la nature était splendide, où je me suis vite sentie chez moi, totalement en sécurité, totalement intégrée. Je faisais mon métier de sage-femme, et j'avais le sentiment d'avoir découvert mon pays, celui dont j'avais toujours rêvé. Ensuite, j'ai eu d'autres missions plus difficiles, notamment dans le sud du Congo, près de la frontière d'Angola, quand la guerre faisait rage dans ce pays. Nous croulions sous les réfugiés, dans une région déjà marquée par une très grande pauvreté, la faim et la malnutrition. J'ai découvert la pauvreté absolue, mais aussi l'impuissance, la tentation du découragement... En tout, je suis restée 23 ans au Congo, puis j'ai travaillé en Afghanistan, à Kaboul, dans une mission inter-congrégationnelle. Pour moi, cela a été l'occasion de découvrir l'islam, de me libérer de ma peur de cette religion. Nous étions obligées d'être très discrètes, de nous garder de toute forme de prosélytisme, de ne pas nous présenter comme des sœurs, même si, bien sûr, beaucoup d'amis afghans avec qui nous travaillions se doutaient bien de notre identité. Ils savaient au moins que nous n'étions pas mariées et que nous vivions en communauté. J'ai connu des gens fantastiques, des musulmans, mais aussi les chrétiens d'autres confessions. Nous étions une petite minorité, et nous priions tous ensemble, nous vivions ensemble, nous faisions la fête... Surtout, d'un pays à l'autre, j'ai découvert peu à peu que la mission c'était partout où je me trouvais, que 'partir loin' ne signifiait pas forcément faire beaucoup de kilomètres».
Mary, originaire d'Irlande, qui a travaillé six ans au Maroc, a rejoint la congrégation à 36 ans. C'est une vocation tardive. Pour elle, l'expérience de la mission, c'est d'abord celle de la vie dans une fraternité internationale. Elle a travaillé six ans au Maroc, parmi les populations berbères, où les FMM entretiennent de petites communautés. Les sœurs sont présentes dans ce pays depuis 1920, où leur travail social, éducatif ou sanitaire est tellement reconnu qu'elles sont souvent employés par l'État. Pour sa part, Mary vivait dans une petite communauté qui aidait les femmes à développer des activités artisanales. «Concrètement, durant trois ans, j'ai été vendeuse de tapis», explique-t-elle, sans rien omettre des limites de l'expérience. «En arrivant, je ne parlais pas la langue, ce fut une expérience de l'impuissance, mais d'une impuissance féconde, pas d'une impuissance stérile». «Nous étions trois sœurs, de trois nationalités différentes, nous nous efforcions de vivre la même vie que nos voisins. Enfin, presque la même vie, car nous n'avions pas tout à fait les mêmes problèmes, n'ayant pas de familles». Pourtant, la situation de la mission des FMM au Maroc est délicate: beaucoup de sœurs présentes dans ce pays sont aujourd'hui très âgées.
Anne, la Française, est l'aînée de la petite assemblée réunie ce soir. Après son entrée dans la congrégation, elle a vécu sa toute première expérience en Angleterre, où elle a fait durant cinq mois de l'évangélisation, mais très vite, elle est, elle aussi, partie vers le Proche Orient. Elle a été provinciale durant 26 ans - «23 ans en milieu arabe et 3 ans en milieu juif», précise-t-elle, en soulignant combien l'expérience de vie dans un milieu donné détermine le regard que l'on porte sur les situations. «Venir en milieu juif, près de Tel Aviv, après des années passées à Jérusalem, à Bethléem, à Nazareth, a été une expérience déconcertante mais très enrichissante pour moi». Plus âgées que ses consoeurs, Anne a été témoin des changements intervenus dans les missions des Franciscaines. «Autrefois, nous nous occupions principalement d'éducation, avec nos écoles, que fréquentaient surtout l'élite, y compris les musulmans. Après Vatican II, nos préoccupations ont changé, nous nous sommes davantage occupées de formation féminine, de formation professionnelle»... Anne reste discrète sur une vie aventureuse, évoquant rapidement la guerre du Liban, avant de lâcher: «partout où je suis allé, j'ai trouvé la guerre, et quand je suis revenu en Europe, cela a été le 11 septembre 2001, et d'autres peurs, d'autres fantasmes de guerre»...
Célestine, provinciale du Congo, souligne l'universalité de la mission, «ici et partout». Elle a passé de longues années en Afrique du Sud, où elle est arrivée peu de temps après la disparition du régime d'apartheid. «J'ai travaillé dans une paroisse du Nord du pays, dans une région rurale très reculée, dans une paroisse où il y avait deux pères blancs et deux sœurs, une paroisse qui couvrait 26 villages. «Ensuite, à partir de 1994, j'ai vécu dans une communauté dans l'East Transvaal. Nous étions quatre sœurs: une Autrichienne, une Irlandaise, une Sud-Africaine d'origine indienne, et moi, Congolaise... Ma principale difficulté a longtemps été la langue. Quand j'ai pu correctement parler le zoulou, tout a changé pour moi». Rappelée par la Congrégation, elle a quitté l'Afrique du Sud à regret. Elle a passé trois ans au Canada, et vient d'être élue provinciale du Congo. Elle s'apprête à repartir dans son pays, sans illusions. «Les Franciscaines missionnaires de Marie jouent un rôle très important au Congo. Nous sommes arrivées dans ce pays en 1898. Il y a aujourd'hui 200 sœurs d'origine congolaise, envoyées en mission partout dans le monde, et des sœurs de 18 nationalités différentes présentes au Congo. Nous gérons des écoles, des dispensaires, mais les enseignants, qui devraient être payés par l'Etat, ne le sont pas, ou bien avec beaucoup de retard, la corruption règne partout...»
«Être missionnaire, c'est aller à la frontière»
Sœur Rosana, Italienne, a passé 26 ans au Proche Orient, dont elle est revenue il y a dix ans. Elle rêve de repartir bientôt. «Etre missionnaire, explique-t-elle, c'est aller loin, aller à frontière, à la rencontre de la différence... De ceux qui sont différents dans leur foi, dans leur relation à Dieu, y compris parmi les chrétiens. En Syrie, j'ai découvert deux mondes: l'islam, bien sûr, mais aussi les Églises orientales, dont j'ignorais tout. Dans le Nord-Est de la Syrie, où j'ai vécu, il y a des Chaldéens, des Syriaques, des Assyriens, qui vivent un christianisme différent du notre, sûrement un peu fermé. Il est difficile mais important de comprendre comment ces chrétiens ressentent et perçoivent l'islam»... Sœur Rosana avoue qu'au contraire de Gosia, la Polonaise, elle ne se sent pas «totalement apaisée avec l'islam, avec un certain esprit de conquête que l'islam présente toujours». «Il a été très difficile pour moi de m'inculturer», explique-t-elle, «d'apprendre la langue, et surtout le langage du geste, des attitudes, tout ce qui ne s'exprime pas seulement avec des mots»... Elle évoque une société extrêmement diversifiée, où l'islam aussi est multiple - des Druzes, des Alaouites, des Yezidis vivent en Syrie. «Maintenant, c'est bon, beaucoup de gens croient même que je suis Syrienne! Le projet de la province était que nous soyons un pont, mais réaliser un tel pont avec le milieu juif était très difficile. C'était difficile aussi de vivre librement dans un milieu très fermé, très contrôlé». Rosana raconte avec humour ses nombreux démêlés avec la police politique syrienne, suscitant nombre de commentaires chez ses consoeurs, qui ont souvent été aussi confrontées à des situations de contrôle et de répression politique. «Nous allions partout, dans des zones où l'Église ne va pas. Comme nous sommes latines, nous suscitions moins la méfiance, car les différentes Églises orientales sont en forte rivalité entre elles». «Être missionnaire, c'est s'enrichir de la différence», martèle-t-elle: «en Italie, on a trop longtemps vécu entre nous, entre gens tous pareils, partageant la même vie et la même foi».
Deux sœurs indiennes participent également à la discussion, Lina et Mary Rose. Cette dernière explique que le désir de partir en mission remonte au tout début de sa vie religieuse, «mais la situation particulière de l'Inde a fait que je suis restée au pays, hormis des séjours, comme étudiante, à Rome et à Glasgow». Une expérience enrichissante, qui lui a permis de découvrir la culture des communautés européennes: «à Glasgow, nous étions quelques jeunes sœurs étrangères dans une petite communauté de sœurs britanniques vieillissantes. Le contraste des cultures n'a pas toujours été simple à gérer»... En Inde, les Franciscaines missionnaires de Marie sont en pleine croissance, et les sœurs étrangères sont progressivement remplacées par des sœurs indiennes, alors que la congrégation a de forts engagements sociaux, notamment dans l'éducation, et auprès des communautés les plus marginalisées, celle des dalits, les intouchables. «C'est dans l'enseignement que je réalise désormais ma vocation missionnaire», explique Mary Rose. «Comme maîtresse des novices dans une communauté très pauvre, j'ai aussi fait l'expérience de la pauvreté, de la faim». Le parcours de Lina est comparable. Elle a également travaillé comme enseignante, et son engagement l'a principalement porté auprès des dalits, mais aussi des lépreux et des enfants handicapés. «Le but de notre enseignement», explique-t-elle, est «de donner une responsabilité sociale à ces enfants, mais il faut aussi amener les parents à s'engager». Au cours de sa vie missionnaire, sœur Lina a travaillé dans des communautés rurales très reculées, sur les pentes de l'Himalaya, comme dans les bidonvilles des grandes villes. Pour elle, la mission, «c'est aller dehors, là où les besoins sont les plus grands».
Anna, du Chili, dont l'engagement religieux remonte au temps de la dictature de Pinochet, rappelle le caractère central de «l'option radicale pour les pauvres». Au début de sa vie missionnaire, elle a passé deux ans à Londres, avant de partir en Afrique du Sud. «Cela m'a permis de découvrir l'universalité de la foi, avec la rencontre d'autres confessions comme l'anglicanisme, de découvrir aussi de nouveaux enjeux, comme la lutte pour les droits des femmes ou bien contre le SIDA. En Angleterre, j'ai aussi travaillé avec les gens de la rue, souvent confrontés aux problèmes de l'alcoolisme. Cela m'a permis de découvrir un nouveau sens de l'incarnation de Dieu. Ensuite, à Soweto, en Afrique du Sud, j'ai découvert la pauvreté extrême, la violence, notamment la violence contre les femmes»... Ensuite, sœur Anna est revenue au Chili, où elle a assumé les fonctions de provinciale durant huit ans, après la chute de la dictature. «La mission est circulaire», souligne-t-elle. «A nous de découvrir l'importance de la communauté en mission, de vivre pleinement l'expérience d'une communauté internationale et interculturelle, pour mieux découvrir le plan d'amour de Dieu»...
Ce défi de l'internationalisme et de l'interculturalité est souligné par toutes les sœurs, sans cacher les problèmes qui se posent parfois: les tensions ne sont pas rares, «mais nous devons donner le témoignage de la réconciliation entre nous. Cela fait partie de notre ADN de franciscaines», souligne une des sœurs, aussitôt approuvée. «Changer de culture, de communauté, n'est jamais simple», reprend toutefois soeur Rosana, l'Italienne. «Il faut cesser de prendre sa propre culture, comme unité de mesure de la Culture, c'est un processus long et difficile».
Les sœurs n'ignorent pas non plus les problèmes qui se posent aujourd'hui à leur congrégation et à la mission en général. Le vieillissement, toutefois, touche principalement les communautés d'Europe occidentale, et près de la moitié des sœurs franciscaines missionnaire de Marie viennent désormais d'Asie. Sœur Rosana refuse de s'inquiéter des chiffres. «Au moment de notre fondation, à la fin du XIXe siècle, les sœurs étaient 300, à une époque, nous avons été 11.000, aujourd'hui, nous sommes 7.000, peut-être reviendrons-nous un jour à ce chiffre de 300... Ce n'est pas grave, il faut se concentrer sur l'essentiel, sur le sens de la mission». Pourtant, ajoute-t-elle, «c'est toujours une souffrance de devoir fermer une mission, mais il en va ainsi: l'un sème, l'autre récolte».
Elle souligne que le rôle de la mission a changé: les missionnaires faisaient ce que font désormais les États dans beaucoup de pays, notamment dans le domaine éducatif et sanitaire. «Nous étions bien utiles, car nous travaillions beaucoup, et pour pas cher», s'exclame Rosana! «Maintenant, il faut redéfinir notre rôle».
Sœur Anne insiste sur les changements en cours. «Le monde est nouveau, l'Europe n'est plus son centre. Face à ces nouvelles réalités, l'Eglise change aussi, parfois avec retard, mais elle change »... Sœur Rosana souligne que l'Église «doit affronter le problème du pouvoir, et redéfinir les relations entre les laïcs et les religieux», mais elle confesse un optimisme sans faille. «Même si l'Église semble parfois hésiter, elle finit toujours par s'adapter, par évoluer».
Jean-Arnault Dérens
Jean-Arnault Dérens, qui collabore régulièrement à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2010 Jean-Arnault Dérens