La question avait déjà été soulevée à l’époque de la meurtrière épidémie de grippe espagnole, en 1918, ou plus récemment lors de la grippe aviaire: à l’heure où l’on craint une diffusion rapide du virus H1N1, cette menace doit-elle entraîner la modification de certaines pratiques religieuses afin de limiter la propagation du virus?
Modifier certaines pratiques dans un but préventif
Ainsi, réunis au Caire au mois de juillet, les ministres de la santé de pays musulmans, en réunion avec des experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ont déconseillé aux jeunes de moins de 12 ans, aux personnes âgées et aux malades chroniques de participer au pèlerinage à La Mecque, afin de préserver les groupes les plus vulnérables; en principe, des personnes dans cette situation ne recevront pas de visa. L’Iran a pour sa part interdit les pèlerinages à La Mecque durant le mois de ramadan, après plusieurs cas de grippe H1N1 contractée durant un voyage sur les lieux saints de l’islam.
Aux Philippines, dans le diocèse de Manille, une prière spéciale pour demander à Dieu sa protection contre le virus a été introduite. Il a aussi été décidé, le 9 juin, que les fidèles devraient recevoir la communion uniquement dans la main, et non pas dans la bouche de la main du prêtre. Cette décision a été mal reçue dans des milieux catholiques traditionalistes, pour lesquels la révérence due à l’hostie impose de recevoir celle-ci sur la langue, et non dans la paume de la main. Le 23 juillet, cependant, au vu des dernières informations concernant le virus, l’archevêque décidait d’autoriser à nouveau la réception de la communion dans la bouche, tout en renouvelant des recommandations d’hygiène stricte aux prêtres.
Au Royaume-Uni, les archevêques anglicans de Cantorbery et de York ont recommandé de suspendre l’usage du calice lors de la communion, rompant avec la tradition anglicane de distribution de la communion sous les deux espèces du pain et du vin (Le Monde, 24 juillet 2009). Une solution suggérée pour ceux qui tiennent à conserver néanmoins la communion sous les deux espèces est l’intinction, c’est-à-dire de tremper l’hostie dans le vin au moment de distribuer la communion, comme cela se pratique déjà assez largement dans des églises anglicanes en Afrique. Les évêques assurent que la communion sous une seule espèce pour des raisons de nécessité ne porte pas atteinte à la plénitude du sacrement et évoquent des précédents historiques.
En Suisse, dans le canton de Zurich, l’Eglise réformée recommande de petits gobelets individuels pour le vin de la Sainte Cène, au lieu d’un calice unique. Quant à l’Eglise catholique romaine, elle recommande d’éviter un contact physique lors du signe de paix qu’échangent les fidèles (en général en se serrant la main) durant la célébration liturgique et de le remplacer par un signe de tête. Et il est vivement conseillé aux malades de rester chez eux pour éviter de contaminer des fidèles (NZZ am Sonntag, 16 août 2009).
On retrouve dans plusieurs pays et chez plusieurs Eglises des approches semblables, y compris, dans des paroisses catholiques et anglicanes, l’initiative d’assécher les bénitiers (petites vasques contenant de l’eau bénite, dans laquelle le fidèle trempe le bout des doigts et avec laquelle il se signe en entrant dans l’église). Et nous pourrions multiplier les exemples: à travers le monde de nombreuses communautés religieuses ont émis des recommandations, témoignant du caractère global des préoccupations suscitées par le virus H1N1 et de l'impact tant des reportages dans les médias que des déclarations des autorités sanitaires et de l'OMS.
Entre la prévention et les principes de la foi
Ce qui semble au non croyant représenter de simples restrictions de bon sens dans le cadre d’efforts préventifs soulève cependant des questions beaucoup plus profondes qu’il n’y paraît. Ainsi en va-t-il des modifications de la pratique de la communion dans des Eglises de tradition liturgique fortement attachées à la croyance selon laquelle le pain et le vin consacrés ne sont pas simplement des symboles, mais deviennent le Corps et le Sang du Christ.
Un tel exemple vient d’être fourni par une controverse qui a éclaté dans le milieu orthodoxe français, relatée par le site d’information Orthodoxie.com.
Un prêtre exerçant des responsabilités au sein de la Métropole orthodoxe roumaine d’Europe occidentale et méridionale a adressé au clergé et à quelques autres personnes un message recommandant des mesures de prudence en distribuant la communion, qui est donnée dans la tradition orthodoxe byzantine à l’aide d’une cuillère plongée dans le calice, et dont le contenu est ensuite versé dans la bouche des fidèles. “On peut éviter tout contact avec la cuillère (si on ouvre grand la bouche et se renverse un peu en arrière, le prêtre n’a qu’à verser la parcelle sans toucher pour autant les lèvres) ; le prêtre, aidé du diacre, peut essuyer systématiquement la cuillère après chaque personne”, écrit l’auteur.
Un théologien orthodoxe français, Jean-Claude Larchet, a vivement réagi et s’est adressé au Métropolite Joseph en lui demandant d’intervenir; il explique sa démarche en ces termes:
“Comment des prêtres qui essuient la sainte cuillère après chaque communion pourront-ils être crédibles lorsque, avant de donner la sainte communion, ils diront la prière: ‘Je crois que ceci même est Ton Corps très pur et que ceci même est Ton Sang très précieux’, ou encore: ‘Que la réception de Tes saints mystères, Seigneur, [soit] pour moi guérison de mon âme et de mon corps’?
“Si certains fidèles ont une foi fragile et des doutes, ils peuvent s’abstenir de communier. Mais comment admettre que des prêtres dont le rôle est d’affermir la foi des fidèles et de donner l’exemple puissent ainsi au contraire introduire le doute parmi des fidèles qui n’en auraient pas eu autrement ou renforcer les doutes de ceux qui en avaient?
“De telles paroles et une telle attitude portent atteinte au cœur même de notre foi, car Celui qui a vaincu la corruption et la mort, le Christ Dieu Tout-Puissant, le Médecin suprême des âmes et des corps, qui a le pouvoir de guérir les maladies spirituelles, psychiques et corporelles des hommes et qui chaque jour accomplit des myriades de miracles par le don aux fidèles de Son Corps et de Son Sang très précieux, est présenté comme un vecteur possible de maladie et fait l’objet de mesures de prophylaxie!”
Jean-Claude Larchet déclare avoir déjà eu connaissance de telles “impiétés”, notamment dans des paroisses aux Etats-Unis, où la communion serait donnée avec des cuillères en plastique jetables.
Jean-Claude Larchet complète sa lettre par le texte d’une encyclique d’un évêque grec, le Métropolite Nicolas (Hadzinikolaou), lui-même médecin de formation et qui réaffirme dans son message la foi traditionnelle de l’Eglise orthodoxe, voyant dans certaines initiatives prises à l’occasion du virus H1N1 une occasion de dénigrement de la foi et déclarant notamment (27 juillet 2009):
“Est-il possible que la divine communion devienne cause de maladie ou même de la plus petite nuisance? Est-il possible que le Corps et le Sang de notre Seigneur et Dieu souille notre corps et notre sang ? Est-il possible que l’expérience quotidienne de deux mille ans soit atteinte par le rationalisme et la superficialité de notre époque?
“Depuis des siècles, les fidèles tant sains que malades, reçoivent la communion du même saint calice et de la même sainte cuillère, que nous ne lavons ni ne désinfectons jamais, sans aucun préjudice. Les aumôniers des hôpitaux, alors que même des maladies contagieuses y sont traitées, donnent la communion aux fidèles et consomment le reste des saints dons avec piété, et vivent longtemps. La sainte communion est ce qu’il y a de plus sacré pour l’Église et pour les hommes, le plus grand remède de l’âme et du corps. C’est là l’enseignement et l’expérience de notre Église.”
Ainsi, loin de n’être qu’une simple question sur la réponse religieuse à donner à un problème de santé, les réactions au virus H1N1 peuvent soulever des dilemmes et de sérieux problèmes théologiques, mettant même à l'épreuve des données traditionnelles d'une foi.
Les juifs pieux et la mezouza à l’heure de l’épidémie
Le problème se pose aussi pour les juifs pieux. Interrogés par un journaliste juif orthodoxe, plusieurs médecins israéliens ont admis qu’il pouvait y avoir danger, en cas d’épidémie, à toucher ou embrasser la mezouza, cet étui fixé sur le montant droit de la porte et contenant un parchemin sur lequel sont écrits deux passages du livre biblique du Deutéronome. Cette pratique suit ce verset se référant aux commandements de Dieu: “Tu les inscriras sur les poteaux de ta maison et sur tes portes.” (Deutéronome, VI, 9)
“Par la circoncision, les tsitsith [franges rituelles portées pour se rappeler les commandements de Dieu], les tefilline [boîtes noires contenant des textes de la Torah que le fidèle fixe avec des lanières sur la tête et le bras gauche pendant la prière], le juif porte sur son corps et ses vêtements des signes dans lesquels il exprime son amour pour Dieu et qui, au besoin, le rappellent à ses devoirs; la mezouza l’avertit de même lorsqu’il sort de sa maison ou qu’il y rentre; elle est comme le symbole de la crainte du Seigneur qui y règne.” (E. Gugenheim, Le Judaïsme dans la vie quotidienne, 4e éd., Paris, Albin Michel, 1978, p. 20)
La mezouza n’est pas un talisman, rappellent les érudits juifs, mais un rappel des commandements. Des juifs pieux ont pour habitude de la toucher ou de l’embrasser en pénétrant dans une maison.
Face à d’éventuels risques d’infection par le contact avec une mezouza, le Grand Rabbin des juifs sépharades en Israël a tenté de trouver une solution combinant le respect de la tradition et la prévention de l’épidémie: si réellement les autorités sanitaires devaient émettre une mise en garde, il recommanderait aux fidèles d’approcher au moins la main de la mezouza et d’embrasser la main, pour éviter que cette pieuse coutume ne tombe en désuétude. Un intéressant exemple d’adaptation possible d’une pratique religieuse à des situations nouvelles...
Mais sur les sites juifs, les débats peuvent être vifs. En laissant de côté la question même de savoir si le virus pourrait subsister sur un objet sec, en dehors du corps humain, certains jugent qu’il faut abandonner une coutume qu’ils déclarent superstitieuse, désuète ou suspecte de relents magiques. D’autres recommandent de nettoyer la mezouza avant de l’embrasser. D’autres encore voient dans les recommandations médicales une pernicieuse tentative d’éloigner les croyants d’un acte de piété et, en outre, un manque de confiance en Dieu.
Vice-ministre israélien de la Santé, Ya'acov Litzman a pour sa part déclaré au Jerusalem Post (20 août 2009): “Les mezuzot protègent le foyer; ils ne diffuseront pas la maladie.”
A la fin du mois d’août 2009, 18 personnes étaient déjà mortes du virus H1N1 en Israël. Il est donc probable que les discussions sur la mezouza ne soient pas terminées.
A l’intersection entre religion et santé
Ces exemples montrent comment un problème qui ne semble avoir au départ aucun lien avec le monde des religions peut néanmoins exercer un impact sur celles-ci, transformer des pratiques (temporairement ou non), voire provoquer des débats théologiques dont la nature, au regard des croyants concernés, n’est nullement secondaire.
Les liens entre religion et santé sont multiples. Régulièrement, des articles abordent ainsi la question des effets de la religion sur la santé. Faut-il faire confiance à Dieu seul pour la guérison, comme le suggèrent certains groupes religieux? Ou, comme le font la plupart des croyants, considérer que la médecine est une application légitime du savoir humain? Il existe plusieurs études sur ce que l’on a pu appeler, comme l’a fait Régis Dericquebourg, des “religions de guérison” (Croire et guérir: quatre religions de guérison, Paris, Ed. Dervy, 2001): même si la doctrine de ces groupes ne tourne pas autour de la seule question de la guérison et englobe un ensemble bien plus large de croyances, la dimension thérapeutique (psychologique et/ou physique) y occupe une place importante. Les ponts entre médecines parallèles et croyances parallèles sont d’ailleurs multiples.
Une “orthodoxie médicale” s’est mise en place dans le monde moderne: tout type de médecine est lié à des présupposés culturels et à une vision du monde: “la tendance de notre culture [occidentale] à séparer la guérison de la religion est aussi conditionnée historiquement que les efforts de périodes précédentes à les unir” (Robert C. Fuller, Alternative Medicine and American Religious Life, New York, Oxford University Press, 1989, p. 5).
Sous le titre Quêtes de santé: entre soins médicaux et guérisons spirituelles (Genève, Labor et Fides, 2007) avait été publié un ouvrage collectif contenant les interventions prononcées lors d’un colloque organisé à Genève en 2006 par le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC). S’il ne porte pas sur les pandémies, ce livre offre de pertinentes réflexions sur les relations entre dimensions spirituelles et thérapeutiques. Des auteurs y rappellent que l’autonomisation des sphères du religieux et du thérapeutique est un phénomème moderne, et nullement universel: il y a eu une “laïcisation du monde médical et soignant” et une “fracture entre religions et médecine”, dans le contexte d’une dichotomie plus large opposant “science et religion, raison et croyance, laïcité et foi”, observe Ilario Rossi (p. 16).
Tant les religions que les pratiques médicales s’occupent de sujets liés à des questions existentielles pour l’être humain. Et les catégories n’ont pas toujours l’étanchéité qu’on serait tenté de leur prêter. A sa façon, l’apparition d’un virus tel que le H1N1 peut aussi soulever des questions sur ces frontières.
Jean-François Mayer
Cet article accompagne et développe une première chronique parlée, plus courte, diffusée le 30 août 2009 sur les ondes de la Radio suisse romande (La 1ère), dans le cadre de l’émission Hautes Fréquences. Toutes les deux semaines, Jean-François Mayer y présentera une information et réflexion brève sur une question liée à la religion dans le monde contemporain.