L'Inde est généralement associée à l'hindouisme, mais elle compte aussi une importante population musulmane et plus de 24 millions de chrétiens, inégalement répartis sur le territoire de l'Union indienne et issus de plusieurs courants d'importation du christianisme, à différentes époques.
Dans son nouveau livre, Les Chrétiens de l'Inde. Entre castes et Eglises (Paris, Albin Michel, 2008, 298 p.), Catherine Clémentin-Ojha éclaire différentes facettes de cette présence chrétienne en Inde. Elle s'intéresse notamment aux questions d'inculturation et - comme l'indique le sous-titre de son livre - à l'impact du système des castes.
Une bonne occasion pour Religioscope de rencontrer Catherine Clémentin-Ojha afin d'en savoir plus. Après des études indiennes classiques (sanskrit) et un diplôme de langue hindi, elle a obtenu un doctorat en ethnologie en 1984 à Paris X-Nanterre et une thèse d'habilitation à diriger les travaux à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) en 1997. De 1991 à 2001, elle a travaillé à l'Ecole Française d'Extrême-Orient (EFEO), puis est devenue directrice d'études à l'EHESS. Son domaine de spécialisation est l'anthropologie religieuse de l'Inde.
Religioscope - Anthropologue intéressée par l'Inde et d'abord par l'hindouisme en Inde, comment en êtes-vous arrivée à cette attention pour le christianisme en Inde, qui débouche aujourd'hui sur ce livre?
Catherine Clémentin-Ojha - C'est un intérêt essentiellement intellectuel, quoique l'on ne puisse pas toujours séparer les intérêts intellectuels des autres. Il résulte d'une question que je me suis posée en Corée. En Corée, j'ai été vivre comme enseignante: je ne trouvais pas de débouché en France, et donc j'y ai accepté un poste. Là-bas, j'ai observé un phénomène massif de conversions au christianisme. Cela m'a beaucoup interrogée. J'ai commencé à lire des ouvrages sur le l'implantation du christianisme en Corée. J'ai apporté ces questions en Inde: pourquoi est-ce que cela avait marché en Corée? pourquoi moins bien marché en Inde? Qu'était ce phénomène d'adaptation culturelle, permettant à des Coréens d'être chrétiens "à la coréenne"?
Au fond, cela a été pour moi une interrogation sur l'Inde décalée par rapport à celle que je pouvais avoir en partant de l'hindouisme. C'était encore une autre façon de regarder l'hindouisme, mais de l'extérieur: comment peut-on être indien si l'on n'est pas hindou?
Je ne suis pas chrétienne, je ne suis pas baptisée, je n'ai pas été élevée dans le christianisme, tout en ayant le plus grand respect pour le christianisme comme pour toutes les autres traditions. Je n'avais donc pas particulièrement prêté attention aux chrétiens de l'Inde. En Inde du Nord, où j'ai beaucoup travaillé, le christianisme est d'ailleurs quasiment invisible. Si j'avais été chrétienne, j'aurais évidemment fréquenté les lieux de culte chrétiens, mais comme je ne l'étais pas, cela était passé inaperçu pour moi. En revanche, dès que j'ai eu ces questions, je me suis passionnée pour ces milieux.
A l'Institut catholique de Paris, où j'ai donné un temps un enseignement sur l'hindouisme, j'ai rencontré un jésuite mauricien. A l'époque, la Province jésuite de Maurice dépendait de l'Asie du Sud. Quoique francophone, ce jésuite avait donc été formé en Inde. Il m'a donné des contacts au Bihar. Grâce à ces contacts, j'ai pu mener des enquêtes dans les milieux de formation du clergé chez les catholiques. Ces études m'ont énormément intéressée: de rencontrer des gens qui sont des Indiens, mais se demandent aujourd'hui comment être mieux ou davantage Indiens - tout le phénomène de l'inculturation. Je voyais en eux des Indiens, mais eux me disaient: "Non, nous ne sommes pas indiens." Donc, qu'est-ce qu'être indien? qu'est ce qu'inculturer le christianisme ? qu'est-ce que trouver un vocabulaire indien du croire chrétien, tout en sachant que ce vocabulaire vient du sanscrit et qu'il véhicule des idées hindoues ? Pour un chercheur, il y a là des questions passionnantes. Sans parler des rencontres humaines, comme toujours très riches, remarquables. Les jésuites indiens sont très intéressants.
Religioscope - Nous allons revenir sur cette question cruciale de l'identité et de l'inculturation. Une chose qui frappe le lecteur de votre livre est tout d'abord la répartition. Comme vous le rappelez, les chrétiens indiens sont une petite minorité - moins de 3% dans un pays dont 83% des habitants sont hindous - mais ils ne se répartissent pas de façon égale sur tout le territoire. Il y a deux grandes concentrations, en particulier le Sud (notamment le Kerala avec une population en partie de vieille tradition chrétienne), et d'autre part le Nord-Est. Le christianisme dans ces deux régions très dissemblables a des origines également très différentes. Pourriez-vous rappeler ces différents courants qui ont donné naissance à ce qu'on appelle globalement le christianisme en Inde aujourd'hui?
Catherine Clémentin-Ojha - Il est très important de garder à l'esprit qu'il y a eu plusieurs commencements du christianisme en Inde. Il y a d'abord le commencement de la communauté des chrétiens de Saint-Thomas au Kerala. Ce sont des gens convaincus d'avoir été évangélisés par saint Thomas, l'apôtre. Les historiens ne sont pas en mesure d'invalider cette conviction. Ils ne peuvent pas non plus la prouver. On sait qu'il y a des chrétiens en Inde du Sud, sur la côte occidentale, à partir du IIIe-IVe siècle. Eux prétendent avoir été évangélisés par l'apôtre du Christ. Cette première installation est bien antérieure à l'arrivée des colons occidentaux. Et c'est très important pour eux: ils étaient là avant le phénomène du colonialisme.
Ensuite, il y a les débuts catholiques, avec les premiers missionnaires qui arrivent dans les bateaux portugais. Les protestants arrivent plus tard, à partir du début du XVIIIe siècle; eux-mêmes sont divisés en plusieurs Eglises - il y a donc les luthériens, puis d'autres groupes protestants et les anglicans.
A chaque fois, un recommencement, de nouvelles normes, de nouvelles conceptions de l'évangélisation, de nouvelles identités religieuses, parce que chaque christianisme est marqué par son origine nationale européenne. Cela signifie que nous avons à faire à des populations inégalement réparties sur le territoire, comme vous l'avez dit, mais complètement distinctes aussi sur le plan de l'ecclésiologie, de la missiologie, de la sensibilité religieuse - et des groupes sociaux. Parce que les missionnaires n'ont pas travaillé tous dans les mêmes groupes sociaux, certains ont favorisé les castes supérieures, d'autres plutôt les castes inférieures. Par suite de cette extrême diversification, aucun propos ne peut être tenu qui vaille pour l'ensemble du sous-continent.
Religioscope - En lisant votre livre, nombre de lecteurs vont être frappés par un autre aspect. Une question court à travers votre ouvrage: celle des castes. Or, bien sûr, quand les Occidentaux pensent aux castes, ils pensent avant tout à la société hindoue et ne se rendent pas compte que les castes jouent aussi un rôle dans le christianisme. L'une des particularités du christianisme en Inde, comme vous venez de le rappeler est qu'il n'a pas touché de façon égale tous les groupes sociaux, que 60% des chrétiens sont d'origine intouchable. Pourquoi et comment les castes affectent-elles donc les Eglises chrétiennes en Inde? Récemment encore, on a pu lire des nouvelles sur des incidents opposant des chrétiens du Tamil Nadu autour de problèmes de castes...
Catherine Clémentin-Ojha - Le phénomène de la caste est très simple à comprendre: le christianisme en Inde est entré dans les castes. Ce ne sont pas les castes qui sont entrées dans le christianisme. L'appartenance au christianisme n'est pas la donnée première (sociologiquement), c'est l'appartenance sociale, le fait d'être socialement indien qui est la donnée première.Lorsque le christianisme est arrivé en Inde, il a rencontré des gens qui appartenaient à une structuration, à une segmentation, à une stratification sociale spécifique. Celle-ci n'a pas été transformée par le christianisme, pas plus qu'elle ne l'avait été par le bouddhisme ou par les mouvements de contestation de la caste qui ont régulièrement animé l'hindouisme. L'hindouisme a en effet connu beaucoup de mouvements de contestation de la caste, mais aucun de ces mouvements n'a pu transformer la société. Le christianisme pas davantage. Toute religion égalitaire qu'il est - en principe- il lui a fallu s'accommoder de ces phénomènes. Les chrétiens sont répartis en castes, se marient à l'intérieur de leur caste et ont un certain nombre de pratiques d'évitement comparables à celles de leurs compatriotes hindous. Ces pratiques diminuent aujourd'hui, parce que la société a changé: mais ce n'est pas en raison du christianisme, c'est en raison d'autres facteurs qui font que la société se sécularise maintenant, toutefois la caste perdure.
Religioscope - Selon vous, ce serait donc l'adaptation à ce système qui expliquerait que les chrétiens de Saint-Thomas aient vécu dans un contexte relativement harmonieux dans la sud de l'Inde pendant des siècles, mais en n'aient exercé quasiment aucune activité missionnaire - en tout cas, historiquement, nous n'en avons guère de trace...
Catherine Clémentin-Ojha - Tout à fait. Mais les chrétiens de Saint-Thomas, à l'arrivée des Portugais, sont 30.000 Leur nombre est donc relativement restreint, même rapporté à la population de l'époque. C'est effectivement un groupe dont on nous dit qu'il s'est très bien intégré, qu'il bénéficie d'une très bonne reconnaissance, exerçant des fonctions prestigieuses dans la société, notamment militaires et commerciales (parce qu'ils n'hésitent pas à traverser les mers, ils n'ont pas ce tabou des hindous à l'époque). Mais, en contrepartie, si l'on peut dire, ils n'exercent aucun prosélytisme. Au fond, la religion qu'ils ont adoptée est devenue celle de leur groupe.
Religioscope - Et qui dans certains cas va jusqu'à l'affirmation doctrinale ouverte de l'endogamie, comme dans le cas des Knanaya, qui soutiennent d'ailleurs qu'ils sont les descendants des tribus perdues d'Israël et doivent préserver la pureté du sang: en quelque sorte, ils adaptent à un cadre biblique le principe de la caste.
Catherine Clémentin-Ojha - Oui. Après l'arrivée des missionnaires, on a d'ailleurs observé à plusieurs reprises, comme les anthropologues nous le montrent, que l'adoption du christianisme a pu renforcer l'identité de certaines castes. Les missionnaires, quand ils ont converti d'autres personnes au Kerala, l'ont fait contre la volonté des chrétiens de Saint-Thomas, qui voyaient d'un très mauvais oeil entrer dans le christianisme des groupes de castes inférieures, avec lesquelles ils ne voulaient pas frayer et ne voulaient pas être confondus.
Religioscope - Cela nous ramène à une question importante bien présente dans votre livre: l'adaptation plus générale du christianisme au contexte indien, ce qu'on appelle aujourd'hui l'inculturation - vous y avez déjà fait allusion. Celle-ci n'est pas nouvelle, puisque l'on voit déjà au XVIIe siècle Roberto De Nobili s'efforcer d'adapter le christianisme à certains aspects du contexte indien, d'intégrer ces éléments comme dimension culturelle dans un contexte chrétien. Toute la question est là de savoir jusqu'à quel point l'on peut réellement, à votre sens, distinguer ces dimensions culturelles des dimensions religieuses? Cela fonctionne-t-il, selon vos observations en Inde? Comment les chrétiens eux-mêmes perçoivent-ils ces tentatives?
Catherine Clémentin-Ojha - Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre sans tenir compte des contextes historiques. Le contexte de Nobili est évidemment différent de celui d'aujourd'hui. Je crois qu'il ne faut pas confondre l'adaptation avec l'inculturation, même si l'inculturation a un ancêtre dans l'adaptation. Ce sont deux pratiques différentes.
Concentrons-nous sur l'inculturation. Celle-ci est un phénomène que je qualifierais de clérical: c'est un phénomène des cadres, des intellectuels de l'institution ecclésiale. Dans les Eglises de l'Inde, aussi bien chez les protestants que chez les catholiques, les laïcs sont peu maîtres du jeu face à ces développements. Ce sont là les réactions d'individus religieusement chrétiens, mais culturellement indiens, qui se sentent presque aliénés de leur propre tradition culturelle. Ils voudraient réconcilier le christianisme avec la culture d'accueil de celui-ci. Les efforts qui sont conduits à cet effet dans plusieurs domaines - la liturgie, la théologie, l'architecture, les vêtements - obligent à chaque fois à déterminer ce qu'est le fait indien dans ces domaines, ce qu'est la culture indienne. Or il n'y a pas une seule culture indienne. Il y a des cultures indiennes. La culture bengalie n'est pas la culture tamoule ou celle du Kerala. En outre, au sein même de chaque région, les cultures des castes inférieures ne sont pas les cultures des castes supérieures. Donc l'inculturation pose beaucoup de problèmes, très passionnants à étudier mais bien difficiles à résoudre Je crains que, pour ceux qui veulent obtenir un résultat, ce soit très décevant et frustrant, continuellement à repenser.
Au départ l'inculturation, dans beaucoup de lieux où elle se pratique (essentiellement des maisons de formation du clergé chez les catholiques et dans des institutions comparables chez les protestants), a pris comme modèle le brahmanisme, la grande tradition savante de l'hindouisme. Toutefois beaucoup de chrétiens appartiennent à des castes inférieures, ils perçoivent leur christianisme et la conversion de leurs ancêtres plutôt comme une évasion de l'hindouisme et du système des castes: ils ne souhaitent pas retrouver dans leurs églises et dans leurs séminaires ces pratiques, ces usages, cette culture, qui est pour eux une culture d'oppression. Il existe donc une vraie contradiction entre le désir des clercs, des intellectuels fascinés par la pensée upanishadique qu'ils trouvent sublime (elle l'est effectivement), et les malheureux fidèles intouchables qui n'ont que faire d'âtman, de brahman...
Religioscope - Vous voyez des phénomènes comme celui des ashrams chrétiens comme le produit d'élites religieuses, partant d'ailleurs parfois même en partie de préoccupations occidentales. Il est intéressant de voir que cela semble avoir gagné même les chrétiens de Saint-Thomas, puisqu'il existe aujourd'hui parmi les chrétiens de tradition syriaque des monastères qui s'intitulent ashrams.
Catherine Clémentin-Ojha - Le phénomène des ashrams chrétiens est antérieur à l'inculturation. Il faut le rapprocher d'une préoccupation importante qui apparaît après la Première Guerre mondiale et est inséparable du nationalisme. Au moment où l'Inde va s'émanciper de la présence coloniale, l'élite chrétienne indienne, (c'est-à-dire ceux des chrétiens qui réfléchissent, sont lucides et savent que les Britanniques vont partir), se préoccupe d'avoir des structures et institutions en phase avec la société indienne. Dans ce cadre-là, en imitation des ashrams hindous modernes (Tagore, Gandhi, etc.), naissent des ashrams chrétiens, chez les protestants d'abord, chez les catholiques ensuite. Au fond, il s'agit de trouver un mode d'inscription institutionnelle indien, alors que l'inculturation concerne plutôt la théologie, la liturgie. Les ashrams révèlent une préoccupation pour l'institution . Leurs premiers animateurs disent qu'il faut une Eglise indienne, qu'ils n'ont que faire des divisions ecclésiales occidentales importées, découlant de l'histoire européenne et non de l'histoire indienne. Pour cette raison, le mouvement œcuménique connaît aussi un certain succès en Inde. A défaut d'avoir une Eglise indienne, les ashrams sont une façon de vivre en Inde qui tienne compte de pratiques telles que la méditation, etc. Cela a effectivement bien pris, y compris chez les chrétiens de Saint-Thomas, dans les liturgies non latines.
Religioscope - D'ailleurs, vous le rappeliez auparavant, les chrétiens indiens ont subi les divisions occidentales. C'est très frappant dans le cas des chrétiens de Saint-Thomas qui, d'Eglise unique qu'ils étaient au moment de l'arrivée des Portugais, par suite des vagues successives de colonisation, ont certes grandi, mais tout en s'émiettant en plusieurs dénominations....
Catherine Clémentin-Ojha - Il n'y a plus d'Eglise des chrétiens de Saint-Thomas. Il y avait une Eglise et une communauté. Maintenant, il n'y a plus qu'une communauté, répartie en plusieurs Eglises. La lignée apostolique de Thomas a disparu en Inde: on appartient à celle de Pierre maintenant.
Religioscope - Comment évaluez-vous ces groupes de chrétiens de Saint-Thomas qui sont passés par une histoire assez turbulente: quels sont pour eux aujourd'hui les débats, les enjeux, les questions qui surgissent. En lisant la presse indienne, l'on peut constater qu'il y a des controverses et des questions sur leur rôle et leur héritage.
Catherine Clémentin-Ojha - Il y a plusieurs questions en effet. L'une a beaucoup occupé les missionnaires catholiques de rite syro-malabar: le désir de pouvoir faire des convertis. En Inde centrale et en Inde du Nord, ils ont reçu des territoires de mission et ont la possibilité de convertir à leur rite, un certain nombre d'hindous ou de tribaux (surtout des tribaux). Il y a donc des congrégations missionnaires syro-malabares, qui travaillent en Inde du Nord, loin de leurs bases, dans des territoires où travaillent par ailleurs des congrégations latines. Lorsque les ouailles vont vers les congrégations missionnaires syro-malabares, c'est autant de perdu pour les congrégations latines. Cela crée des tensions entre les groupes.
Mais il y a certainement d'autres questions encore que l'on pourrait évoquer.
Religioscope - Bien sûr, il y a aussi toutes les questions de tensions internes aux groupes orthodoxes syriaques, divisés pour des questions qui n'ont rien de théologique.
Catherine Clémentin-Ojha - Non, il y a des questions de personnes, de direction, de diocèses. Il y a même des situations assez cocasses.
Religioscope - Et sans parler d'un autre phénomène étonnant, celui de l'Eglise Mar Thoma, les marthomites, Eglise protestante de rite oriental, cas unique dans le monde, mais avec un grand dynamisme d'évangélisation.
Catherine Clémentin-Ojha - Oui, on le constate notamment sur Internet, ce sont des gens qui ont aujourd'hui le vent en poupe.
Mais ce sont à chaque fois de petits nombres. Certes cela n'ôte rien à leur dynamisme. Et ce qui compte aussi beaucoup à mon sens, c'est la représentation qu'ils ont d'eux-mêmes, le fait qu'ils se pensent comme une très vieille communauté qui ne doit rien à la colonisation, rien aux Occidentaux, détournée de son héritage authentique par les Portugais. Il existe aujourd'hui encore un profond ressentiment, qui s'exprime parfois sous le mode de la boutade. La perception demeure d'avoir été un groupe uni, bien perçu dans sa société, que l'irruption occidentale a fait éclater en plusieurs communautés. Il faut souligner que les chrétiens de Saint-Thomas continuent de jouer socialement un rôle très important au Kerala.
Religioscope - A côté de tous ces apports, voilà qu'en surgit de plus en plus un nouveau: l'activisme de groupes évangéliques, souvent pentecôtistes ou pentecôtisants, et dont l'importance ne réside peut-être pas simplement dans le nombre de fidèles qu'ils convertissent, mais aussi dans l'exacerbation de toute le débat autour des conversions et du prosélytisme. Vous rappelez bien dans votre livre que cette question était là depuis longtemps; elle n'agite d'ailleurs pas que des milieux activistes hindous. Aujourd'hui, elle revêt cependant une nouvelle actualité avec la présence de groupes au prosélytisme très voyant, au point d'embarrasser d'ailleurs parfois des chrétiens indiens appartenant aux Eglises historiques. Pourriez-vous nous expliquer ce que sont aujourd'hui en Inde les enjeux du débat sur le prosélytisme?
Catherine Clémentin-Ojha - Le prosélytisme est une question qui divise les hindous et les chrétiens. Dans le christianisme, c'est véritablement un élément constitutif. Dans l'hindouisme, la question est posée tout à fait autrement: on est hindou de naissance, on ne peut pas se convertir à l'hindouisme. En revanche, on peut sortir de sa caste: par exemple si on a commis un acte qui souille, qui rend impur, on devient infréquentable par le groupe et on perd ses droits religieux; mais on peut récupérer son statut antérieur par des méthodes de purification. Au fond, du point de vue hindou, se convertir c'est ne plus pouvoir suivre les règles du groupe, mettre en danger la pureté de celui-ci et se mettre soi-même au ban de son groupe: vous êtes quasiment excommunié. La conversion est la contraction d'une souillure. Et ce qui du point de vue hindou est une purification autorisant le retour au bercail, est du point de vue chrétien une apostasie.
Nous nous trouvons donc face à des conceptions totalement différentes. De façon générale, l'idée qu'on ne se convertit pas est partagée universellement par les hindous. C'est une incompréhension totale: on est né là, on est hindou par son groupe d'appartenance, on n'a pas à changer de religion.
Religioscope - Ce qui explique que l'on ait pu adopter, dans certains Etats de l'Union indienne, des lois pour réguler, endiguer le prosélytisme.
Catherine Clémentin-Ojha - Oui, l'endiguer; car la Constitution indienne garantit la liberté religieuse et le droit de propager sa propre religion, donc de se convertir. Ce que ces lois interdisent ou entendent freiner, ce sont les conversions dites forcées. On joue beaucoup sur ces notions: ce qui est forcé, qui est forcé, par qui, comment, y compris psychologiquement. Ces lois interdisent effectivement l'exercice plein du droit garanti par la Constitution. Celui qui veut se convertir et vit dans un Etat dans lequel une telle loi a été votée est obligé d'aller se déclarer auprès d'un fonctionnaire pour faire connaître son intention. Il subira un interrogatoire pour savoir s'il fait cette démarche de son plein gré. En général, les gens qui se convertissent sont des gens de très basse caste, des tribaux, qui sont le plus souvent peu instruits: on voit bien que ces mesures sont destinées à les décourager et donc à ralentir le processus.
Mais il faut ajouter que la plupart des Indiens sont plutôt favorables à ce type de lois. L'autre dimension du phénomène de la conversion est en effet politique. Pour des raisons historiques, le christianisme est perçu comme une religion étrangère, associée à des puissances étrangères, pouvant potentiellement mettre à mal l'équilibre indien, l'équilibre social, et, en convertissant des populations en marge et sur les frontières, peut-être aussi mettre en danger l'intégrité du territoire national. Les tribaux sont des populations qui, par définition, n'ont pas la même perception de la nation que les membres des castes. Elles ont parfois des aspirations sécessionnistes, qui de fait se mêlent au christianisme: on croit donc déceler, derrière les pratiques du prosélytisme, des visées politiques. Cela constitue la toile de fond de certaines attitudes hostiles. Mais il y a des violences incompréhensibles.
Religioscope - Si l'on y regarde de plus près, il est vrai que, notamment dans certains territoires du Nord-Est, il y a une sorte de superposition du sécessionnisme et du christianisme. Mais ne pouvons-nous pas dire que cela relève aussi tout simplement du fait que le christianisme, par la formation donnée dans les écoles mises sur pied par des chrétiens, a équipé intellectuellement des élites qui ensuite ont connu une prise de conscience. Il y a peut-être là autant le rôle de l'amélioration du niveau de formation que celui de l'adhésion à une nouvelle voie religieuse.
Catherine Clémentin-Ojha - C'est exact. Ces populations ont d'abord pris conscience de leurs droits en tant qu'êtres humains, alors qu'elles étaient complètement dominées et exploitées, que leurs terres avaient été spoliées du fait de la colonisation anglaise et de l'arrivée d'hindous des plaines dans leurs régions. Il y a eu une conscientisation par le fait de l'éducation.
Mais on a aussi observé la création d'identités tribales. Les missionnaires ont inventé l'identité tribale. Auparavant, ces gens-là savaient bien qu'ils n'étaient pas hindous, peut-être, mais dans quels termes le disaient-ils? Puis ils se sont découvert une identité naga, une identité mizo, etc. Les missionnaires leur ont composé des récits de fondation en mettant par écrit leurs grands mythes. C'est un phénomène de nationalisme tribal, très lié aux missionnaires. Dans certains de ces milieux on ne se sent pas vraiment indien et on revendique une certaine autonomie, voire on aspire à l' indépendance. Tout le Nord-Est a été à feu et à sang à cause de cela il y a quelques années. C'est un fait que les élites de ces mouvements indépendantistes sont chrétiennes: elles sont passées par les écoles chrétiennes et y ont découvert leur identité, les droits de l'homme, l'indépendance nationale et toutes ces idées-là.
Religioscope - Aujourd'hui, on a souvent l'impression que, dans les zones tribales, les tribaux sont soumis à deux mouvements missionnaires concurrents, d'une part un mouvement missionnaire chrétien, mais d'autre part un mouvement missionnaire hindou. De part et d'autre, il s'agit donc d'une transformation de ces populations.
Catherine Clémentin-Ojha - De part et d'autre. L'idée de la mission est entrée dans l'hindouisme au moment de l'époque coloniale, en imitation des missionnaires chrétiens et en prenant les armes de ceux-ci. Cela se passe chez les tribaux, car ils ne sont pas encore hindouisés, mais sont néanmoins perçus par les hindous comme hindous - potentiellement au moins, plus que comme des chrétiens: "Ils nous appartiennent. Ils sont sur notre territoire" Dans ce type de perception, tout ce qui est en Inde est indien, et donc hindou. Il y a une confusion entre identité ethnique et identité religieuse.
Religioscope - Ce qui ressort finalement de votre livre est aussi une vitalité et une variété de l'expérience chrétienne en Inde, que la plupart de vos lecteurs n'auront probablement pas imaginée. Cela va des vénérables rites syriaques après quelques turbulences historiques jusqu'à des variations indiennes de la théologie de la libération autour du thème des dalits. Mais la question que l'on se pose est de savoir comment les hommes et femmes que vous avez rencontrés au cours de vos recherches se sentent en tant que citoyens indiens? Quelle est leur propre conscience de leur identité? Vous avez évoqué certaines surprises par rapport à vos attentes. Se sentent-ils des Indiens comme les autres, partageant la même culture, ou ont-ils le sentiment d'être quelque chose de différent?
Catherine Clémentin-Ojha - Je pense qu'ils ont le sentiment d'être indiens, mais que ce sentiment n'est pas toujours partagé par leurs compatriotes, par les hindous notamment. On leur renvoie très souvent une image de gens bizarres, déplacés, voire traîtres à leur nation dans certains cas.
Cela varie sans doute selon les populations et les niveaux d'éducation. Les 60% d'intouchables ne se distinguent d'aucune manière des autres intouchables, hindous. Se présenteraient-ils même comme chrétiens? je ne le sais pas.
Si l'on va à l'autre bout de l'échelle, les clercs ont un sentiment au fond d'être indiens et d'avoir été privés de leur héritage culturel, de devoir le reconquérir. Et c'est d'ailleurs très curieusement dans les séminaires et maisons de formation que nombre d'entre eux ont fait ces découvertes...
Mais dans la vie de tous les jours, les chrétiens de l'Inde sont indiens comme les autres, à tous égards: il n'y a pas de langue chrétienne indienne, il n'a pas de culture chrétienne indienne, il n'y a pas de façon de manger chrétienne, alors qu'il y a des phénomènes régionaux, comme le sikhisme, par exemple, qui est un fait éminemment panjabi: les sikhs ont une langue particulière, leur propre écriture, et, au moins chez les hommes, un accoutrement qui les distinguent. Rien de tel chez les chrétiens. Ils se perdent dans la masse et n'ont produit aucun fait culturel strictement chrétien.
Catherine Clémentin-Ojha, Les Chrétiens de l’Inde. Entre castes et Eglises, Paris, Albin Michel, 2008, 298 p.
Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. Le texte a été relu par Catherine Clémentin-Ojha avant publication.