Le cas n'est pas unique: dans bien des régions du monde, face à l’arrivée de religions missionnaires, les croyances indigènes ont été confrontées à des interrogations. Comment rester crédibles face aux nouveaux venus et, plus généralement, face aux transformations des sociétés? Les tentatives d’y répondre peuvent prendre la forme de mouvements religieux nouveaux, de type réformiste, qui entendent sauvegarder les croyances anciennes en les modernisant. Dans le Nord-Est de l'Inde, de telles tentatives ont des précédents, par exemple le mouvement – aujourd'hui plus que centenaire – Seng Khasi, apparu en 1899 dans l'actuel Etat du Meghalaya.
Au cœur de ces mouvements se trouve une perception du caractère non séparable de la religion et de la culture, aux antipodes des concepts d'inculturation défendus aujourd'hui par de nombreux missionnaires chrétiens. Les mouvements de revitalisation ont le sentiment de sauver bien plus que des croyances, même s'ils contribuent eux aussi à une modernisation et transformation de la culture locale.
L’Arunachal Pradesh est un Etat himalayen de l’Inde, dans l’extrême Nord-Est du pays. Il a une longue frontière avec la Chine, ce qui en fait une zone stratégiquement sensible; les touristes n'y sont pas encore très nombreux, d'autant plus qu'un permis spécial est requis pour y accéder.
Mais l’Arunachal n’est pas épargné par la circulation des croyances. Outre les hindous, les bouddhistes et les adeptes des religions traditionnelles de la région, une présence missionnaire chrétienne a contribué à la transformation du paysage religieux, mais suscite en même temps des réactions.
Dans l’Arunachal Pradesh, deux types de mouvements voudraient entraver la diffusion du christianisme. D'une part, des activistes hindous, qui réagissent plus largement aux efforts missionnaires à travers le sous-continent. D'autre part, des pratiquants des religions indigènes, qui ont le sentiment de voir celles-ci érodées par l’activité missionnaire. Ces attitudes débouchent parfois sur des convergences entre ces deux courants, mais pas toujours, même si les militants hindous et les défenseurs des traditions indigènes tombent d'accord pour s'opposer aux courants missionnaires. Certains activistes indigènes se méfient d'une récupération de leurs traditions par l'hindouisme, tandis que d'autres ne semblent pas défavorables à une tendance hindouisante, d'autant plus que celle-ci peut offrir des soutiens politiques. Comme dans d'autres parties du Nord-Est de l'Inde, un débat sur la nature de l'identité locale et sur l'appartenance culturelle de l'Arunachal au monde hindou se joue ici, sur un autre registre, parallèlement au débat sur l'acceptation des influences religieuses occidentales ou la résistance à celles-ci.
Certains habitants ont décidé que la meilleure manière de résister aux déplacements vers le christianisme était de moderniser et d’organiser les croyances traditionnelles. Celles-ci tournaient autour de rituels villageois et locaux, mais ne connaissaient rien qui ressemblait à une Eglise. Sous l’égide de Donyi-Polo, la divinité Soleil-Lune (largement vénérée à travers les groupes tribaux de l'Arunachal), et avec l’impulsion d’intellectuels tribaux, un mouvement est né est s’est répandu à travers l’État avec une rapidité inattendue. Différents groupes travaillant aux mêmes objectifs, tels que Donyi Polo Yelam Kebang et la Société pour la foi et la culture indigène de l’Arunachal Pradesh (Indigenous Faith and Cultural Society of Arunachal Pradesh, IFCSAP), auraient déjà ouvert plusieurs dizaines ou même centaines de lieux de culte dans la région (faute de recherches détaillées, il convient de rester prudent dans les estimations).
Ces lieux de culte ressemblent à des églises. Les cérémonies elles-mêmes évoquent en partie le culte dominical d’une église (mais le samedi est le jour du culte). Les fidèles utilisent des livres d'hymnes et de prières. Des emprunts sont aussi faits à des pratiques courantes de l’hindouisme, et l’on voit de l’encens ou des luminaires brûler dans les salles de culte (certains critiques de Donyi Polo accusent d'ailleurs le mouvement d'être "une autre forme d'hindouisme" plus qu'une perpétuation des croyances traditionnelles). Des processions de Donyi-Polo, similaires à celles des églises chrétiennes, traversent maintenant les villes et villages de l’Arunachal. Et des hommes politiques ne manquent pas de porter une oreille attentive à un mouvement en plein essor: le 31 décembre, fête de Donyi-Polo, est devenu jour férié dans l’Arunachal.
C'est donc tout un effort de réforme et codification de la religion traditionnelle qui est en cours, avec des effets qui se sont également sentir, à travers des organisations sœurs, dans des populations de l'Etat voisin de l'Assam. Outre la revitalisation réformatrice de la religion traditionnelle, l'espoir des auteurs de ces initiatives est de renforcer l'unité entre les différents groupes tribaux adhérant au culte de Donyi-Polo. Des membres de l'IFCSAP ont même tenté de développer une écriture propre aux langues indigènes, illustrant des enjeux bien plus vastes qu'une adhésion à une confession de foi plutôt qu'une autre.
Loin de se voir comme une simple religion locale et périphérique, les partisans du mouvement Donyi-Polo en arrivent à lui conférer un statut éminent, retournant ainsi en quelque sorte la situation: "Les croyances indigènes de l'Arunachal Pradesh sont le parent et l'origine de toutes les religions organisées du monde moderne. Toute nation sur cette terre a vénéré la nature à l'origine [...]. Je crois donc que le Dieu Soleil-Lune (Donyi-Polo) est la racine de toute religion dans le monde", expliquait Taba Hare lors de la First International Conference of Elders of Ancient Traditions and Cultures en 2003 [le lien http://iccsus.org/1stConf/304.html ne fonctionne malheureusement plus - 01.10.2016].
A l'inverse, les "traditionalistes" de l'Arunachal se méfient et estiment que les "réformistes" contribuent à la destruction des traditions tribales, au centre desquelles se trouvaient en particulier les sacrifices d'animaux. Un prêtre tribal se lamente: "Le donyi-poloisme a mis un terme à tous ces rituels et sacrifices qui ont été pratiqués durant des générations. Nous n'avions jamais vénéré d'idole, et maintenant nous avons une image du soleil et de la lune. Nous n'avions pas de temples. Maintenant nous en avons. Ce sont des idées étrangères, pas des croyances tribales. Ainsi, d'une certaine manière, c'est un autre genre de conversion." (Priyanka P. Narain, "Tribal Leaders Borrow Different Ideas to Keep their Flock Together", LiveMint, 4 juin 2008)
Les réformistes rétorquent que la signification et l'importance des fêtes et pratiques traditionnelles se sont émoussées: les jeunes ont cessé de s'y intéresser sérieusement, la transmission des pratiques ne s'opère plus comme par le passé. Ce qu'ils font n'est rien d'autre que "la pratique d'une vieille foi sous une nouvelle forme". "Si nous voulons faire de notre religion de Donyi-Polo une religion rationnelle, nous devons aussi adopter un nouveau système", explique Talom Rukbo, l'un des initiateurs du mouvement, au réalisateur de films documentaires Moji Riba, auteur d'un très intéressant reportage sur les transformations religieuses en Arunachal Pradesh, dont quelques captures d'écran illustrent cet article.
Pour ceux qui se trouvent à l'origine du mouvement réformiste autour de Donyi Polo, les transformations extérieures n'ont pas tant d'importance: ce qui compte, c'est que l'esprit reste le même. D'une façon qui peut sembler paradoxale, ces changements, loin d'affecter l'identité, leur paraissent être le meilleur moyen de préserver celle-ci.
En tout cas, en Arunachal Pradesh comme ailleurs, la perception des groupes réformistes semble claire: afin de résister aux religions missionnaires, il faut devenir aussi bien organisé que celles-ci. Ce qui frappe l'observateur dans le cas de Donyi-Polo est la nature volontariste, entièrement consciente et assumée par ses auteurs, de cette entreprise de modernisation de croyances tribales traditionnelles.
Jean-François Mayer
Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur les rapides transformations religieuses en Arunachal Pradesh, la survie des cultes traditionnels et l’émergence de Donyi Polo, nous recommandons l’excellent film documentaire en anglais de Moji Riba, Prayers for New Gods (2001, durée: 30 minutes). Le distributeur exclusif de ce film est la maison indienne de distribution Syncline Film Store (vente uniquement en ligne): www.synclinefilmstore.com.
Cet article accompagne et développe une récente chronique, plus courte, diffusée le 13 septembre 2009 sur les ondes de la Radio suisse romande (La 1ère), dans le cadre de l’émission Hautes Fréquences. Toutes les deux semaines, Jean-François Mayer y présente une information et réflexion brève sur une question liée à la religion dans le monde contemporain.