L'islam est l'une des religions qui connaît aux Etats-Unis la croissance la plus rapide. Contrairement à ce qu'on a souvent cru, lu ou écrit, l'islam ne «s'attrape» pas seulement en prison ou en se mariant. Les motivations des nouveaux convertis sont aussi multiples que profondes et sincères. D'autant plus lorsque les convertis en question sont issus d'une culture en apparence antithétique à la culture musulmane. Les Latino-Américains sont pourtant le groupe ethnique dont la croissance est la plus dynamique du pays. Rien d'étonnant à ce que les deux tendances finissent par se rencontrer pour former une identité nouvelle, incongrue pour le témoin extérieur, évidente pour le nouveau converti: latino, musulman et américain.
Portrait d'une jeune communauté en pleine croissance
Juan Galvan, mexicain-américain de 35 ans, vit au Texas. Il s'est converti il y a huit ans. Quand on lui demande de décrire sa culture, il répond: «Nous sommes américains, latinos et musulmans, mais musulmans avant tout.»
La communauté latino-musulmane, forte de son patchwork identitaire, n'est pas simple à définir. Sans doute, en premier lieu, parce qu'il s'agit d'une communauté jeune, qui n'a pas encore fait l'objet de recherches universitaires approfondies. Ensuite, pour des questions de statistiques. Le nombre global apparaît difficile à déterminer avec exactitude. En effet, le US Census Bureau (Office de Recensement Américain) ne collecte pas d'informations sur la confession des citoyens américains. Néanmoins, des chiffres émanant de l'American Muslim Council (Conseil Musulman Américain) évaluent la population latino-musulmane en 2008 à 200.000 personnes environ. Elle serait donc cinq fois plus importante qu'une décennie plus tôt.
Grâce aux premières recherches financées par des associations islamiques américaines, une ébauche de portrait devient possible. Ainsi, le latino-musulman type a entre vingt et trente ans, est étudiant ou diplômé et vit dans une grande ville - principalement New York, Los Angeles, Chicago et Miami. Il est le plus souvent né aux Etats-Unis, et issu d'une famille elle-même implantée aux Etats-Unis depuis plusieurs générations. Neuf fois sur dix, il s'est donc converti sur le sol américain. Sur la côte Est, il est généralement d'origine porto-ricaine ou dominicaine, et dans les Etats du Sud, d'origine mexicaine.
L'héritage hispano-musulman
A ceux qui voient un paradoxe dans le fait d'être porto-ricain et musulman, Ibrahim Gonzalez, 53 ans, new-yorkais d'origine porto-ricaine, converti à l'islam depuis son adolescence, rétorque: «Ce n'est pas du tout contradictoire, au contraire. Du point de vue historique, tout le monde a été en Espagne à un moment ou un autre: les Wisigoths, les Berbères, les Romains et même les Africains de l'Ouest. C'est cette connexion historique qui fait qu'on se sent très à l'aise avec notre nouvelle religion.»
La conversion de latinos à l'islam s'inscrit donc dans une démarche de réappropriation culturelle d'un héritage musulman qui aurait été effacé de l'histoire officielle. Cette démarche passe généralement par le rejet de l'«occidentalisme» (westernness) imposé comme modèle socio-culturel lors de la colonisation de l'Amérique du Sud et des Caraïbes par les Espagnols catholiques. La vague de conversion latino-musulmane constitue un moyen indirect de dénoncer a posteriori la fausse homogénéité du carcan hispano-catholique et de rappeler que de nombreux Maures (moriscos) ont été convertis de force au catholicisme. Dans l'article «Olé to Allah», publié sur le site Islam For Today, Hisham Aidi, chercheur à la Columbia University de New York, note que l'architecture dans de nombreux pays d'Amérique Latine porte la marque de ce refoulement de l'islam. Certaines églises et cathédrales auraient été construites en direction de la Mecque. Elles seraient l'oeuvre d'artisans qui étaient secrètement d'obédience musulmane. Cette mixité culturelle de l'identité hispanique, récemment exprimée par le biais de la religion, est d'ailleurs palpable au regard de l'hétérogénéité des couleurs de peau. Gonzalez, originaire de Porto Rico, décrit sa famille comme une rainbow family (famille arc-en-ciel), et ses quatre grands-parents comme «blancs, noirs et marrons». L'identité «latino» apparaît en définitive beaucoup plus subtile qu'elle ne l'est dans l'inconscient collectif américain.
Pourquoi passer de Dios à Allah?
D'après les études de l'American Muslim Council, le premier contact avec l'Islam se fait souvent par des connaissances ou un ami. Cette prise de contact est favorisée par la vie quotidienne dans une grande ville américaine, qui brasse une large palette de religions . Juan Galvan se souvient d'avoir admiré l'auto-discipline de son ami Armando, converti, lui aussi : «J'étais intrigué par ces jeunes musulmans dont la plupart étaient à l'université comme moi et qui trouvaient pourtant le moyen d'aller prier à la mosquée 2 ou 3 fois par jour!». Après trois ans d'atermoiements, Juan a fini par imiter Armando, et se convertir à son tour.
Outre la fréquentation d'un musulman ou d'un converti, certains éléments permettent d'expliquer ce qui peut rendre l'islam attirant aux yeux d'un groupe pourtant déjà discriminé ethniquement. Deux facteurs principaux se dégagent. Le premier concerne la supposée rationalité de l'islam, le second le socle de valeurs qui s'y rattachent. Ibrahim Gonzalez explique les raisons qui l'ont poussées à adhérer à l'islam : «L'islam n'est pas ethniquement limité. N'importe qui dans l'islam peut devenir proche de Dieu. Les choses sont plus simples.» Sous-entendu: que dans le catholicisme. Faut-il comprendre par là que la conversion à l'islam tient autant à l'attrait de l'islam en soi qu'au rejet du catholicisme? Pour l'imam Shamsi Ali, la différence majeure entre les deux confessions réside dans l'abstraction de la confession catholique: «Il y a beaucoup de concepts dans le christianisme - notamment la Trinité - qui méritent d'être explicités. Pourtant, les catholiques n'ont pas l'opportunité d'interroger ces notions.» L'islam, au contraire, inscrirait le croyant dans une relation simple de «Créateur à création», sans intermédiaire. Le terreau rationnel de l'islam serait un facteur de conversion d'autant plus important que la plupart des convertis latino-américains sont de jeunes professionnels diplômés qui cherchent dans la religion des réponses concrètes, et non mystiques.
Que ce soit pour rejoindre l'évangélisme ou l'islam, des dizaines de milliers de Latino-Américains quittent chaque année l'église catholique. D'après un rapport d'avril 2009 du Pew Research Center, intitulé Leaving Catholicism, un Américain adulte sur dix (10,1%) quitte l'Eglise catholique après avoir été élevé dans la foi catholique. L'imam Shamsi Ali résume ainsi ce qui, selon lui, explique les facteurs de cette déshérence: «L'Eglise catholique a une doctrine très rigide. Une seule personne décide: le Pape. Et les jeunes n'ont pas voix au chapitre.»
L'autre facteur expliquant ces conversions n'est pas d'ordre proprement religieux, mais culturel. Les jeunes Hispaniques, nés aux Etats-Unis mais élevés dans un cercle familial plus traditionnel que la famille américaine moyenne, peuvent se sentir en décalage avec les valeurs libérales de mise chez les jeunes Américains. L'islam serait dans ce cas un moyen de pratiquer une religion pleinement en adéquation avec des valeurs prônées dans la vie quotidienne.
Comment peut-on être porto-ricain si l'on ne mange pas de porc?
Si, du strict point de vue de la foi, le passage du catholicisme à l'islam se fait sans heurt, il en va différemment pour la vie sociale, familiale et communautaire, altérée par de nouveaux obstacles quotidiens. Et tout d'abord, à cause de la méconnaissance profonde de la religion musulmane dont témoignent les familles des convertis. Juan Galvan commente : «Comme la plupart des Américains, beaucoup de Latinos ignorent ce qu'est l'islam. Quand j'ai dit à mon père que je m'étais converti, il m'a demandé ce que c'était. Après lui avoir expliqué un peu plus en détails, il a répondu : 'Comme les Arabes?'». Alors que les Arabes ne représentent que 25% de la population musulmane mondiale, beaucoup d'Hispaniques perçoivent l'islam comme une religion intrinsèquement arabe.
Les nouvelles restrictions alimentaires du converti joue également un rôle dans son impression de se «différencier» des siens - impression généralement partagée. «Quand on me demande comment on peut être porto-ricain sans manger de porc, je réponds qu'on peut très bien cuisiner des haricots (élément de base de la cuisine porto-ricaine) sans bacon!» devise Gonzalez. Depuis, celui-ci cuisine du poulet lors des repas en famille, et non du porc, ce qui a fini par être accepté par tout le monde. Le scepticisme des proches peut pourtant finir par faire douter. Juan Galvan se souvient de l'époque de sa conversion : «Parfois, je pensais que mes amis devaient croire que j'étais bizarre de me convertir à cette religion 'étrangère', et parfois même, je me demandais s'ils n'avaient pas raison.»
Faut-il parler arabe pour être un bon musulman?
L'incompréhension - ou du moins la surprise - que suscite ce choix n'est pas propre au cercle familial des convertis. Elle est courante dans les rangs des croyants originaires de pays musulmans, du Moyen-Orient ou d'Asie. D'après les témoignages des convertis, les raised Muslims (musulmans de souche) qui émettent le plus de réserves à l'égard des latino-musulmans sont ceux pour qui le fait d'être musulman passe avant tout par la connaissance de la langue arabe - la langue du Coran. Prier Allah en espagnol leur apparaît comme une preuve flagrante du manque d'authenticité de la foi des latino-musulmans.
L'imam Shamsi Ali connaît le problème. Etant lui même indonésien, donc minoritaire au sein de l'islam américain, il a dû hausser le ton pour réussir à faire reconnaître par tous sa compétence à gérer une institution religieuse aussi diverse culturellement que l'est l'Islamic Cultural Center de Manhattan (la plus grande mosquée de New York). «Tout musulman qui comprend vraiment l'islam devrait comprendre la démarche des latino-musulmans, et devrait comprendre que l'islam n'appartient pas à un seul type d'ethnie», explique t-il.
Les difficultés dans le parcours d'un latino-musulman ne résident pas seulement dans le regard des autres, mais, plus prosaïquement, dans l'accès aux textes sacrés et aux prières en langue espagnole.
Il existe en effet peu de services religieux en espagnol dans les mosquées, excepté dans le strict cadre des associations latino-musulmanes. Ce manque de ressources matérielles explique, en sus de la froideur émanant de certains musulmans de souche, que de nombreux Latinos convertis préfèrent ne pas aller prier à la mosquée. D'après l'imam, si les textes sacrés ne sont pas beaucoup traduits, c'est afin de préserver l'authenticité du Coran. Plus il existe de traductions différentes, et plus le risque augmente de trouver des contresens entre les différentes versions. Le travail des associations islamo-américaines permet de pallier à ces lacunes matérielles. L'Institut Islamique d'Information et d'Education propose sur son site internet un nombre de fiches en espagnol - sur le concept de Dieu, le ramadan, le prophète, etc. - presque égal au nombre de fiches en anglais.
Les conversions post-11 septembre
«Ma soeur m'a dit, en parlant de Ben Laden : 'Votre leader va lancer une guerre sainte'», se souvient Juan Galvan. «CNN devrait faire des sondages pour savoir combien d'Américains pensent que Ben Laden est le leader spirituel des musulmans. Peu après les attentats du 11 septembre, mon père a dit à ma mère : 'Dans quoi est-ce qu'il s'est embarqué?' J'ai essayé d'expliquer à mes parents que les musulmans n'étaient pas un gang de 50 personnes et qu'ils étaient 1,2 milliard dans le monde. Mais mes explications ne les ont jamais tout à fait rassurés. Beaucoup de gens aux Etats-Unis ont l'air de croire que les Saoudiens détiennent une liste exhaustive de tous les musulmans du monde et peuvent appeler n'importe lequel d'entre eux quand ils veulent faire sauter un immeuble.» Malgré la persistance de ces clichés sur l'islam, les chiffres surprennent: depuis 2001, cinq fois plus d'Hispaniques que dans la décennie précédente ont choisi de devenir musulman. Une réaction inattendue aux cercles politiques amalgamant à l'envi Djihad (guerre sainte) et Djumma (prière du vendredi).
Dans son article "Islam américain, Islam européen", publié dans Le Monde Diplomatique en janvier 2001, Jocelyne Césari attribue cet engouement pour l'islam à une gestion typiquement américaine de la religion: «il arrive en effet qu'une personne change de religion plusieurs fois dans sa vie.»
60% des latino-musulmans sont des femmes
On a souvent dit que les femmes qui se convertissaient à l'islam le faisaient pour adopter la confession de leur compagnon, ou de leur mari. En ce qui concerne les latino-musulmanes, les études prouvent que cette idée tient plus du stéréotype que des faits réels. Juan Galvan explique que la plupart des 'latinas' avec lesquelles il a été en contact se sont converties à l'islam jeunes et avant d'être mariées.
Différentes raisons les poussent à sauter le pas plus facilement que les hommes. En premier lieu, les femmes seraient dans l'ensemble plus croyantes; ensuite, moins frileuses que les hommes face à un changement radical de vie quotidienne. Les jeunes filles d'origine hispanique qui se convertissent à l'islam font le choix d'adhérer à un mode de vie plus conservateur, qui implique entre autres de ne plus boire et de ne plus fréquenter bars et boîtes de nuit. Il s'agit donc souvent d'une rupture avec leur mode de vie antérieur.
Les principales intéressées décrivent avec conviction leur choix de devenir musulmane sur le sol américain. Dans un article du Christian Science Monitor de décembre 2004, de jeunes converties expliquent qu'elles ne se font plus siffler dans la rue depuis qu'elles portent le voile. Evoquant les rapports avec les hommes, l'une d'entre elles ajoute : «Et ils ne nous considèrent plus comme des objets sexuels». La plupart des interviewées étaient, avant leur conversion, persuadées qu'elles seraient considérées avec plus de respect en tant que femme musulmane qu'en tant que femme tout court. Ce facteur a d'ailleurs été déterminant dans leur choix d'adhésion à l'islam, et selon leurs témoignages, cela s'est révélé exact par la suite.
L'avenir de la communauté latino-musulmane
Le dynamisme de la communauté latino-musulmane démontre clairement une chose: la notion de culture n'est pas figée, mais vivante et évolutive. Les convertis rencontrés prédisent bien sûr un grand avenir aux générations futures d'hispano-musulmans. Juan Galvan conclue ainsi : «Se convertir à l'islam est bien plus courant chez les Afro-Américains grâce à des gens comme Mohammed Ali ou Malcolm X. Le problème, chez les latino-musulmans, c'est qu'ils n'ont pas encore de héros. Mais ça ne saurait tarder.»
Isabelle Mayault
Diplômée de Sciences-Po Lille en 2008, Isabelle Mayault est depuis journaliste free-lance. Passionnée par l’islam et ses développements modernes, elle a entre autres collaboré avec Le blog de 21 (site de la revue XXI) et Jeune Afrique.
Contact : isabelle.mayault@gmail.com
© 2009 Isabelle Mayault