Depuis quelques années, de plus en plus de chercheurs développent une curiosité les pèlerinages dans les traditions religieuses. L'ethnologue Paul Hugger s'est intéressé aux pèlerinages (chrétiens) en Suisse. Intitulé Lieux de Pèlerinage: la Suisse entre ciel et terre, le petit livre qui vient de paraître est en fait la traduction française d'un volume illustré de plus grand format en langue allemande. C'est un texte de lecture facile, nullement réservé aux spécialistes. Evoquer Lieux de Pèlerinage est aussi l'occasion de saluer le travail réalisé par les Presses Polytechniques et Universitaires Romandes avec leur collection de livres de poche Le Savoir Suisse, dans laquelle voit le jour l'enquête de Hugger: près de 60 titres déjà publiés!
Paul Hugger n'a pas essayé de dresser un inventaire des lieux de pèlerinage en Suisse: il en a sélectionné une vingtaine – aussi bien des pèlerinages fréquentés que des lieux délaissés, et des sites tant anciens que nouveaux.
Car de nouveaux lieux de pèlerinage sont apparus au cours des dernières décennies. La chapelle de Riet, dans le canton de Saint-Gall, a été construite à la fin des années 1990, à l'initiative du médecin du village. Simple acte de piété: aucun fait surnaturel n'est à l'origine de cette initiative, et le site – au milieu de champs cultivés – n'a rien de spectaculaire. Pourtant, le lieu, dédiée à la Vierge Marie qui "défait les nœuds" est fréquenté durant toute l'année, apparemment par nombre de gens qui ne mettent guère les pieds à l'église, mais viennent là présenter une requête ou dire une prière. Chaque année, au mois d'août, la fête de la chapelle attire plusieurs centaines de personnes. Or, confie une homme politique de la région à Hugger, "cette journée attire plus de gens que la chapelle ne pourra jamais contenir, tandis que d'un autre côté les églises de village ne connaissent plus qu'une maigre fréquentation." (p. 80) A elles seules, de telles observations mettent en lumière toute la complexité du lien de l'Européen contemporain avec son héritage religieux.
Un autre aspect digne d'attention sont les nouveaux usages des sites de pèlerinage au sein de populations immigrées. Des personnes originaires de la péninsule ibérique seraient nombreuses à fréquenter la grotte de Sainte-Colombe, dans le canton du Jura (p. 40). Plus étonnant est l'afflux de Tamouls (pas seulement chrétiens) à Mariastein et Einsiedeln. A Mariastein, un grand rassemblement tamoul a lieu le premier samedi d'août, remplissant l'église et venant vénérer avec ferveur la statue de la Vierge. Remarquable exemple de nouvelles utilisations d'un site de pèlerinage séculaire. Le pèlerinage "est devenu un vecteur important de l'identité culturelle de cette minorité tamoule et contribue à son intégration harmonieuse dans la société suisse" (pp. 19-20).
Relevons aussi les nouvelles significations dont peuvent se trouver investis des lieux de pèlerinage au gré des idées spirituelles qui circulent dans les société modernes. Heiligkreuz, dans le canton de Lucerne, est présenté comme un "lieu d'énergie", et celui-ci serait bien adapté comme lieu de dernier repos pour les cendres de défunts, expliquent les responsables du site: depuis 2003, il est possible aux habitants du lieu comme aux étrangers, contre paiement, d'y déposer le contenu de l'urne funéraire dans une aile de l'église (p. 70).
Vitalité du pèlerinage – mais tous les pèlerinages anciens n'ont pas survécu. Aux alentours de la fête de la Pentecôte, le pèlerinage de Hornussen (Argovie) vers le sanctuaire allemand de Todtmoos (à une quarantaine de kilomètres) se porte bien, puisque le nombre de participants a augmenté ces dernières années, mais il est le seul à subsister parmi toute une série d'autres pèlerinages vers le même lieu.
Certains de ces pèlerinages ont disparu ou se sont affaiblis bien avant la fin du XXe siècle: au XVIIIe siècle, puis au XIXe siècle dans le cadre du Kulturkampf, des mesures visant à endiguer le zèle des pèlerins (et le nombre des jours fériés) avaient déjà fait leur œuvre. Pour d'autres, le déclin est plus récent: tel est le cas de celui de Notre-Dame de Glisacker, dans le Haut-Valais – une situation
que le curé "met en relation avec l'attiédissement général de la foi" (p. 127). Mais si l'explication a sa part de vérité, l'on peut se demander s'il n'y a pas aussi, dans le succès ou le déclin de pèlerinages, des phénomènes de mode – le même curé relève que les fidèles de la région semblent avoir aujourd'hui plus de goût pour des pèlerinages plus lointains, comme Einsiedeln et Lourdes, fréquemment associés à des voyages touristiques (p. 128).
Si Lourdes n'est pas un pèlerinage suisse, il reste une destination populaire, dont l'impact international se révèle considérable. Et des notations ici et là, au fil des chapitres, mettent en lumière le caractère de modèle que tend à prendre Lourdes: à la grotte de Sainte-Colombe, dans les années 1950, des pèlerins de Lourdes ont lancé l'idée d'un pèlerinage pour la journée des malades (pp. 42-43); interaction semblable avec le modèle de Lourdes dans le cas du pèlerinage des malades de Notre-Dame des Marches, en Gruyère (canton de Fribourg), pèlerinage institué en 1945 dans ce lieu de pèlerinage déjà ancien (p. 102); et c'est sous le vocable de Marie-de-Lourdes qu'est placée l'église de Seebach, à Zurich, avec sa grotte et ses cierges de Lourdes, sa messe mensuelle sur le modèle de Lourdes, ses nuits de prière du premier vendredi du mois, avec le chant de Lourdes (pp. 55-59).
Seebach est un cas intéressant, puisqu'il s'agit à la fois d'un pèlerinage moderne (l'église a été construite dans les années 1930) et d'un pèlerinage urbain, dans un quartier ouvrier de la plus grande ville de Suisse – ville protestante depuis la Réforme, la construction de l'église et le pèlerinage y ont donc témoigné en même temps du réenracinement du catholicisme (p. 55). Comme le souligne Hugger, si l'on imagine volontiers le pèlerinage dans des sites reculés, cela fait longtemps que l'on trouve des lieux saints au cœur de grandes cités. Des événements mettent en branle l'imagination et "proposent de l'exceptionnel": "La question est ensuite de savoir si les hommes répondent à ces sollicitations, et si leur réponse va se cristalliser en tradition." (pp. 58-59).
Jean-François Mayer
Paul Hugger, Lieux de Pèlerinage: la Suisse entre ciel et terre (trad. Etienne Barilier), Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes (coll. Le Savoir Suisse, N° 55), 2009, 144 p.