Aymon Kreil, doctorant en anthropologie à l'Institut d'ethnologie de Neuchâtel et à l'EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) et chercheur au CEDEJ (Centre d'Etudes et de Documentation Economique et Sociale), un centre de recherche français au Caire, nous présente un portrait beaucoup plus nuancé. Ses travaux portent sur la religiosité au quotidien et la question de l'autorité religieuse. Ils tentent de comprendre les "classements" dont les pratiques religieuses font l'objet de part ceux qui y souscrivent ou les contestent.
Religioscope - D'emblée vous êtes intéressé par une sociologie des classements, des perceptions des différents pôles, figures d'autorité mais aussi "styles", présents dans la sphère religieuse. Comment en êtes-vous venu à vous concentrer sur ce sujet et cette approche?
Aymon Kreil - A mon arrivé en Egypte, j'ai été surpris par l'ostentation de religiosité visible. La zebîba en particulier m'a interloqué, une marque sur le front issue des prosternations de la prière. Elle est visible presque uniquement chez des hommes. Très vite, on m'a raconté quantité d'histoires, toutes invérifiables, sur de "fausses" marques de prières, soit qu'elles aient été obtenues sans prier - par exemple par frottement contre un mur - soit que les individus qui l'arborent ne correspondent pas aux critères d'un bon musulman. Toute une dimension de réflexivité face aux signes d'engagement religieux s'est ainsi révélée, que j'ai voulu explorer plus avant, en association à d'autres éléments comme la barbe ou le chapelet.
Religioscope - Quels enseignements dégager de ces typologies subjectives des acteurs sur leurs propres pratiques, que nous apprennent-elles sur l'état et l'évolution de l'islam égyptien?
Aymon Kreil - Les évolutions de l'islam en Egypte sont soumises à de nombreux aléas, notamment politiques. Personne ne peut prévoir par exemple quel aspect prendrait le pays dans l'hypothèse d'une prise de pouvoir par les Frères musulmans. Ce qui apparaît clairement par contre, c'est une banalisation générale des signes de piété. Des signes autrefois d'un engagement religieux fort perdent de leur impact au fur et à mesure de leur diffusion. Ainsi, le voile: certaines façons de se voiler restent clairement associée à l'islamisme, mais sinon il est devenu tellement généralisé qu'il indique uniquement la qualité de musulmane de celle qui le porte, sans indication de religiosité. En parallèle, on observe une insistance soutenue sur la primauté des émotions et de l'intériorité.
Religioscope - Certaines tendances à l'institutionnalisation, voire à la modernisation se dessinent : passer du moulid à la "conférence général", d'autres tendances vont au recadrage "islamiste" (le passage du shaykh à l'émir). Vos classements sont donc dynamiques. Est-ce possible, à ce stade de vos recherches, de dégager des tendances, en termes religieux, dans ces réformes des classements.
Aymon Kreil - Au XXe siècle devient hégémonique une conception littéraliste et rationalisante de l'islam, à l'opposé de l'approche soufie centrée sur la figure du cheikh thaumaturge ami de Dieu. De nombreux groupes salafites, dans un souci d'affirmer l'égalité des membres face aux textes, condamnent le mot cheikh: entre eux les membres s'appellent "frères" et les chefs sont des "émirs". De même, certaines confréries voient les rites collectifs avec méfiance, d'où le passage à des conférences. Cependant, les références religieuses de la majorité apparaissent extrêmement éclatées. Les chaînes satellitaires et internet viennent renforcer cet aspect. Chacun emprunte aux discours de cheikhs aux vues parfois antinomiques. Il est difficile dès lors de parler de tendance générale à l'institutionnalisation.
Religioscope - Vous vous êtes intéressé à la zebiba là où les médias et l'actualité se portent plutôt sur le voile, éventuellement sur la barbe. Un professeur égyptien vous avait d'ailleurs reproché de vous intéressez à un "non-objet". En quoi la zebiba constitue-t-elle à vos yeux un objet anthropologique? En quoi, dans la panoplie des signes de distinction, se distingue-t-elle, quels sont les enjeux propres qu'elle porte?
Aymon Kreil - Contrairement au voile ou à la barbe, la zebîba n'a pas de connotations politiques. Résultat biologique naturel des prosternations, elle ne fait pas a priori débat. Cependant, par sa large diffusion en Egypte dès les années 1970, son omniprésence représente un marqueur évident de réislamisation. Les larges proportions d'hommes à zebîba-s, aussi parmi les jeunes, sont le résultat d'une valorisation de cette marque. De l'autre, c'est le signe banalisé par excellence, puisque ne relevant d'aucun engagement, et les gens ne la re-marquent même plus. C'est cette tension entre valeur iconique et valeur de distinction qui a focalisé mon attention.
Religioscope - Il y a en Egypte une problématique de l'ostentation: malgré le processus d'islamisation, il existe un discours social sur "en trop" faire. Comment définiriez-vous la problématique de l'ostentation telle qu'elle se dessine chez vos interlocuteurs?
Aymon Kreil - La majorité se réfère à la pratique commune pour définir la catégorie des "gens normaux". Ceux-ci ne sont pas astreints à l'exemplarité dont doivent faire preuve les cheikhs, dédiés à la religion. L'ascendant qu'implique cette exemplarité supposée est cause de tensions. Une intransigeance trop marquée crée souvent du ressentiment. Les registres critiques les plus fréquemment évoqués sont ici ceux des intentions trompeuses et de la prétention usurpée. Quand un individu fait affichage de sa piété, il s'expose ainsi à se voir reprocher le moindre écart de pratique.
Religioscope - Comment l'individualisation marque-t-elle le rapport à l'autorité? Avez-vous des exemples?
Aymon Kreil - On peut constater une référence récurrente dans les discours à la conviction intime, fondée sur le sentiment subjectif de l'individu. Les références aux émotions sont cruciales dans l'affirmation de cette subjectivité, comme preuves de la justesse des convictions et de la sincérité de la foi. La plupart de mes interlocuteurs disent ainsi se fier à leur propre jugement, et, comme je l'ai dit, empruntent des éléments à des cheikhs que parfois tout oppose. Toutefois, les hybridations restent limitées aux différents interprètes musulmans. Les références mêlées par exemple au bouddhisme, comme on peut les trouver en Europe ou aux Etats-Unis, restent très rares parmi les musulmans égyptiens.
Religioscope - La question de l'ostentation pose la question de l'intimité. L'insistance sur l'intimité a souvent été mise en avant comme un indice de tendances à l'individualisation ou à la privatisation du croire. La religiosité du quotidien des Egyptiens est balisée de références à l'intimité, au caractère personnel de la croyance comme ce mot recueilli: "sa barbe est dans son cœur". Est-ce pour autant un indice d'individualisation et à fortiori de modernisation?
Aymon Kreil - La phrase a été recueillie par Patrick Gaffney, et a exposé son auteur, un cheikh moustachu face à un groupe de salafites, à de sérieuses contestations. Les salafites allouent en effet une importance primordiale au respect des détails, notamment les détails d'apparence. L'évocation de l'intériorité et de l'intimité des sentiments peut renvoyer au sein d'un groupe à l'affirmation d'une éthique partagée de conviction, mais peut aussi apparaître comme moyen d'une "fuite hors de la justification" - selon les termes de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Cela permet de nouer le dialogue au-delà des différences de courants. Sans parler directement d'individualisation ou de modernisation, l'évocation du sentiment intime censé commun aux musulmans permet parfois de négocier un certain pluralisme des approches.
Religioscope - Votre sociologie des classements vous conduit à la mise en avant des jugements religieux. Il est des choses inacceptables car elles fusionnent le religieux dans le mondain, comme - vous le mentionnez - le zikr [prière répétitive] soufi qui aux yeux de certains de ses contempteurs tient de la discothèque. Le mélange du religieux à d'autres registres n'est socialement pas apprécié alors même que le métadiscours sur l'Islam lui donne une vocation holiste. Il serait intéressant, d'un point de vue anthropologique de dessiner les frontières et les règles de ces frontières. Sur la base de votre enquête, où situeriez l'espace de ce qui est considéré comme religieux? Cet espace est-il fixe ou mouvant? Y a-t-il un noyau dur, c'est-à-dire du "religieux incompressible"?
Aymon Kreil - Face au métadiscours holiste sur l'islam, il s'agit de frontières de facto et non de jure, difficiles à justifier. D'où l'efficacité du discours salafite : pour objecter à la volonté d'islamiser entièrement les pratiques, le répertoire est restreint. Nombre de phénomènes apparaissent cependant en contournant la question. Je travaille actuellement sur la diffusion de la Saint-Valentin. Un même vendeur peut sans problème exposer des extraits du Coran avec des cœurs en peluche, alors que cette fête semble toucher principalement les couples non mariés. La situation et le public en présence sont déterminants. Les frontières sont mouvantes: si certains reprochent aux soufis de mêler danse et évocation de Dieu, j'ai pu observer un animateur de mariage inciter les gens à danser en hurlant la shahada [formule de la profession de foi musulmane]. C'est ce rapport au religieux dans toute sa complexité que je cherche à mettre en lumière.
L’entretien avec Aymon Kreil a été mené par Patrick Haenni.