Les limites du discours de la "guerre contre le terrorisme" sont vite apparues, y compris dans des milieux gouvernementaux responsables de la sécurité. Au milieu des années 1990 déjà, le défunt roi Hassan II faisait remarquer à ceux qui voulaient s'opposer au "fondamentalisme" que celui-ci ne saurait être combattu avec des chars ou des armadas, "mais avec d'autres idées" (International Herald Tribune, 14 mars 1995).
Manifestement, plusieurs services gouvernementaux ont abouti au même constat. Et celui-ci les amène à entrer (au moins de façon indirecte) dans le champ des débats religieux pour essayer de contrer l'idéologie djihadiste — même si les différents acteurs qui s'engagent dans cette action contre-idéologique n'ont pas nécessairement, d'un pays à l'autre, les mêmes intérêts. Ce sujet mérite l'attention: quelques récentes publications et un colloque international qui s'est tenu en 2009 nous en donnent l'occasion.
Comme nous le verrons, ces questions ne sont pas seulement soulevées dans les pays occidentaux, puisque des programmes les plus importants, que nous évoquerons plus loin, ont été mis sur pied en Asie. Pour des gouvernements européens ou nord-américains, ces thèmes se mêlent inévitablement au débat sur la place de l'islam et l'intégration des musulmans dans des sociétés où ils sont des nouveaux venus. Chacun sait que différentes initiatives ont été prises pour développer de possibles cadres d'organisation et d'interaction à l'intention des musulmans; plus d'une fois pointe aussi le désir de coopter un "islam modéré" ou de trouver au moins des interlocuteurs avec lesquels une coopération efficace semble possible. Certains milieux islamistes voient dans ces efforts une volonté de contrôler la communauté musulmane et de la mouler dans des catégories occidentales, ce qui n'est d'ailleurs pas entièrement faux, mais rencontre aussi les désirs de musulmans de trouver leur place en s'ajustant à un nouvel environnement.
Royaume-Uni et djihadisme: une action préventive?
Une initiative parmi d'autres: en avril 2008, le Home Office britannique annonçait vouloir inviter au Royaume-Uni plusieurs centaines d'imams modérés de l'Asie du Sud afin d'aider les communautés musulmanes installées dans les Iles britanniques à combattre l'extrémisme: puisque nombre de messages appelant au djihad proviennent d'autres pays, l'idée était de créer un réseau international pour contrer cette propagande, en faisant appel à des prédicateurs ayant plus de prestige et d'autorité que les imams locaux. Cette initiative s'inscrivait dans un projet de prévention de l'extrémisme violent, avec un budget annuel de 90 millions de livres (The Guardian, 17 avril 2008).
Pursue Prevent Protect Prepare: ces quatre mots sont le titre du document de mars 2009 définissant la stratégie britannique de combat contre le terrorisme international, révisant la stratégie adoptée en 2003 sous le nom de CONTEST. Ce document de 178 pages (téléchargeable à partir du site du Home Office) explique qu'il ne suffit pas de poursuivre des terroristes et de les empêcher de commettre des attentats, de protéger le pays en renforçant ses défenses contre le terrorisme et de préparer la population à réagir à un attentat afin d'en réduire l'impact: il faut aussi se soucier d'une action préventive afin que des gens ne glissent pas vers le terrorisme ou le soutien à l'extrémisme violent. Cette action préventive — le pan le moins développé de la stratégie d'origine en 2003 — est considérée aujourd'hui comme "la meilleure solution à long terme". Et de préciser que "protéger des individus vulnérables qui pourraient être attirés vers une idéologie violente n'est pas simplement le travail de la police, mais aussi des autorités locales, des écoles et des universités, des communautés locales et de tous ceux d'entre nous qui entrent en contact avec eux": il s'agit ainsi d'associer la société à ce travail préventif.
Cela ne conclut pas le débat entre différentes approches, au sein même du gouvernement britannique, notait l'hebdomadaire The Economist (28 mars 2009): quels musulmans coopter? faut-il également encourager la collaboration avec des groupes aux tendances islamistes, mais qui rejettent le terrorisme? Tandis que les trois autres volets sont généralement acceptés, le volet "prévention" tend à polariser les opinions: certains estiment qu'il s'agit d'une politique à courte vue, transformant les tenants de positions islamistes en interlocuteurs privilégiés, tandis que d'autres soulignent les succès que cela a permis d'atteindre, par exemple pour reprendre le contrôle de la mosquée de Finsbury Park, à Londres (Raffaello Pantucci, "British Government Debates Engagement with Radical Islam in New Counterterrorism Strategy", Terrorism Monitor, 7/10, 24 avril 2009).
Ce débat va bien plus loin que la gestion sécuritaire de l'islamisme et du djihadisme, elle traverse également les milieux de la diplomatie internationale, et pas seulement en Grande-Bretagne.
La stratégie de prévention est le résultat d'un mûrissement: elle avait déjà fait l'objet d'une révision en 2007, sur la base d'une compréhension affinée des causes de radicalisation, sans oublier le traumatisme des attentats de 2005 à Londres. Au cours des trois années à venir, elle se propose de "défier l'idéologie derrière l'extrémisme violent et de soutenir les voix majoritaires", de mettre des bâtons dans les roues à ceux qui prônent la violence, de soutenir les personnes vulnérables ou ayant déjà été recrutées par des extrémistes violents, de renforcer les défenses des communautés face à l'extrémisme violent et d'apporter des réponses aux ressentiments exploités par les idéologues.
Le document relève que la propagande par Internet représente un défi particulier. L'idéologie violente d'Al Qaïda et sa tentative de justification religieuse sont considérées comme l'un des quatre facteurs stratégiques à prendre en compte: le document estime que cette idéologie survivra même à un changement de la structure de l'organisaiton. Comme on le constate, la sécurité est approchée ici dans un sens large et la dimension idéologique ouvertement assumée: le texte prône le développement du Royaume-Uni comme centre d'excellence pour l'islamologie en dehors du monde musulman et qualifie l'islamologie de "sujet d'importance stratégique", prônant en outre la collaboration avec les mosquées. A travers des canaux appropriés, ce n'est pas seulement la violence extrémiste, mais l'idéologie djihadiste elle-même qui doit se trouver mise au défi.
Une série de programmes concrets soutiennent ces projets: par exemple, une somme de 7 millions de livres sur une période de deux ans a été affectée à des projets de contre-radicalisation parmi les jeunes délinquants. Des universités travaillent avec des théologiens musulmans pour contextualiser l'islam. Le développement de cours d'éducation civique est encouragé dans les mosquées. Au total, ce sont plusieurs dizaines de projets qui ont été lancés, misant aussi sur la collaboration de groupes et individus musulmans.
Dans ce contexte émergent des groupes musulmans spécifiques pour agir sur ce terrain, par exemple la Quilliam Foundation, dont les figures de proue sont d'anciens membres de groupes islamistes et qui se définit comme un "think tank pour contrer l'extrémisme". L'une des récentes publications de la fondation est intitulée Mosques Made in Britain (2009), un titre qui résume à lui seul certains des enjeux; selon les observations de cet ouvrage, plus de 90% des imams en Grande-Bretagne viennent d'ailleurs et ont été formés en dehors du pays, souvent sans bien maîtriser l'anglais: "Leur éducation et leur formation outre-mer ne les préparent pas à aider les jeunes musulmans britanniques à s'intégrer dans une société démocratique et multireligieuse" (p. 8). Il n'y a guère de doute que les années à venir verront surgir d'autres initiatives semblables dans des pays occidentaux, avec l'appui direct ou indirect des autorités.
Quand les experts du contre-terrorisme dialoguent avec des islamistes...
Pour mieux comprendre l'évolution de l'approche du contre-terrorisme britannique, un intéressant témoignage a été publié l'an dernier dans la revue Critical Studies on Terrorism (1/2, août 2008): un entretien de Richard Jackson avec Robert Lambert, un policier aujourd'hui retraité qui, de 1980 à 2007, s'est occupé de contre-terrorisme et a créé en 2002 avec un de ses collègues une Muslim Contact Unit afin de développer un partenariat avec la communauté musulmane, et ainsi de contrer la propagande et le recrutement islamistes à Londres.
Cette initiative s'est appuyée sur l'expérience développée antérieurement face à d'autres types de terrorisme, notamment celui lié au conflit en Irlande du Nord. En effet, Lambert put observer, dans les années 1980, que certaines actions policières tendaient plutôt à aliéner les familles irlandaises établies à Londres, celles-ci percevant la police comme soupçonneuse envers les catholiques irlandais en général. Certaines opérations antiterroristes n'étaient pas suffisamment ciblées.
Dans le cas particulier de la communauté musulmane, Lambert explique que certains dirigeants de celle-ci acceptaient depuis longtemps, par sens civique, de travailler avec les représentants de la Special Branch de la police. Il insiste sur la nécessité non seulement de cultiver des contacts dans la durée, mais aussi de maintenir une claire distinction entre ces contacts et le recrutement d'informateurs. Créer des relations de confiance permet de dissiper des stéréotypes de part et d'autre, remarque Lambert. Non sans problèmes parfois: il arrive qu'une action policière "lourde" réduise à néant de patients efforts.
L'approche de la Muslim Contact Unit part du principe que les communautés elles-mêmes peuvent jouer un rôle clé pour mettre en échec le terrorisme et l'extrémisme. Sa création fut le fruit d'une volonté d'appliquer les leçons apprises durant les efforts de contre-terrorisme face à l'IRA (Armée républicaine irlandaise). Il s'agissait de rassurer les communautés musulmanes en leur montrant qu'elles "n'étaient pas suspectes simplement parce que des terroristes d'Al Qaïda prétendaient agir au nom de l'islam" (p. 296). Et ainsi de gagner en même temps des alliés dans la lutte contre Al Qaïda.
Pas seulement, d'ailleurs, parmi les musulmans qualifiés de "modérés", mais aussi dans les milieux islamistes et salafistes, les plus menacés à la fois de devenir des communautés suspectes et de voir certains de leurs jeunes membres répondre favorablement à la propagande d'Al Qaïda. En même temps, les milieux salafistes et islamistes étaient ceux dans lesquels les membres de la Muslim Contact Unit pouvaient rencontrer des gens ayant une réelle connaissance des mouvances favorables à Al Qaïda: l'approche faisait donc sens également du point de vue de la recherche d'information.
Comme on l'imagine, une telle démarche n'allait pas de soi, y compris dans les rangs de la police, en raison des polémiques autour des groupes salafistes et de la fréquente tendance à tous les mettre dans le même sac, raconte Lambert. La Muslim Contact Unit fut amenée dans certains cas à dire publiquement que les islamistes arrivés dans les années 1990 dans ce que l'on baptisa bientôt le "Londonistan" n'étaient pas tous des menaces pour la sécurité britannique — à condition de sortir du discours "vous êtes soit avec nous, soit contre nous". Lambert se montre critique face à certains "experts" très sollicités par les médias en raison de leur discours critique envers l'islamisme, mais qui ne sont pas en mesure, à ses yeux, d'apporter une compréhension du djihadisme aussi utile que les milieux salafistes et islamistes avec lesquels ont été développés des partenariats. Il s'agit donc, dans la philosophie de la Muslim Contact Unit, d'approcher islamistes et salafistes comme partie de la solution et non du problème.
La Muslim Contact Unit a encouragé à la base des initiatives islamistes et salafistes pour contrer la propagande d'Al Qaïda: elle établit des partenariats "avec des groupes locaux [...] crédibles afin de gagner la bataille pour les cœurs et les esprits de jeunes sensibles à la propagande terroriste" (p. 301). Une approche dont le succès n'est pas toujours garanti et non dénuée de risques, admet Lambert.
Selon un responsable du travail préventif des services de sécurité et de contre-terrorisme britannique, l'un des objectifs est le terrorist disengagement: moins de 150 personnes liées à des activités djihadistes se trouvent actuellement en prison au Royaume-Uni, mais quelque 2.000 ont été identifiés comme des menaces potentielles et un cercle plus large de plusieurs milliers de personnes éprouve de la sympathie pour le djihadisme. Il convient donc de ne pas se limiter à ceux qui sont déjà engagés dans des activités terroristes.
L'évocation de la politique de prévention britannique dans ses différentes facettes et de l'émergence d'efforts contre-idéologiques qui ne marchent pas tous au même pas (Lambert se montre critique face au discours des responsables de la Quilliam Foundation) illustre le rapide et important essor de méthodes et initiatives diverses. Après ce regard sur le cas du Royaume-Uni, passons à l'échelle internationale, pour nous intéresser de plus près aux propositions de "rééducation" de djihadistes, généralement liées à de plus larges efforts contre-idéologiques.
Le colloque de Singapour sur la réinsertion des djihadistes incarcérés
Du 24 au 26 février 2009 s'est tenu à Singapour un colloque peu commun, organisé par l'International Center for Political Violence and Terrorism Research (ICPVTR), centre de recherche dirigée dans cette même ville par Rohan Gunaratna, dont les travaux sur le terrorisme ont un large écho.
Il s'agissait de la première International Conference on Terrorist Rehabilitation. Si le titre disait "terroristes", il y fut surtout question de djihadistes. Constat de départ: il ne suffit pas d'arrêter un terroriste et de le mettre derrière des barreaux; il faut se demander si une période de détention ne peut pas devenir une période de rééducation et de préparation à une réinsertion — plutôt que de laisser les prisons devenir une école de radicalisation, comme cela s'est parfois produit. A un moment où plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le monde sont aujourd'hui détenues pour des activités liées au terrorisme, cette question devient plus brûlante que jamais. Elle débouche sur des efforts préventifs plus larges, à commencer par ceux développés à l'intention des familles et des proches des extrémistes détenus.
Il existe plusieurs exemples de revirement d'extrémistes violents durant leurs séjours en prison, à l'instigation des autorités ou de leur propre initiative. Un emprisonnement crée un cadre dans lequel des réévaluations peuvent s'amorcer, sans parler de l'impact psychologique d'une détention.
Pour en rester au contexte du djihadisme, l'on peut citer le cas de la Jamâ'a islamiyya (Groupe islamique) en Egypte, dont les dirigeants incarcérés ont fini non seulement par rejeter le recours au terrorisme, mais par écrire de nombreux textes pour argumenter contre celui-ci. En Espagne, quelque 400 détenus de l'ETA basque ont renoncé à la violence, après la décision prise en 1989 par les autorités de les disperser dans des établissements pénitentiaires à travers le pays plutôt que de les concentrer, ce qui permettait des évolutions sans pression du groupe pour maintenir la fidélité de ses membres; le gouvernement espagnol utilise d'ailleurs aujourd'hui la même approche pour les djihadistes emprisonnés, sans avoir cependant mis sur pied pour le moment un véritable programme de "rééducation". Tant à Singapour qu'en Malaisie, la rééducation et la réinsertion des djihadistes intègrent également l'expérience semblable, quelques décennies plus tôt, avec les membres détenus de groupes militants communistes.
L'intérêt du colloque était la participation de responsables de projets de ce type dans plusieurs pays du monde.
Ainsi, le programme de "réhabilitation" saoudien, créé après les attentats de Riyadh en 2003, investit d'importants moyens: des discussions auraient déjà été menées avec 3.500 détenus, selon le responsable de la Direction de la sécurité idéologique au ministère saoudien de l'Intérieur. Les détenus acceptant la "rééducation" proposée sont envoyés dans des centres supposés les préparer au retour à une vie normale. Durant la détention, les familles des détenus reçoivent un soutien financier, afin de leur éviter de devoir recourir à celui des groupes djihadistes, et ainsi de prévenir la radicalisation d'un cercle plus large. Depuis 2004, quelque 2.000 prisonniers auraient participé à ce programme et 700 auraient été libérés.
Un autre pays à la forte population musulmane dont les projets ont été parfois évoqués dans les médias est l'Indonésie, car plusieurs djihadistes repentis y collaborent aujourd'hui à des projets de déradicalisation. En novembre 2007 déjà, l'International Crisis Group avait publié un rapport intitulé "Deradicalisation" and Indonesian Prisons. Afin d'entamer la déradicalisation, il s'agit de s'intéresser aux préoccupations des prisonniers et de leur permettre ensuite d'engager un dialogue avec des théologiens musulmans dont la qualité de la formation inspire le respect à leurs interlocuteurs et donne à ces érudits une forte crédibilité. A travers ces discussions, l'objectif est de conduire si possible les prisonniers à reconnaître le caractère non islamique des actes terroristes. L'effort idéologique s'accompagne d'une aide économique aux prisonniers libérés pour leur réinsertion. Certains de ces ex-détenus repentis sont ensuite recrutés pour prêcher contre les convictions qui étaient les leurs.
En fait, au départ, explique l'un des responsables du programme indonésien, l'objectif n'était pas tant de convaincre les militants de leurs erreurs que de faciliter les enquêtes; cependant, ces résultats collatéraux sont appréciés. Sur quelque 200 détenus approchés au fil des ans, la moitié environ ont accepté de participer.
En Malaisie, c'est une institution gouvernementale, le Département du développement islamique (Jabatan Kemajuan Islam Malaysia, JAKIM), qui est chargée de remettre les extrémistes incarcérés sur le droit chemin. Un programme parallèle s'adresse aux conjointes des détenus. Une fois libéré, le contact avec les ex-prisonniers est poursuivi, afin de s'assurer qu'ils ne retournent pas vers le djihadisme.
A Singapour, le programme de rééducation et réinsertion a été mis sur pied avec l'efficacité légendaire de ce petit pays, toujours soucieux de maintenir son équilibre intérieur et prêtant attention à tout ce qui pourrait le compromettre sur le plan tant politique que religieux; Religioscope avait d'ailleurs publié en 2007 un article sur la gestion de la vie religieuse par l'Etat à Singapour. Cela passe aussi par la cooptation d'une "majorité musulmane modérée" au sein de la communauté musulmane (environ 15% de la population singapourienne), comme l'a analysé Eugen K.B. Tan dans un article publié par Terrorism and Political Violence (19/4, hiver 2007, pp. 443-462).
Les initiatives singapouriennes de contre-idéologie et de réinsertion des djihadistes ont aussi été le fruit de considérations pratiques: comment éviter de voir dans les familles des détenus naître une seconde génération de djihadistes? comment faire pour permettre de libérer certains détenus sans les voir s'engager dans de nouvelles activités dangereuses? Le travail en vue de la rééducation et de la réinsertion des djihadistes est abordé sous trois angles: psychologique, social et religieux. Avec les encouragements des autorités a été fondé par des musulmans un Religious Rehabilitation Group (RRG). Vers la fin de l'année 2001, les services de sécurité singapouriens prirent contact avec des responsables musulmans et, après des hésitations initiales, certains d'entre eux acceptèrent de se lancer dans une coopération avec les autorités et de fonder le RRG. Celui-ci compte 38 conseillers, de tous âges et de deux sexes, formés localement ou dans des institutions islamiques internationales réputées.
Sur le site web du RRG, le visiteur peut lire une abondante documentation en anglais, insistant sur la nécessité d'une approche contre-idéologique pour répondre au djihadisme. Dans la perspective du RRG, des mouvements tels que la Jemaah Islamiyah (principal groupe djihadiste de la région) transforment un système de croyance en idéoloogie déviante. Il s'agit de corriger cette "compréhension fausse de l'islam" et aussi de contextualiser les sources islamiques traditionnelles pour les appliquer ensuite à la situation singapourienne contemporaine. Les conseillers déconstruisent les concepts sur lesquels s'appuie le message djihadiste. Bien entendu, sur un plan psychologique, le programme singapourien et ses homologues dans d'autres pays mettent à profit les problèmes personnels du détenu pour le convaincre de reconsidérer son engagement.
Le processus de rééducation se déroule en plusieurs phases, en commençant par inciter le détenu à s'engager dans une réévaluation de sa démarche et à développer une relation "thérapeutique" avec le conseiller qui l'accompagne. Ce dernier tentera de lui faire prendre conscience de la façon dont il a été "endoctriné" et d'amorcer une "correction idéologique". Au terme du processus, le détenu rééduqué doit idéalement s'engager à ne plus s'impliquer dans une organisation terroriste. Conscients que la démarche djihadiste relève aussi souvent d'une soif de servir une cause, les conseillers du RRG s'efforcent de canaliser les énergies du détenu "rééduqué" vers d'autres causes, par exemple une action dans le domaine humanitaire.
Durant la détention, des associations musulmanes entourent les familles des personnes emprisonnées, également sur le plan matériel, afin d'éviter un ressentiment qui pourrait conduire à une diffusion plus large des thèses djihadistes, tout en associant la communauté musulmane au sens large pour prévenir des évolutions vers le djihadisme.
Dans tous les cas de programmes de rééducation, les responsables reconnaissent qu'il n'est pas possible de convaincre tous les détenus et que certains resteront attachés à leurs convictions: l'une des premières étapes de ces programmes est précisément d'identifier ceux qui se montreront irréductibles, d'une part, et ceux qui seront prêts à accepter des approches différentes de l'islam, d'autre part.
La lutte contre la radicalisation et le combat contre-idéologique incluent d'autres aspects que nous renonçons évoquer ici, à commencer par le développement de sites web supposés offrir une réponse et un barrage à la diffusion du discours djihadiste en ligne; l'importance du réseau Internet pour ce dernier est en effet de plus en plus manifeste, comme nous l'avons déjà mentionné à propos de l'approche britannique.
"Lavage de cerveau": du discours anti-sectes à la lutte contre le djihadisme?
En écoutant plusieurs communications durant le colloque dee Singapour, l'auditeur ne pouvait être manqué d'être frappé par un langage thérapeutique et un vocabulaire épidémiologique: des intervenants évoquaient l'idéologie djihadiste comme un virus qui se diffuse ou une tumeur qu'il s'agirait d'extirper. La réorientation des djihadistes vers un islam "acceptable" est présentée en des termes qui semblent parfois analogue à celui d'un processus de guérison. Il faut noter que de discours est adopté même par des islamistes opposés au djihadisme. Ainsi, dans un entretien publié en 2005, Kamal Helbawy, membre des Frères musulmans et ancien responsable de plusieurs associations considérées comme islamistes, expliquait avoir proposé aux autorités britanniques la création de "centres de traitement" pour personnes ayant été influencées par "cette idéologie malsaine" (this sick ideology) et déclarait considérer ces gens comme "malades" (Mahan Abedin, "How to Deal with Britain's Muslim Extremists? An Interview with Kamal Helbawy", Spotlight on Terror, 3/6, 5 août 2005).
Dans le champ religieux, tout cela ne peut manquer de rappeler les controverses apparues dès les années 1970 autour de groupes qualifiés de sectes et accusés d'endoctriner leurs adeptes et de leur "laver le cerveau". Aux yeux de certains critiques de tels groupes, cela justifiait parfois l'enlèvement de membres (généralement par leurs familles avec l'assistance de personnes recrutées pour cette tâche) afin de les emmener dans un endroit d'où ils ne pouvaient s'échapper afin d'y être "déprogrammés". Ces pratiques semblent avoir nettement diminué depuis quelques années, et plusieurs anciens "déprogrammeurs" disent renoncer aujourd'hui à l'usage de la contrainte.
L'expression de "lavage de cerveau" a commencé à être utilisée à partir des ann&eaeacute;es 1950, dans le contexte de la guerre de Corée et de certaines méthodes communistes pour tenter de convaincre idéologiquement des détenus américains. La notion de "lavage de cerveau" n'est pas vraiment une catégorie scientifique, et les critiques des méthodes de certaines sectes préfèrent d'pour la plupart parler aujourd'hui de "manipulation mentale". Le sujet reste controversé, comme le montre (cf. la deuxième partie de l'ouvrage collectif dirigé par Benjamin Zablocki et Thomas Robbins, Misunderstanding Cults: Searching for Objectivity in a Controversial Field, University of Toronto Press, 2001).
Après les événements du 11 septembre 2001, plusieurs groupes critiques envers les sectes ont suggéré que leur approche pouvait s'appliquer à l'"endoctrinement" djihadiste et que celui-ci relevait d'un modèle analogue au recrutement et au maintien de l'adhésion dans des groupes sectaires. Cette démarche relève d'un processus d'élargissement progressif des champs couverts par la critique des sectes (passant de quelques "cibles" originelles à une variété beaucoup plus grande de mouvements dont les comportements sont jugés "sectaires": groupes politiques marginaux, groupes au sein d'Eglises établies, etc.). En outre, durant les années 1990 et particulièrement à l'approche de l'an 2000, les courants "anti-sectes" avaient mis l'accent sur les dangers éventuels présentés par des mouvements apocalyptiques susceptibles de recourir à la violence, dans le sillage d'événements tels que les Branch Davidians à Waco (Texas) ou des cas de suicides/assassinats collectifs; ces prévisions ne se réalisèrent pas, mais les événements du 11 septembre 2001 ouvrirent de nouvelles perspectives, rappelle Stuart A. Wright ("Reframing Religious Violence after 9/11: Analysis of the ACM Campaign to Exploit the Threat of Terrorism", Nova Religio, 12/4, mai 2009, pp. 5-27).
La tentative de certains groupes "anti-sectes" d'étendre ainsi leur champ de compétence vers le terrorisme de type djihadiste ne semble pas avoir entièrement atteint ses buts, peut-être par manque d'intervenants possédant des qualifications pouvant leur donnant une crédibilité par rapport à l'islam et aux courants djihadistes. Stuart Wright rappelle aussi que les recherches sur le terrorisme ne mettent pas prioritairement l'accent sur les facteurs psychologiques dans les motivations, bien que cela semble avoir un peu changé, car "[l]es experts européens de la lutte antiterroriste s'intéressent de plus en plus aux outils que pourrait leur fournir la psychologie pour prévenir des attaques, obtenir des renseignements mais, également, endiguer le phénomène de radicalisation" (Le Monde, 24 juillet 2005). En outre, il existe certaines différences essentielles entre des groupes religieusement marginaux, même s'il arrive qu'ils utilisent des techniques terroristes dans des cas rarissimes (par exemple Aum Shinrikyo au Japon), et des groupes extrémistes qui se situent dans la continuité d'une grande tradition religieuse (cf. J.-F. Mayer, "Cults, Violence and Religious Terrorism: An International Perspective", Studies in Conflict & Terrorism, 24/5, sept.-oct. 2001, pp. 361-376).
Cela ne signifie pas l'absence de passerelles dans les modèles explicatifs sur des sectes controversées et ceux qui s'appliquent aux projets de "rééducation" de djihadistes: sur un plan très concret, un représentant des services de sécurité de l'un des pays les plus actifs dans ce domaine nous a confirmé que certaines des figures de proue de la critique des sectes selon des modèles psychologiques avaient été invitées dans ledit pays afin d'y exposer leurs observations et expériences aux responsables des programmes de rééducation des djihadistes.
Nous pouvons relever aussi au passage d'intéressants parallèles dans le rôle attribué aux repentis — considérés en raison de leur expérience comme des "experts" pouvant à leur tour contribuer à une action préventive — tant dans la pratique de certains milieux critiques à l'encontre des sectes que de certains programmes de rééducation des djihadistes ou de lutte contre l'extrémisme (pour ce dernier aspect, les biographies des principaux animateurs de la Quilliam Foundation, que nous avons citée plus haut, est révélatrice).
Mais la motivation des djihadistes est-elle avant tout idéologique? Plusieurs communications présentées lors du colloque de février 2009 à Singapour suggèrent une variété de situations. A côté d'engagements de nature doctrinaire, d'autres semblent être le fruit de circonstances et de contextes politiques: en Irak, par exemple, les personnes arrêtées en raison de soupçons d'implication dans des activités terroristes sont loin d'être tous des croyants zélés. Outre des convictions idéologiques, des conflits et les injustices qui les accompagnent peuvent jouer un rôle de forte motivation: plusieurs interventions ont rappelé que l'existence de telles situations continuerait d'alimenter des vocations militantes.
Inévitablement, les programmes de "rééducation" des djihadistes suscitent des questions, sur différents plans. Sans entrer dans ce débat, qui ne relève pas du propos de Religioscope, il paraît assez difficile d'évaluer dans quelle mesure un détenu a été "rééduqué" et sa famille "immunisée", observe Kumar Ramakrishna ("A Holistic Critique of Singapore's Counter-Ideological Program", CTC Sentinel, 2/1, janvier 2009, pp. 8-11). Encore que l'on puisse dire que l'absence de nouveaux actes de violence ou de propagande extrémiste de la part des détenus libérés soit un signe positif par rapport aux objectifs du programme. Cela dit, comme le reconnaissait un haut responsable des services de sécurité de Singapour, personne ne peut lire l'esprit d'un être humain et savoir ce qu'il pense vraiment.
Les initiatives évoquées dans cet article illustrent de nouveaux développements dont l'importance ne doit pas être négligée. Ils entraînent des Etats non seulement dans un combat idéologique, mais aussi sur le terrain de la définition des partenaires souhaitables au sein de communautés religieuses et du discours religieux considéré comme acceptable et normatif. Tout cela pourrait avoir des conséquences, encore imprévisibles, positives ou non, au delà de la question du djihadisme.
Jean-François Mayer