Les lecteurs de Religioscope savent l'attention que nous prêtons aux travaux d'Emile Poulat, sociologue et historien français, qui poursuit son effort de recherche depuis des décennies. Observateur privilégié de la vie religieuse, et en particulier du catholicisme dans la France contemporaine, il s'est livré au jeu des questions et réponses dans un livre entretien avec Danièle Masson, agrégée de lettres classiques, catholique convaincue et de "sensibilité traditionnelle".
France chrétienne, France laïque (Desclée De Brouwer, 2008) est présenté par Emile Poulat – dans un avant-propos – comme une sorte de "testament intellectuel et spirituel" (p. 16). Il nous semble que la lecture de ce livre pourrait notamment être recommandée à de jeunes chercheurs qui s'engagent dans l'étude des religions, et notamment celle du christianisme contemporain. Car ce qui nous semble au cœur de ce livre, c'est une leçon de rigueur et d'ascèse scientifique dans l'étude des religions.
Bien entendu, l'ouvrage contient bien d'autres choses. Sous la forme de lecture plutôt aisée qu'offrent des entretiens (même si ceux-ci supposent une bonne culture générale et historique), il permet à Emile Poulat de réfléchir une fois de plus sur la situation du christianisme dans la modernité. La réalité en France est celle d'une érosion du catholicisme, malgré un taux encore relativement élevé d'identification formelle au catholicisme (p. 13). Que doit devenir celui-ci en contexte sécularisé, quel projet de société peut-il offrir?
"La question aujourd'hui posée à l'Eglise, à sa hiérarchie, à ses fidèles, est de savoir ce qu'il en advient dans un régime de laïcité publique qui paraît la cantonner dans sa vie interne, tout en étant un régime de libertés publiques qui, à l'inverse, appelle la participation de tous à la chose publique selon les convictions de chacun." (p. 14)
Selon Poulat, le changement de situation ne doit pas conduire des chrétiens occidentaux à désespérer – à condition de ne pas confondre "l'espérance chrétienne [...] et les espérances terrestres des chrétiens", c'est-à-dire des projets tels que l'instauration d'une nouvelle chrétienté. A ses yeux, les chrétiens "n'ont ni à condamner ni à rallier la 'modernité', mais, dans son creuset, à passer par l'épreuve radicale qu'elle leur impose, inédite dans l'histoire de l'humanité". La plupart y sont d'ailleurs aujourd'hui à l'aise, mais n'en influencent guère le cours (p. 187-188). Et il rappelle opportunément que le paysage à considérer est bien plus vaste que celui de la France (p. 253-255).
Bien des passages du livre évoquent ces sujets sous différents angles, évoquant aussi des figures auxquelles le chercheur s'est intéressé ou qu'il a connues. Poulat ne manque pas de souligner quel riche terrain d'observation offre la religion, qui est "un fait d'histoire, un fait de société, un fait de culture, et, à ce titre, [...] a sa place légitime dans le champ des savoirs" (p. 157).
Mais ce qui a surtout retenu notre attention dans ce livre, et vaudra assurément comme testament intellectuel, c'est ce que Poulat y partage sur la démarche du chercheur. Il est lui-même catholique, mais son rôle clairement affirmé de chercheur est celui d'un observateur:
"Mes principaux ouvrages ont tous un objectif bien délimité: exposer les données d'un problème et contribuer à sa solution, de façon définitive s'il se peut tout en restant offert à la critique et à la discussion sans condition autre que l'intelligence. Il ne s'agit pas de ce que j'en pense, mais de ce que je donne à lire." (p. 24)
Emile Poulat tient l'agnosticisme méthodologique (c'est-à-dire le refus de considérer ce qui relève de la croyance comme un fait, indépendamment des convictions personnelles du chercheur) pour un acquis irréversible, y compris pour des historiens croyants – ce qui montre au passage que même les croyants convaincus d'aujourd'hui vivent dans un univers mental différent de celui de leurs ancêtres. Le vrai problème, explique Poulat, c'est de reconnaître en même temps "les limites de la méthode historique et la contingence du savoir historique" (p. 61).
Quand Danièle Masson suggère que les recherches sur le Saint Suaire de Turin apporteraient une sorte de preuve scientifique au christianisme, Poulat incite à voir les choses sous une autre lumière. Que le Saint Suaire soit authentique ou non, la recherche de la preuve matérielle donne par elle-même la mesure des transformations intervenues:
"[...] les fidèles ont cru depuis deux millénaires, sans disposer de cette preuve et sans l'attendre. Marie-Madeleine, les apôtres et les disciples, Paul lui-même ont cru sans examen du suaire roulé dans le tombeau vide. L'appel à cette preuve signe, entre eux et nous, un changement profond dans l'acte de foi et l'entrée dans l'âge du doute inauguré par Descartes qui éprouve le besoin de se démontrer à lui-même son existence." (p. 153)
C'est à de telles remarques que l'on saisit où se situe la démarche de Poulat, et ce qu'il veut faire comprendre quand il déclare: "Il faut parfois répondre aux questions non en les esquivant, mais en leur échappant." (p. 155)
Cette ascèse de recherche et de réflexion "exclut [les] sentiments personnels" (p. 74). L'attitude de Poulat ressort d'autant mieux que son interlocutrice voudrait plus d'une fois lui faire dire "ce qu'il pense". Cela en devient presque amusant (ou irritant) pour le lecteur, mais surtout instructif: contrairement à ce qu'a cru voir tel auteur de compte rendu qui disait son agacement face au refus de Poulat de se lancer dans des prises de position, il ne s'agit pas pour le chercheur de se dérober, mais d'expliquer sa méthode et d'élever par ricochet la réflexion de ses lecteurs. Dans un environnement où chacun court constamment le risque de se faire enfermer dans des catégories, Poulat déjoue avec ténacité ces tentatives, pour mieux nous amener à comprendre les exigences, les conditions même d'une recherche loin des slogans et des "maîtres à penser" improvisés.
Cela suppose une volonté constante de considérer la réalité, même si elle peut contredire les désirs ou représentations: "A partir du moment où les choses existent, on ne peut faire comme si elles n'existaient pas." (p. 170)
S'il existe un modèle de méthode dans l'approche des religions que proposerait Religioscope, ce serait bien celui dont les critères sont ainsi posés par Emile Poulat: non pas dire aux lecteurs ce qu'il faut penser, mais leur fournir les clés pour comprendre et penser par eux-mêmes. C'est l'honneur du chercheur qui partage son savoir. Puisse cet ouvrage inspirer et guider des démarches de recherche sur les questions qui nous intéressent.
Emile Poulat, France chrétienne, France laïque: ce qui meurt et ce qui naît, Paris, Desclée De Brouwer, 2008 (280 p.).