Parmi les articles publiés par Religioscope, l'un des plus visités reste un texte que nous avions publié en 2002 sur la réception formelle dans le judaïsme des Abayudaya de l'Ouganda. Preuve s'il en est de la curiosité que suscitent des démarches telles que la démarche d'Africains ou de personnes d'origine africaine vers une religion que l'on associe rarement à ce continent.
Il convient donc de signaler ici un récent ouvrage publié en anglais chez un éditeur universitaire réputé, et écrit par Edith Bruder, chercheuse associée à la School of Oriental and African Studies (SOAS, Londres) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, Paris): The Black Jews of Africa: History, Religion, Identity (Oxford University Press, 2008).
En effet, sans parler des Falashas éthiopiens, dont l'histoire est bien connue et qui ont émigré en Israël, les Abayudaya ougandais ne sont pas les seuls à revendiquer une appartenance juive: à travers toute l'Afrique subsaharienne, nous découvrons des groupes qui se livrent à une telle démarche. Cependant, parler de "juifs noirs" sans aller plus dans les détails ne rendrait pas justice à la variété des phénomènes réunis sous cette étiquette commune: certains groupes prétendent descendre biologiquement des Israélites d'autrefois, tandis que d'autres adhèrent au judaïsme sans y associer un héritage génétique réel ou rêvé.
Cette floraison appelle non pas une, mais des explications: en faire simplement le recensement laisserait le lecteur perplexe. Edith Bruder a donc fait le choix d'un long parcours avant de parvenir au cœur de son sujet, s'interrogeant sur la façon d'intégrer au fil des siècles l'existence d'Africains noirs dans la vision du monde occidentale, et comment celle-ci a en partie aussi exercé une influence sur les émergences de groupes de "juifs noirs".
La première question qu'il convient d'évoquer est celle des "tribus perdues". Exilées en Assyrie au VIIIe siècle av. J.-C., dix des douze tribus de l'ancien Israël ne revinrent jamais sur leur terre et disparurent de l'histoire. Selon les interprétations les plus courantes, elles s'assimilèrent aux populations des terres nouvelles où elles durent s'installer. Cependant, des textes bibliques faisaient de brèves allusions à une possible survivance de ces tribus, et leur destin fut évoqué plus longuement dans des textes extrabibliques. L'éventualité d'une réunion ultime entre les Israélites descendants du Royaume de Juda et les dix tribus se trouva rapidement associée à des perspectives messianiques; au moment de la rédemption, ou quand celle-ci approcherait, les tribus "perdues" reprendraient leur place. Cette dimension messianique ne doit pas être négligée, notamment si l'on veut comprendre certaines des motivations de groupes juifs qui ont pris à cœur la question des tribus perdues au cours des dernières décennies.
Mais où se trouvent ces tribus? Les thèses les plus variées ont vu le jour au cours des siècles, et il n'y a guère de continent où l'on ait pensé retrouver leurs traces - et où des groupes n'aient cru en être les descendants: récemment encore, nous avons entendu dans une université australienne une communication d'une ethnologue sur un groupe tribal qu'elle étudie en Nouvelle-Guinée, qui s'est découvert une ascendance juive et intègre celle-ci dans sa mythologie. De l'Amérique latine au Japon, du Cachemire à la Grande-Bretagne, l'héritage de ces tribus à la fois perdues et omniprésentes refait surface au fil des siècles. L'exemple britannique est ici intéressant, puisqu'il montre la force du mythe dans des environnements qui ne sont pas seulement ceux de sociétés colonisées: les théories du British Israelism avaient un succès réel dans certains milieux de l'élite anglaise au XIXème siècle (et s'harmonisait bien avec le sentiment d'être un peuple élu pour diriger le monde: "l'Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais"); les groupes susbsistants, tels que la British Israel World Federation, n'en sont plus aujourd'hui qu'un pâle reflet.
Il n'est donc pas étonnant que la thèse d'une présence de descendants des dix tribus en Afrique ait aussi été évoquée, pas seulement par des auteurs africains. D'autant plus que l'Ethiopie et les liens évoqués par la Bible entre le roi Salomon et la reine de Saba pouvaient inciter des spéculations sur les tribus perdues à pointer dans cette direction.
Il existe aujourd'hui des groupes juifs actifs dans la recherche des dix tribus, et qui soutiennent parfois activement les démarches de groupes – sous toutes les latitudes – se déclarant juifs ou trouvant la voie du judaïsme: on peut citer l'association Kulanu. Ces démarches sont souvent en lien avec un sionisme religieux, qui inscrit le retour des "tribus perdues" dans un messianisme lié à la création de l'Etat d'Israël.
Cependant, comme le montre Edith Bruder, pour comprendre le phénomène des juifs noirs, il faut élargir la perspective au-delà de la question spécifique des tribus perdues et explorer la mythographie de l'Afrique ainsi que les représentations des Africains chez les autres peuples (notamment occidentaux). Non sans souligner des liens entre les deux dans l'inconscient occidental: après tout, tant juifs que Noirs n'incarnaient-ils par une altérité, associée de surplus à la connotation négative de la noirceur? Il se trouva, jusqu'au XIXe siècle, plus d'un voyageur pour souligner un teint "noir" des juifs qu'ils rencontraient, voire pour esquisser des rapprochements entre la physionomie des juifs et celle des Africains.
L'autre angle d'approche historique de la question des Noirs juifs ou judaïsants est celui de l'intégration de l'héritage juif par la diaspora africaine aux XIXe et XXe siècles. Au départ, il s'agit d'un retournement de l'histoire, dans lequel l'Afrique devient la source des civilisations (bâtissant sur l'image de l'Egypte antique), et ces grandes civilisations originelles étaient – affirment ces interprétations – le fait de Noirs: une série d'auteurs continuent de développer ces thèses. Certains ont fait un pas de plus, en affirmant que ces Noirs étaient les descendants d'Hébreux: cet autre renversement s'opère dans un contexte qui tente de surmonter l'état d'infériorité dans lequel sont placées les populations noires tout en retrouvant une histoire et un mythe des origines; ce contexte est celui qui voit naître des groupes de juifs noirs et de musulmans noirs en Amérique du Nord. C'est la promesse d'un avenir glorieux pour la race noire, après le passage par l'oppression – à l'image des Hébreux en Egypte, la rédemption suivra l'exil: à cette l'époque se forgent des projets de retour à l'Afrique,tandis que la référence à l'Ethiopie va voir se rejoindre mythe et histoire, à partir du couronnement de l'empereur Haïlé Sélassié, dans les croyances du mouvement Rastafari.
La première communauté organisée de juifs noirs américains voit le jour en 1896, mais est très loin d'un judaïsme orthodoxe, mêlant des éléments chrétiens à des références et pratiques puisées dans l'Ancien Testament. Ce modèle continue d'être celui suivi par nombre d'autres communautés judéo-noires américaines, montrant au passage le profond impact des thèmes chrétiens et bibliques dans l'imaginaire de ces populations.
La seconde partie du livre commence par s'intéresser aux récits historiques relatant une présence juive en Afrique subsaharienne. Différents récits de la période postérieure à l'arrivée de l'islam évoquent des présences juives dans des zones aux frontières du Sahara, et des tribus du Mali disaient avoir des origines juives. Quant à l'Afrique orientale, les expulsions de juifs de la péninsule ibérique en ont conduit certains dans cette zone, et des mariages mixtes subséquents ont entraîné une présence judéo-africaine, avec des restes d'identité juive sous une apparence catholique ici et là.
Nous restons là dans un cadre historique qui, malgré d'inévitables zones floues, présente des généalogies explicables ou en tout cas plausibles. Plus énigmatiques sont les revendications d'identité juive dans la zone méridionale de l'Afrique, avec le cas bien connu des Lemba, une population appartenant au groupe linguistique bantou et comptant 50.000 à 70.000 membres, répartis entre le Zimbabwe et l'Afrique du Sud. Si l'on n'accepte pas l'hypothèse que les Lemba descendent – au moins partiellement – d'immigrants peut-être juifs venus de la péninsule arabique, il est possible que certains traits qui semblent rapprocher les Lemba de caractéristiques judaïques soient en fait liés à des restes d'influences islamiques par la côte orientale de l'Afrique. Mais le cas des Lemba fascine à cause des études génétiques qui ont été menées sur cette population et montrent que la structure de leur ADN suggère une origine extra-africaine (d'ascendance masculine) et présente des similitudes avec celles de populations "sémites", de surplus avec une fréquence élevée de présence d'un chromosome caractéristique d'une lignée sacerdotale hébraïque. Comme le note Edith Bruder, les recherches scientifiques contemporaines et l'ADN vont contribuer à modifier la conscience d'eux-mêmes que cultivent de tels groupes.
Les différentes populations qui revendiquent une origine juive à travers l'Afrique n'entendent pas toutes en tirer pour conséquence une conversion ou un "retour" au judaïsme. Créée en 1993 à Tombouctou, l'association Zakhor compte 1.000 membres, qui affirment être les descendants de juifs sahariens. Ils se voient comme des juifs "déjudaïsés", qui entendent renouer avec leur héritage culturel, mais ne veulent pas pour autant renoncer à leur religion musulmane. Des liens se forgent avec des groupes à l'étranger intéressés par le destin des populations dispersées d'origine juive ou supposée telle, et Internet y contribue notablement aujourd'hui, note Edith Bruder, pas seulement dans le cas malien.
La prétention à une identité juive se développe aisément dans des groupes qui ont souffert de persécutions et répressions: par exemple chez les Ibo du Nigeria, groupe ethnique à l'origine de l'indépendance avortée du Biafra en 1967, et de la dramatique situation humanitaire consécutive à cette tentative de sécession. Il y a parmi eux des groupes qui entendent pratiquer le judaïsme et aspirent à une reconnaissance, d'autres qui mélangent judaïsme et christianisme. Au Nigeria comme ailleurs, l'on voit apparaître ces dernières années des visiteurs venus des Etats-Unis ou d'Israël, prêts à apporter un soutien à ces aspirations et à aider ces groupes à s'approprier la tradition juive.
De même, l'Institut de Havila est une organisation fondée par des émigrés tutsis en Belgique, avec son siège à Bruxelles: le génocide qui a frappé les Tutsi au Rwanda est lié dans la perception de ce groupe à leur supposée identité hébraïque – celle-ci s'alimentant également à des observations apparues durant la période coloniale sur la spécificité des Tutsi par rapport à leur environnement ethnique.
Au Ghana, un groupe appelé la Maison d'Israël est de dimension plus modeste, avec quelque 800 membres, suite à des visions reçues par un Ghanéen en 1976, au cours desquelles il lui fut révélé que lui-même et les habitants de son village descendaient des tribus perdues. Leur synagogue a été construite grâce à l'aide financière d'une communauté juive de l'Iowa.
Et nous pourrions continuer, sur les traces d'Edith Bruder, à faire le tour des groupes de juifs noirs sur le continent africain aujourd'hui, sans oublier bien sûr les Abayudaya ougandais, formellement reçus dans le judaïsme (ou plutôt confirmés dans leur judaïsme) par des rabbins juifs orthodoxes en 2002, ainsi que l'avait relaté Religioscope.
Un récent article du Jerusalem Report (29 septembre 2008) permet de mettre ces informations à jour. Quelque 1.050 Abayudaya sont maintenant officiellement reconnus comme juifs, à la suite de nouvelles réceptions de groupes, la dernière en juillet 2008. Dans cette dernière série de 250 convertis, tous ne provenaient pas du groupe Abayudaya: une cinquantaine étaient des Apaci, à l'origine des adventistes, qui ont commencé à cheminer vers le judaïsme vers 1995, et quelques autres provenaient d'autres lieux en Ouganda, et même d'autres pays africains. Les juifs noirs de l'Ouganda ne sont ainsi plus limités au groupe d'origine, et ce développement laisse augurer d'autres cas de conversions à travers le continent. Le mois de juillet 2008 a également marqué un développement important pour les Abayudaya: la réception du premier rabbin de leur communauté, formé et ordonné (en mai 2008) dans une école rabbinique américaine (Ziegler Schhol of Rabbinic Studies, Los Angeles). L'intégration de groupes de juifs noirs dans les courants classiques du judaïsme progresse donc.
Comme on le voit, il existe une grande variété de groupes de juifs noirs, selon qu'ils revendiquent ou non un héritage ethnique juif, se réfèrent ou non aux tribus perdues, conservent des éléments chrétiens ou judaïsent au contraire complètement leurs pratiques. Sous ces formes diverses, ils offrent en tout cas un surprenant témoignage de l'attrait que peut exercer la tradition juive dans des contextes à première vue inattendus. Il est au demeurant probable que nous assisterons, moyens de communication modernes aidant, à une intensification des contacts entre ces groupes et à un certain degré d'homogénéisation. Des juifs noirs américains ont créé une Pan African Jewish Alliance (PAJA), à laquelle adhèrent des juifs noirs dans différents pays africains. Une réunion internationale de la PAJA s'est tenue en Ouganda en juillet 2008.
Soulignons , en marge du livre d'Edith Bruder, l'omniprésence d'un thème comme celui des tribus perdues d'Israël sur tous les continents. L'auteur du présent compte rendu rassemble depuis des années des données sur ce thème et tentera peut-être un jour d'esquisser un tour d'horizon. Un peu partout apparaissent régulièrement de nouveaux groupes revendiquant une identité juive: dans un coin reculé de l'Asie, l'auteur de ces lignes a eu lui-même la surprise de rencontrer, il y a peu d'années, un petit groupe de chrétiens, anciens militants d'un mouvement sécessionniste local, qui lui ont confié avoir reçu des révélations les identifiant comme descendants d'une tribu perdue et leur révélant toute l'histoire oubliée de leur peuple: la force du mythe des tribus perdues ne cesse de réapparaître, notamment dans des contextes de crise ou de mutation identitaire, mais pas seulement.
Ces émergences localisées et multiples rencontrent des transformations intervenant aujourd'hui dans le judaïsme, avec des interrogations sur l'identité juive, sur le caractère ethnique ou non de cette religion, sur la possibilité d'étendre le judaïsme en dehors de ses limites actuelles. Des groupes tels que Be'chol Lashon se font les avocats d'une diversité juive, qui ferait éclater ses frontières ethniques traditionnelles et en même temps donnerait au judaïsme une nouvelle impulsion.
Le livre d'Edith Bruder vient donc au bon moment pour une approche des formes africaines (également diasporiques) de découverte du judaïsme selon des modalités variées. Il n'épuise pas le sujet, plusieurs chapitres donnent surtout l'envie d'en savoir plus. En attendant, le lecteur apprécie l'effort documentaire et la tentative d'inscrire les juifs noirs dans une interprétation culturelle plus large, tout en regrettant parfois que le livre n'ait pas laissé ici et là un peu plus la place à la description de ces communautés, d'autant plus qu'Edith Bruder en a visité certaines, ainsi qu'elle y fait allusion ici et là: on aurait aimé la voir prendre un peu plus souvent la plume d'une journaliste, racontant ce qu'elle a vu. Mais il est vrai que l'approche de cet ouvrage est universitaire, ce qui est bienvenu sur un terrain propre à bien des spéculations, et peut-être des récits de visites sont-ils destinés à de futurs articles, que nous lirons avec la même curiosité que The Black Jews of Africa.
Jean-François Mayer
Edith Bruder, The Black Jews of Africa: History, Religion, Identity, Oxford University Press, 2008, 284 p.
Nous remercions Massimo Introvigne d’avoir attiré notre attention sur cet ouvrage, auquel il a consacré également un compte rendu sur le site du CESNUR.
N.B.: le nom “juif” en tant que membre d’une religion s’écrit sans capitale; en revanche, il faut écrire “un Juif” quand il s’agit de désigner le membre d’un peuple ou d’une ethnie. Sur un sujet tel que celui-ci, aux frontières de la question de l’identité juive, il n’était pas aisé de décider quelle forme suivre, ou s’il convenait d’utiliser l’une ou l’autre selon les cas? Finalement, nous avons décidé de ne pas utiliser la capitale. . En revanche, nous avons bien sûr écrit: “un Noir”, “un Africain”, “un Ghanéen”.