Dans son édition du 3 décembre 2009, le China Daily, principal quotidien en langue anglaise de Chine populaire, a publié un article intitulé: «L'État de droit, meilleur chemin vers la liberté religieuse». L'auteur de l'article a interviewé Liu Peng, chercheur, membre de l'Académie chinoise des sciences sociales et juriste spécialisé dans les affaires religieuses. Il explique de manière détaillée qu' «il est aujourd'hui temps que le système soit développé de telle manière que les affaires religieuses soient de plus en plus régies par la loi, au lieu de l'être par des mesures de nature administrative - comme c'est le cas actuellement - ; pour ce faire, tous les groupes religieux devraient avoir la possibilité, sur un même principe d'égalité et de normalité, d'être enregistrés légalement».
Agé de 58 ans, Liu Peng a travaillé dans les années 1980 au département de Travail, du Front uni du Comité central du Parti communiste chinois, où il a contribué à la rédaction de nombreux documents relatifs à la politique du régime, notamment dans le domaine religieux. Ces dernières années, il a entamé avec succès une carrière d'entrepreneur privé, sans pour autant abandonner ses activités de chercheur et d'enseignant. À la jonction du monde des affaires et de l'université, il a fondé, en 1999, un Institut universel pour les sciences sociales, structure à but non lucratif dont les recherches sont financées par les profits tirés de ses affaires.
Selon Liu Peng, le moment est favorable en Chine pour que les religions, quelles qu'elles soient, se voient désormais garantie, sur une base non discriminatoire, une existence légale. Une telle évolution est nécessaire, argumente le chercheur car, dans le schéma actuel, les fonctionnaires, qui doivent s'appuyer sur un arsenal juridique peu adapté, se retrouvent à devoir gérer à la fois des groupes religieux dûment enregistrés (au titre des cinq religions reconnues officiellement par le système, à savoir le bouddhisme, le taoïsme, l'islam, le catholicisme et le protestantisme — le confucianisme, considéré davantage comme une doctrine morale, sociale et politique, n'est pas reconnu officiellement comme une religion par le gouvernement chinois) et des groupes religieux qui sont chaque jour plus nombreux à s'épanouir en dehors de toute structure officielle. Appelant à lui le legs laissé par Deng Xiaoping («rechercher la vérité à partir des faits»), Liu Peng explique: «Nous devons admettre que ce type de système administratif peut être amplement amélioré.»
Il poursuit en expliquant que si en bonne orthodoxie marxiste, l'État n'a pas à entretenir de rapports avec les religions, l'ironie de la situation en Chine est que l'Administration s'est vu amenée à rédiger des règlements concernant les finances, les activités ou la formation des différents groupes religieux, voire à les gérer directement pour mieux les inclure dans le plan de développement national. «Les croyants ont été encouragés à adhérer à des organes patriotiques contrôlés par le gouvernement.» Or, après trente années de réformes, la Chine «a changé», déclare encore Liu Peng. Il poursuit en expliquant que, depuis 2007, il a investi «des sommes substantielles», tirées de ses affaires, afin de mener des études sur des communautés religieuses à travers seize provinces du pays; s'il est trop tôt pour tirer des conclusions de ces études, il ressort que les chrétiens protestants qui pratiquent leur foi dans des «églises domestiques» - c'est-à-dire des lieux de culte non enregistrés auprès de l'officiel Mouvement des trois autonomies -, sont au nombre de 50 millions. Bien que des universitaires chinois aient attribué le considérable essor des communautés protestantes à des «forces occidentales animées de desseins 'diaboliques'», Liu Peng rejette une telle explication. Selon lui, les religions, qu'il s'agisse du bouddhisme, du christianisme ou de l'islam, adoptent des formes d'organisation diverses. Il n'est donc pas «facile» de convaincre un fidèle d'adhérer à autre organisation que la sienne et, «en temps de paix», une telle démarche «n'a pas de sens».
Mais, toujours selon Liu Peng, l'essor des «églises domestiques» protestantes n'est qu'une manifestation parmi d'autres des changements que connaît la société chinoise depuis trois décennies. Il évoque le problème du manque de rigueur dans la gestion financière de certains temples, la profusion de nouveaux groupes qui se fédèrent autour de croyances non reconnues par les autorités, voire même l'implication de groupes religieux dans des activités illégales. Face à ces évolutions protéiformes, «une nouvelle architecture légale est nécessaire, afin que toutes les organisations religieuses puissent rivaliser librement - à la manière de ce qui se produit dans une économie de marché -, le gouvernement n'intervenant que lorsque quelqu'un cherche à agir de manière contraire à la loi».
La constitution de la République populaire stipule que les citoyens «jouissent de la liberté de croyance religieuse [et que] l'État protège les activités religieuses normales». Selon Liu Peng, il existe aujourd'hui un consensus parmi les juristes chinois pour dire que l'expression «activités religieuses normales» ne doit pas être interprétée comme l'autorisation donnée à l'État d'agir à la manière d'un tribunal religieux, en disant quelles sont les activités religieuses permises. «Les pratiques religieuses diffèrent trop entre elles pour que le gouvernement puisse fonder son jugement sur un critère spécifique», analyse Liu Peng.
En réalité, le mot «normal» devrait être remplacé par «légal», seule réalité qu'il appartienne à l'État de définir. De manière très pragmatique, Liu Peng suggère de repousser à plus tard cette correction sémantique, mais il plaide pour le vote d'une loi-cadre sur la religion. En 2004, le Conseil d'État, c'est-à-dire l'exécutif, a promulgué des «Règlements relatifs aux affaires religieuses». Désormais, c'est à l'Assemblée nationale populaire de se prononcer afin de voter un texte conforme à l'État de droit qui clarifierait les relations entre, d'une part, les organisations religieuses et, d'autre part, l'État. À la manière dont les réformes ont été mises en place en Chine, Liu Peng suggère de lancer des projets expérimentaux dans cinq ou six régions, projets qui pourraient ensuite être étendus à l'ensemble du pays.
Selon le journaliste du China Daily, bien que le gouvernement n'ait pas réagi aux pistes de recherche avancées par Liu Peng, ce dernier se montre «optimiste». L'équipe au pouvoir fait preuve de plus d'ouverture d'esprit qu'auparavant et «à tout le moins, personne ne m'a demandé de me taire. Ils doivent savoir que je cherche simplement à aider le gouvernement à identifier et à résoudre ses problèmes», conclut le chercheur.
Les réactions de l'étranger fusent, après la publication de l'article du chercheur Liu Peng
À peine le chercheur Liu Peng avait-il fait paraître dans les colonnes du China Daily sa proposition de rénover la politique religieuse du gouvernement chinois dans le sens d'une plus grande séparation de l'État et des religions ainsi que de la mise en place d'un système régi par la loi que des commentaires ont commencé à apparaître à l'étranger.
Parmi les premiers à réagir, on trouve les milieux protestants évangéliques dont les think tanks aux États-Unis suivent de près l'actualité chinoise. Chercheur au Global China Center, institution proche du pasteur Billy Graham, Carol Lee Hamrin a coordonné la rédaction d'un ouvrage publié en janvier de cette année, Salt and Light: Lives of Faith That Shaped Modern China (Studies in Chinese Christianity). Selon elle, le simple fait que le China Daily, quotidien à l'audience réduite parce qu'il est écrit en anglais mais journal néanmoins très officiel, ait publié l'interview de Liu Peng indique que le débat est ouvert. «L'article est très détaillé et aborde des sujets sensibles», estime Carol Lee Hamrin.
À Los Angeles, Brent Fulton qui préside China Source, un institut proche des milieux évangéliques, pense que l'article de Liu Peng «indique que le gouvernement envisage vraiment de réformer sérieusement sa politique religieuse; le sujet est à l'ordre du jour». Brent Fulton se dit également surpris que le China Daily ait imprimé noir sur blanc l'estimation donnée par Liu Peng du nombre des Chinois qui pratiquent au sein des «églises domestiques». Avec ce chiffre de 50 millions de fidèles, «ils disent très nettement que le Mouvement pour les trois autonomies est loin de fédérer tous les protestants de Chine. Il est clair désormais qu'il y a plus de protestants au-dehors qu'au sein même du Mouvement pour les trois autonomies. Écrire cela dans un journal a quelque chose de remarquable», note-t-il encore.
En dehors des milieux proches des évangéliques, l'article du China Daily a aussi fait l'objet d'analyses. Selon Nina Shea, directrice du Center for Religious Freedom, du Hudson lnstituie, organisation promouvant la démocratie parlementaire, reconnaître ainsi l'importance du phénomène des «églises domestiques» est inédit et montre que le régime est plutôt prêt à l'accepter. Toutefois, appuie-t-elle, Liu Peng se trompe en proposant une loi-cadre sur la religion. «Dans les faits, l'esprit des lois faites pour encadrer l'existence légale des religions n'est jamais respecté; ces lois sont enfreintes ou détournées, explique Nina Shea. Toutefois, il semble bien que la Chine se défasse peu à peu d'une attitude de suspicion très forte à l'égard des religions. Ce changement d'attitude, cette volonté d'accepter le fait religieux est très positif.»
Pour Carol Lee Hamrin, du Global China Center, la perspective d'une loi sur la religion est ce dont la Chine a besoin à aujourd'hui. «En Chine, les gens partent du principe qu'il est interdit de faire telle ou telle chose, à moins que le gouvernement ne vous dise explicitement que vous avez le droit de le faire. Que différentes églises voient leur existence reconnue par la loi représenterait la voie la plus commode pour introduire la liberté de religion - et une telle approche est celle qui paraît la plus adaptée à la culture chinoise», analyse-t-elle, ajoutant: «Pour que des changements positifs adviennent sans violence, il est nécessaire que des intellectuels comme Liu Peng participent au débat; il faut aussi que les gens qui revendiquent l'exercice de leurs droits légitimes puissent agir. C'est l'interaction des deux qui permettra de progresser.»
Pour les observateurs, la parution de l'article de Liu Peng renvoie à une actualité vieille de quelques années: les 15 et 16 décembre 2001, Pan Yue, à l'époque directeur adjoint du Bureau du Conseil d'État pour la restructuration des systèmes économiques, avait publié deux articles dans des journaux relativement périphériques mais néanmoins importants. Sous le titre: «Quelle perspective avoir sur la religion? Le point de vue marxiste sur la religion doit évoluer avec le temps», le jeune et ambitieux haut fonctionnaire Pan Yue proposait que le Parti communiste chinois adopte une politique de plus grande tolérance en matière religieuse, et allait jusqu'à préconiser l'entrée en son sein de croyants.
Face à une administration pour qui les religions doivent faire l'objet d'un étroit contrôle, on peut constater qu'une fraction au moins des intellectuels proches du pouvoir s'efforce avec patience d'introduire des réformes dans ce domaine sensible.
Cet article a été publiée dans le N° 519 (16 décembre 2009) d’Eglises d’Asie, Agence d’Information des Missions Etrangères de Paris (128 rue du Bac, 75341 Paris Cedex 07).