Parmi les transformations du paysage international contemporain qui retiennent l'attention, l'importance prise par les organisations non gouvernementales (ONG) n'est pas le moindre. Or, certaines d'entre elles ont une référence religieuse; certaines sont à la fois des ONG — au sens que l'ONU donne à cette catégorie — et des mouvements religieux. Sous le titre Les ONG confessionnelles. Religions et action internationale, l'Association française de sciences sociales des religions (AFSR) a pris l'heureuse initiative de rassembler en un volume les études d'une vingtaine de chercheurs, offrant ainsi un panorama introductif sans équivalent à ce jour, en tout cas en langue française.
Les ONG s'inscrivent dans le contexte du développement d'initiatives transnationales. L'article 71 de la Charte des Nations Unies (dans son chapitre X, sur le Conseil économique et social) les mentionne explicitement et esquisse le cadre de leurs relations avec l'ONU:
"Le Conseil économique et social peut prendre toutes dispositions utiles pour consulter les organisations non gouvernementales qui s'occupent de questions relevant de sa compétence. Ces dispositions peuvent s'appliquer à des organisations internationales et, s'il y a lieu, à des organisations nationales après consultation du Membre intéressé de l'Organisation."
Recherche de reconnaissance, espoir de plus grande crédibilité ainsi que besoin de visibilité encouragent les ONG à demander un statut consultatif auprès des Nations Unies, remarque Jean-Bernard Marie (Centre national de la recherche scientifique, CNRS) (p. 51). Pour des mouvements religieux d'apparition récente, l'enjeu de reconnaissance et de statut ne paraît pas négligeable dans cette démarche, suggère Raphaël Liogier (Institut d'études politiques, Aix-en-Provence).
Comme l'observe Julia Berger (Harvard University), "la reconnaissance des limites d'une approche purement laïque des maux économiques, sociaux et environnementaux du monde" favorise la reconnaissance d'une place pour les religions (p. 24). Selon les données statistiques fournies par Berger, la majorité (plus de la moitié) des ONG confessionnelles associées aux structures de l'ONU sont chrétiennes, alors que les organisations juives et musulmanes prises ensemble en représentent moins d'un quart (p. 31). Derrière les grandes étiquettes, il convient de distinguer de sensibles différences d'une confession à l'autre: ainsi, parmi les ONG chrétiennes, "le nombre d'ONG orthodoxes internationales paraît faible, surtout en comparaison avec la multitude d'ONG internationales catholiques et protestantes, mais aussi juives et musulmanes", écrit Lina Molokotos-Liederman (Groupe Sociétés, religions et laïcité, GSRL) (p. 140). Il convient en outre de s'interroger sur l'applicabilité de la catégorie des ONG confessionnelles à certains environnements religieux: par exemple, s'interroge Pierre Lachaier (Ecole française d'Extrême-Orient), les associations de communautés et de castes hindoues y sont-elles assimilables? (p. 165)
Mais cette présence des religions suscite en même temps de fréquentes interrogations ou inquiétudes, à commencer par des suspicions de "prosélytisme", un sujet devenu très sensible depuis quelque temps déjà (et sur lequel Religioscope aura l'occasion de revenir). En fait, nombre d'organisations humanitaires confessionnelles ont connu une évolution mettant avant tout l'accent sur la qualité professionnelle de leurs interventions et faisant passer à l'arrière-plan la dimension proprement religieuse: Claude Prudhomme (Université de Lyon 2) montre, dans une remarquable synthèse, (pp. 55-69) l'évolution d'ONG missionnaires vers une activité mettant au centre développement et solidarité, en émancipant leur travail de la visée missionnaire — de l'aide aux missions, le discours s'est déplacé vers l'aide au tiers monde. Cela ne signifie pas pour autant la fin des ONG missionnaires, en raison de l'apparition de nouveaux groupes qui revendiquent la possibilité de lier prosélytisme et action humanitaire.
Les ONG d'origine confessionnelle n'ont pas fini de rencontrer des obstacles en raison même de leurs racines, notamment là où se manifestent des mouvements activistes se réclamant d'autres traditions religieuses. Instructive expérience que celle du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) "aux prises avec l'islamisme", comme l'explique Claire de Galembert (CNRS): l'approche du CCFD, bien qu'inspirée par des valeurs chrétiennes, "se fonde sur une vision sécularisée des droits de l'homme". Mais, dans des pays où monte l'islamisme, des projets du CCFD rencontrent des obstacles, indique un chargé de mission: "la seule relation de partenariat entre le CCFD et telle organisation locale, quand bien même celle-si serait dénuée de toute dimension religieuse, est parfois un élément de nature à éveiller les interrogations, voire les soupçons de la population environnante" (p. 102).
Il ne manque pas de gouvernements qui demeurent hostiles à la dimension religieuse d'ONG, souvent assimilées à des agents occidentaux (p. 38). Nombre d'exemples pourraient être cités ici, par exemple le Sri Lanka, où l'équation entre ONG et influences extérieures dangereuses pour le pays (du point de vue bouddhiste cinghalais) est souvent exprimée. Soulignées dans la contribution de Jean-Bernard Marie, les importantes activités des ONG en général et d'ONG confessionnelles en particulier dans le domaine des droits de l'homme (p. 47) ne peuvent que renforcer de tels soupçons dans certains contextes.
D'autre part, les exemples de succès d'ONG confessionnelles à se faire reconnaître comme partenaires désirables par des Etats existent aussi: dans le cas de la Communauté (catholique) de Sant'Egidio et du développement de sa "diplomatie informelle et confessionnelle", Marie Balas (Centre d'Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux) observe que "le Vatican, plusieurs Etats en crise et plusieurs diplomaties occidentales — en particulier la France et les Etats-Unis — représentent les interlocuteurs réguliers de la communauté romaine" (p. 190). Il faut noter aussi qu'il y a eu coïncidence entre la médiation exercée par Sant'Egidio au Mozambique (à la suite de la sollicitation d'un évêque mozambicain) et l'émergence de la théorie de la multi-track diplomacy, élargissant le spectre des acteurs pouvant intervenir aux côtés d'Etats dans des processus de médiation (p. 194).
L'action humanitaire d'ONG confessionnelles privilégie-t-elle le soutien à ces coreligionnaires? Dans le cas du CCFD, Claire de Galembert estime que l'identité confessionnelle de celui-ci est sans impact sur le choix des "cibles" de ses projets de développement; en revanche, il existe une tendance — somme toute assez naturelle — à s'associer à des partenaires ayant des façons de penser et d'agir semblables (p. 108).
La tendance à ce qui peut apparaître comme une dilution de l'identité confessionnelle ne va pas sans soulever d'épineux problèmes pour des ONG d'origine religieuse, ne serait-ce que pour conserver leur vivier traditionnel de donateurs, en partie motivés par le lien avec une appartenance confessionnelle. Yann Raison du Cleuziou (Centre de recherches politiques de la Sorbonne) évoque cette crainte exprimée par les responsables de la recherche de fonds du Secours catholique lors de la participation de celui-ci au Forum social européen (FSE) en novembre 2003, et les tentatives alors faites de justifier la présence au rassemblement altermondialiste pour y faire connaître le travail du Secours catholique et y faire entendre la voix de l'Eglise (pp. 206-207). Mais, outre ces dimensions matérielles, les interrogations sont plus profondes par rapport au lien entre effort humanitaire et politisation: tout un travail interne d'explication est effectué en direction des bénévoles des antennes locales du Secours catholique, défiants envers "un événement anticipé comme politique", alors que leur engagement se veut d'une autre nature (p. 207).
Selon d'autres modalités, la question de l'identité religieuse se pose également aux grandes ONG humanitaires américaines d'origine évangélique: si l'accent mis sur les convictions religieuses demeure fort dans les organisations de taille plus modeste, le développement et la professionnalisation d'ONG évangéliques les conduisent à mettre l'accent sur "l'efficacité de leur service, notamment pour assurer leur crédibilité et pour obtenir des subventions fédérales, au détriment de la priorité originelle donnée au sens religieux de l'entreprise" (p. 256), commente Sébastien Fath (GSRL). Mais le cas de l'importante ONG World Vision montre en même temps le souci de conserver les liens avec les nombreuses églises locales, à travers les Etats-Unis, dont les fidèles la soutiennent, source majeure à la fois de fonds et de volontaires (p. 255).
S'il est un domaine dans lequel les ONG confessionnelles sont naturellement enclines à s'impliquer et où elles occupent une place centrale, c'est bien entendu la défense de la liberté religieuse: "Les ONG de défense des droits de l'homme sont encore rares à s'intéresser à la liberté religieuse. De fait, cette dernière reste le créneau principal ou unique d'ONG confessionnelles", explique Blandine Chélini-Pont (Université Paul-Cézanne, Aix-en-Provence) (p. 233). Elles se trouvent conduites à élargir leur base et à revendiquer l'application universelle de normes. Tandis que certaines restent fortement liées à une confession, d'autres tendent à s'élargir, sans parler de celles qui naissent sur une base œcuménique et interreligieuse. A noter, dans le contexte américain, que ces ONG "ont contribué à l'avènement de la diplomatie religieuse des Etats-Unis" (p. 246).
Outre l'existence des ONG confessionnelles, la contribution de Sylvie Ollitrault (CNRS) se penche judicieusement sur l'influence de groupes religieux sur des ONG sans attaches confessionnelles, à travers le cas des quakers, "pères fondateurs" d'un répertoire d'action transnational à travers leur lutte anti-esclavagiste. Et les généalogies sont parfois très directes, comme dans le cas de Greenpeace, fondée par des quakers au Canada en 1971. "Témoigner, dénoncer les injustices, registre d'action de nombres d'ONG occidentales, a pris racine, dans sa version anglo-saxonne, dans [les] méthodes quakers", ceux-ci ayant dès l'origine développé "la capacité de se forger une identité résistant à toutes les classifications nationales" (tout en se comportant généralement en citoyens respectueux des normes nationales) et à se faire "reconnaître comme témoins de l'universel" (p. 175).
"L'espace stato-national n'est plus l'espace stratégique dans lequel se déploie le champ religieux", écrit Liogier (p. 274): ce contexte permet de mieux comprendre l'essor des ONG confessionnelles et leurs modalités d'inscription dans les structures internationales. Le volume dont nous venons d'évoquer brièvement ici quelques chapitres apporte une importante contribution à notre connaissance de ces ONG, des défis qu'elles rencontrent et des enjeux de leur action.
Bruno Duriez, François Mabille et Kathy Rousselet (dir.), Les ONG confessionnelles. Religions et action internationale, Paris, L’Harmattan, 2007 (282 p.).