On en parle de plus en plus mais la plupart du temps pour de mauvaises raisons. Stigmatisée par certains médias usant de raccourcis, cette tribu urbaine forme simplement une marge culturelle parmi d'autres. Il est ici primordial de ne pas confondre marginalité culturelle et marginalité sociale. En effet, si les gothics forment une subculture marginale, ils ne sont pas des marginaux sociaux (délinquants ou drogués). Ils sont les héritiers de la longue tradition fantastique, romantique et onirique de l'art européen. Au XIXème siècle, les écrivains maudits comme Baudelaire, Lautréamont, Huysmans en dressaient l'atmosphère macabre. Sans oublier bien sûr la littérature extrême d'un Sade... Certains observateurs oublient trop souvent que l'extrême, le sale, l'immonde, le satanique en art et l'élément cathartique qu'ils peuvent apporter au psychisme ne sont pas nés avec les «goths» et les «métalleux».
Depuis plusieurs années, dans les villes européennes principalement, on peut apercevoir ces silhouettes, vêtues uniformément en noir, qui se regroupent par affinités culturelles et surtout musicales. Elles investissent l'urbanité telle la Fontaine des Innocents à Paris. Ces rassemblements qui interpellent le quidam peuvent être interprétés comme un tribalisme postmoderne. De Londres à Berlin, de Paris à Helsinki, de Dublin à Oslo, le mouvement gothic/metal est un phénomène occidental qui concerne une population d'adolescents et de jeunes adultes entre 12 et 35 ans en moyenne.
Le terme «gothique» désignait à l'origine un peuple barbare: les Goths qui firent trembler l'Empire romain au IVème siècle a.v. JC. Le mot a ensuite été utilisé pour désigner une architecture médiévale nouvelle fondée sur l'arc brisé par opposition aux formes dépouillées de l'art roman. Il fut repris au début des années 80 par une contre-culture dont le terreau revendicatif, comme pour bien d'autres cultures urbaines, fut la musique.
Mais il faut distinguer les «métalleux» des «gothics», la musique dite «metal» de celle dite «gothic»: les confusions sont fréquentes même si les passerelles entre les deux styles sont de plus en plus nombreuses. Précisons aussi que «gothic metal» (sans trait oblique) renvoie à un style de musique particulier, tandis que «gothic/metal» est un terme générique désignant un mouvement.
La musique «gothic» renvoie principalement à des groupes où la guitare est beaucoup moins saturée que dans le «metal» qui se définit en premier lieu par une «grosse» saturation qui engendre ce fameux «gros son» dont parlent les fans. Le metal, terme générique d'origine anglo-saxonne est une radicalisation du rock, à la fois sur le plan musical et sur celui des pratiques sociales. Il est de plus en plus populaire si l'on en croit plusieurs indicateurs. Le groupe finlandais Lordi remporte l'Eurovision 2006 avec le plus fort total de points jamais atteints depuis l'avènement du concours. En juin 2003 en France, quatre groupes de musique metal (Metallica, Marilyn Manson, Led Zeppelin, Evanescence) figurent dans le Top 40 des meilleures ventes d'albums, tous styles musicaux confondus. En 2000, le groupe AC/DC remplit le Stade de France.
Schématiquement (car les sous-genres sont innombrables), le gothic renvoie à Christian Death et Siouxsie and The Banshees, héritiers du punk des Sex Pistols puis de la cold wave de Joy Division et The Cure; le metal à Metallica, AC/DC, Iron Maiden, héritiers de Led Zeppelin et Black Sabbath. Le médiatique Marilyn Manson s'est fait connaître en composant du «metal industriel». Musicalement, il n'avait rien de «gothic».
Mais alors quel est le rapport entre ces musiques et la religion? D'autant plus qu'elles sont décriées par l'opinion publique justement pour leur caractère apparemment antireligieux. Il n'est plus à prouver que les grands rassemblements rock (Woodstock notamment) développèrent du sacré, une religiosité. Il en va de même pour le mouvement gothic/metal. Ce qui retient au premier abord l'attention est la ritualisation et le recours à la symbolique religieuse effectués par musiciens et fans. De multiples groupes ou albums adoptent une terminologie religieuse. Lors des concerts ou sur les supports audiovisuels, on observe une mise en valeur d'un imaginaire tour à tour fantastique, satanique, païen et même parfois chrétien. Les acteurs adoptent des systèmes de croyance marginaux et subversifs. Ils veulent exprimer leur rejet du conformisme et des «hypocrisies» médiatiques et politiques. Ce négativisme ayant tendance à dénigrer toute entité établie en système est une constante des entretiens que nous avons menés auprès d'eux.
D'autre part, ils fréquentent souvent les rayons ésotériques des librairies où ils sont reconnaissables à leurs cheveux longs et leur tenue vestimentaire sombre. Ils arborent croix chrétiennes et pentagrammes inversés, le chiffre 666 ou des tee-shirts sur lesquels figurent des slogans tels que «Fuck me Jesus» (du groupe suédois Marduk) ou «Cut your flesh and worship Satan» (du groupe français Antaeus). Lors des concerts, l'exaltation combinée avec la présence de musiciens charismatiques galvanise le public. Une théâtralisation de pratiques cathartiques s'effectue selon des codifications prédéterminées. Au delà des mises en scène provocatrices sur laquelle s'arrêtent certains commentateurs, ce mouvement développe à partir d'un imaginaire culturel un ensemble de comportements vestimentaires, corporels et symboliques qui engendre une sociabilité singulière.
Si les églises se sont vidées dans bien des régions de l'Europe, le «croire» est très présent dans notre société. Ce mouvement l'interroge, il est une des recompositions religieuses nées de l'affaiblissement du christianisme européen et de la fin de son caractère englobant. En effet, une nouvelle sacralité auréolée de rites et ornementations l'anime. Le phénomène metal/gothic et son imaginaire satanique (mais aussi païen) sont l'une des conséquences de cette mutation religieuse d'envergure tout comme peuvent l'être le succès du Seigneur des Anneaux et de Harry Potter. Les uns et les autres entretiennent d'ailleurs beaucoup d'affinités.
C'est avant tout un «croire» paradoxal qui s'agite ici. De nombreux jeunes se prétendent antichrétiens et appellent de manière théâtralisée et par goût subversif, à l'éradication de toutes les religions et en premier lieu du christianisme. Or, ces dénigrements empruntent les contours du religieux qu'ils prétendent combattre. L'ordonnancement des concerts et leur aspect «sacrificiel», l'ornementation rituelle, les rites d'inversion sont quelques unes des facettes qui prouvent le travail du religieux dans ce mouvement prétendant honnir la religion. Par exemple, les musiciens présentent une portée charismatique particulière. En injectant un peu de celle-ci dans des produits artistiques disponibles, ils construisent et modèlent le mouvement et par là même, font évoluer ses mœurs. Cette jeunesse se nourrit du christianisme tout en s'y opposant et en finissant par le perpétuer. Le grand sociologue Roger Bastide indiquait déjà: «L'hérésie peut apparaître comme une contre-religion; mais inverser une religion, n'est-ce pas encore la suivre?» (Bastide, Le sacré sauvage, 1975, p. 226).
Finalement, un point très important mérite d'être précisé. Se fondant de plus en plus dans la société qu'il prétend pourtant rejeter, le mouvement en adopte toute la complexité. Comme elle, il se diversifie de plus en plus. Auparavant, touchant les classes moyennes et aisées, il concerne maintenant toute la population d'origine européenne et voit de plus en plus de personnes de couleur en son sein. Comme la société, le mouvement gothic/metal devient de plus en plus bigarré. Par exemple, des musulmans de Singapour composent du metal et publient des albums. Seule l'Afrique noire ne semble pas encore traversée par ce phénomène international.
Nicolas Walzer
Nicolas Walzer est sociologue. Il s’intéresse particulièrement à la jeunesse, au satanisme, au paganisme et aux sectes.