Quiconque s'intéresse aux phénomènes religieux "de marge" en Europe en a déjà fait l'expérience: au cœur de l'été et d'une actualité qui semble fonctionner au ralenti, voici l'appel téléphonique d'un journaliste qui espère glaner quelques informations pour un article sur les progrès du satanisme ou un sujet connexe. Et des groupes tant chrétiens que séculiers tirent parfois la sonnette d'alarme, s'inquiétant de pratiques obscures et potentiellement dangereuses. Parfois, l'on assiste même à de véritables vagues de panique par rapport à un satanisme insaisissable.
Cela ne peut manquer d'attirer l'attention des chercheurs intéressés par l'évolution religieuse du monde contemporain. Dans la plupart des cas, leurs observations soulignent le caractère numériquement négligeable du satanisme organisé ainsi que les craintes excessives dont il lui arrive de faire l'objet — sans nier les cas occasionnels de pratiques dangereuses et criminelles (assassinats, profanations, etc.).
Avec Satan profane: Portrait d'une jeunesse enténébrée, le sociologue Nicolas Walzer, connu notamment pour ses recherches sur la musique metal, apporte sa contribution. Comme le titre de son ouvrage l'indique, il se concentre sur l'intérêt pour la figure de Satan chez certains jeunes — et ne manque pas, comme ses précédents travaux permettaient de s'y attendre, de s'intéresser aux liens entre ce satanisme et des genres musicaux.
Une motivation des "tribus" attirées par la musique techno, rap ou metal/gothic est l'anticonformisme et la volonté de prôner des valeurs inversant celles qui sont communément admises (p. 12). Pour qui est engagé dans une telle démarche, la tentation de recourir à des références ou symboles sataniques n'est guère étonnante, ce que l'on observe en particulier dans le cas du metal/gothic.
Sur l'histoire du satanisme, l'ouvrage le plus documenté de ces vingt dernières années, publié en italien en 1994 et en traduction française en 1997, reste celui de Massimo Introvigne, Enquete sur le satanisme (Paris, Dervy, 1997). Ce volume de plus de 400 pages situe la préhistoire du satanisme dans la France du XVIIe siècle, puis le satanisme classique dans la période de 1821 à 1951, et enfin le satanisme contemporain à partir de 1952. C'est en 1966 que Anton LaVey (1930-1997) fonda aux Etats-Unis l'Eglise de Satan et publie en 1969 sa Bible satanique. (L'Eglise de Satan, qui n'a jamais été un mouvement de masse, a perdu de son importance après des schismes, dont celui du Temple of Set — qui publie sa propre version de l'histoire de l'Eglise de Satan — puis la mort de son fondateur.) Après la période précédente d'un satanisme "souterrain", pour reprendre la qualification utilisée par Introvigne, serait ainsi apparu un satanisme qui ne reculait pas devant la publicité.
Selon Nicolas Walzer, il convient plutôt de retenir une définition étroite du satanisme: à ses yeux, c'est seulement avec LaVey, donc à partir de 1966, que débute réellement le satanisme comme nouvelle religion. Organisation religieuse d'ailleurs athée, en fait: "Satan est une métaphore du surplus de vie" (p. 27). L'action et les publications de LaVey ont contribué à la diffusion du satanisme: ainsi, il existe dans sa lignée une Fédération sataniste française (aux très modestes effectifs, indique Walzer), le satanisme dans sa version LaVey ayant pris pied en France vers 1976. "Aujourd'hui, la vision laveyenne est partagée par la majorité des satanistes. Satan n'est pas une force malfaisante sous l'égide de laquelle s'orchestrent des sacrifices sanguinaires, mais, au contraire, une force de la nature qui représente l'opposition à l'ascétisme religieux." (p. 49)
Dans un pays comme la France, Walzer estime qu'il n'y aurait aujourd'hui qu'une centaine de membres d'organisations satanistes, mais cette étiquette leur permet, par l'inquiétude qu'elle suscite, d'acquérir une notoriété sans commune mesure avec leur nombre. De rares musiciens metal sont affiliés à de tels groupes, précise-t-il.
Walzer insiste sur la nécessité de distinguer ce "Satan cultuel" de références sataniques que l'on peut trouver dans certaines manifestations d'"occultisme ténébreux et magique (magie sexuelle ou magie du chaos)" (p. 89). Mais aussi, il ne faut pas le mélanger — bien qu'il existe des emprunts — avec un "Satan culturel", parmi des jeunes qui auraient "apprivoisé progressivement le diable" pour l'utiliser comme emblème d'une volonté contre-culturelle: "L'imaginaire satanique de cette jeunesse est [...] un imaginaire ludique." (pp. 109-110) La Bible satanique y est lue, ce qui n'en fait pas des satanistes au sens strict du terme, explique Walzer: "LaVey fait partie de leur imaginaire satanique, mais en tant qu'icône du folklore et non comme un maître en religion." (p. 111) La Vey apparaît "comme une curiosité à lire à l'adolescence comme on regarde un film d'horreur", pour s'en détacher ensuite et construire un point de vue indépendant (p. 112).
Ce serait donc avant tout, pour des adolescents, la fascination pour des idées subversives et une confusion entre un imaginaire satanique et le satanisme proprement dit, auquel ils sont très rarement affiliés. Cela vaut même pour les musiciens de black metal, selon Walzer (p. 113). Si les jeunes "sont nombreux à ne pas croire en Dieu, ce n'est pas pour croire au diable. [...] en grande majorité en France, ils ne croient ni en Dieu ni au diable." (pp. 114-115)
Ce livre est aussi pour Walzer l'occasion de briser quelques clichés associant automatiquement la musique metal à des inclinations satanistes: il le fait en évoquant une figure de... prêtre catholique français amateur de musique metal, et qui ne dissimule nullement son identité sacerdotale — à commencer par une tenue de clergyman — en rencontrant des métalleux! (pp. 150-170)
En conclusion, Walzer estime que le diable "fait vendre" et que la jeunesse d'aujourd'hui, dans laquelle on compte très peu de satanistes, "est pourtant largement avide d'imaginaire satanique", comme "béquille pour se construire, pour explorer les limites de l'existence" (p. 176).
Cela dit, malgré la distinction nécessaire entre différents types de phénomène, la frontière n'a rien d'infranchissable. Walzer reconnaît en outre la difficulté d'appliquer des étiquettes et catégories rigoureuses dans un environnement marqué "par la complexité de comportements sociaux devenus pluriels" (p. 181).
Quant aux actes criminels (profanations, cas de meurtres — dont celui d'un prêtre catholique en Alsace en 1997), ils apparaissent comme le fait non de satanistes, mais de personnes psychotiques utilisant le répertoire sataniste. Bien sûr, l'on serait tenté d'ajouter que cela n'élimine pas la question de savoir dans quelle mesure un répertoire imaginaire satanique ne crée pas un terreau favorable, chez des esprits perturbés, à des dérives. L'attirance pour la transgression chez des adolescents a toujours existé, mais elle peut très bien utiliser d'autres voies que celles d'un imaginaire satanique, après tout.
Il n'est pas inutile de vouloir introduire méthode et rigueur dans l'approche de phénomènes trop facilement tous confondus, d'autant plus qu'ils veulent choquer. Expliquer pourquoi musique metal et satanisme ne se superposent pas, examiner pourquoi ce type de musique attire et ne conduit pas au satanisme la plupart de ceux qui l'écoutent, permet de mieux comprendre certains courants culturels contemporains dont la nature échappe généralement à la plupart d'entre nous, mais offre aussi quelques utiles aperçus sur des voies imprévues des quêtes spirituelles d'aujourd'hui et de leurs détours inattendus.
Nicolas Walzer, Satan profane: Portrait d’une jeunesse enténébrée, Paris, Desclée de Brouwer, 2009 (196 p.).
Nicolas Walzer a également collaboré à un ouvrage collectif publié sous la direction d’Olivier Bobineau, Le Satanisme: quel danger pour la société?, Paris, Ed. Pygmalion, 2008 (330 p.).