Comme Religioscope a déjà eu l'occasion de le souligner, la finance islamique se trouve actuellement en plein essor, même si elle reste un acteur minoritaire, y compris dans les pays de tradition musulmane. L'islam prohibe formellement l'usure (riba), identifiée à l'injustice et à l'exploitation. Le système financier islamique interdit tout profit fondé sur un taux d'intérêt prédéterminé, et propose un partage des profits ou des pertes. L'argent est conçu comme un simple moyen d'échange, qui ne doit pas par lui-même créer plus d'argent, comme cela se passe avec des taux fixes. Le système islamique rejette donc la spéculation.
A vrai dire, les interprétations musulmanes contemporaines de la prohibition de la riba ont pu varier: certains auteurs musulmans ont voulu la replacer dans le contexte de son époque d'édiction et ont suggéré que, aujourd'hui, le service d'un intérêt n'équivalait pas automatiquement à une injustice. Mais ce n'est pas l'opinion dominante (Charles Tripp, Islam and the Moral Economy: The Challenge of Capitalism, Cambridge University Press, 2006, pp. 124-133). Pour des raisons qui tiennent probablement à la fois à des scrupules religieux et à de nouvelles affirmations d'une identité musulmane dans l'environnement contemporain, des projets d'établissements bancaires fondés sur les principes islamiques sont apparus dès les années 1950-1960 et se sont multipliés à partir des années 1970-1980.
Les services bancaires islamiques sont en train de s'étendre à de nouvelles régions: ainsi, en Syrie, deux première banque islamiques ont ouvert leurs portes en 2007; confrontées à un excès de liquidités, les banques islamiques du Golfe tournent leurs yeux vers l'Afrique, où le Kenya semble destiné à devenir la porte d'accès vers les populations musulmanes de l'Afrique subsaharienne (une Gulf Islamic Bank y a récemment vu le jour); au Proche-Orient, certaines banques de type classique ont fait le pas de se reconvertir en banques islamiques.
De nouvelles publications accompagnent ces développements. Parmi celles-ci, nous nous pencherons aujourd'hui sur le magazine Islamic Finance Today, qui paraît à Colombo, au Sri Lanka. Cette localisation géographique nous rappelle la présence en Asie du Sud et du Sud-Est de musulmans très intéressés par la finance islamique. En outre, depuis les événement du 11 septembre 2001 et les risques consécutifs de voir des fonds venant de pays arabes gelés ou confisqués, beaucoup d'investisseurs du Proche-Orient se tournent vers les marchés asiatiques.
Islamic Finance Today combine des informations d'intérêt général avec des articles relatifs aux institutions financières islamiques au Sri Lanka. Ce magazine de présentation soignée a pour ambition d'informer et d'analyser les développements dans le domaine des activités financières et bancaires islamiques, en donnant notamment la parole à des experts. Mais l'on y trouve aussi des réflexions sur la nature et les perspectives de la finance islamique. Le contenu est généralement accessible même à des non spécialistes.
Dans le numéro de mars 2008, Sheikh Esam Mohammed Ishaq (Bahrein), membre du conseil de supervision de plusieurs banques islamiques et également directeur du Discover Islam Center à Bahrein, affirme qu'une nouvelle banque ou institution financière islamique ouvre ses portes chaque mois dans les pays du Golfe. Cependant, il admet que la majorité des musulmans ne sont pas encore vraiment convaincus des possibilités ouvertes par les banques islamiques. Seuls 10 à 20% recourent par principe à des institutions financières islamiques. Selon lui, le développement du secteur financier islamique ira de pair avec l'affermissement d'une prise de conscience et d'une pratique islamique dans les société musulmanes: elle serait, en quelque sorte, une conséquence d'efforts d'islamisation.
Sheikh Esame Ishaq fait en outre remarquer que la finance islamique se concentre jusqu'à maintenant surtout sur le secteur des services et des industries légères. Il suggère des efforts pour développer par exemple l'autosuffisance dans les secteurs alimentaires et médicaux, afin de renforcer l'indépendance des pays musulmans. Il note aussi une insuffisance du financement de la recherche et du développement dans la prise de risques, "l'une des principales raisons de la stagnation des économies musulmanes". Il déplore en outre que les banques islamiques ne se soient pas montrées suffisamment hardies dans le domaine de la microfinance, qui permet une redistribution de la richesse.
Dans le numéro d'avril 2008, le rédacteur en chef, Asiff Hussein, s'interroge sur les limites que doivent se poser les institutions financières islamiques. Certains investissements sont manifestement inacceptables pour des institutions islamiques: tout ce qui va clairement contre les règles de l'islam, par exemple les activités bancaires produisant de l'intérêt, l'alcool, la pornographie, les jeux de hasard... En revanche, comment approcher des zones grises? par exemple, des manufactures d'armes (qui peuvent être utilisées pour protéger, mais aussi pour causer du mal)? ou les aliments génétiquement modifiés (qui ont une dimension religieuse, puisque l'homme semble ici intervenir sur la création)? Asiff Hussein estime que se manifeste de plus en plus le besoin de lignes directrices éthiques pour approcher ces questions. Notons que le magazine affiche sous son titre, en page de couverture: "The pulse of ethical business".
L'islam n'est pas la seule tradition religieuse dans laquelle les pratiques se voient de plus en plus mesurées également selon des critères éthiques qui s'appliqueraient tout aussi bien à des contextes séculiers: par exemple, aux Etats-Unis, à la suite d'un récent scandale concernant une production de viande kasher à grande échelle en recourant aux services d'ouvriers clandestins et sous-payés, plusieurs figures religieuses ont souligné la nécessité de réfléchir et de se demander s'il est kasher d'acheter de la viande produite dans de telles conditions, même si toutes les prescriptions religieuses formelles sont respectées (Religion Watch, juillet-août 2008, p. 4).
Pour revenir au numéro d'avril d'Islamic Finance Today, un spécialiste pakistanais de finance islamique, Zubair Usmani, répond aux questions du magazine, notamment sur le risque que des banques islamiques introduisent des produits non islamiques. Ces risques sont faibles, selon lui: toutes les grandes banques islamiques emploient des spécialistes de la shari'ah (loi religieuse islamique), qui doivent approuver – ou rejeter – les nouveaux produits à la lumière des principes islamiques.
Comme on le sait, outre les banques islamiques, les plus grandes banques internationales ont également commencé à développer un secteur islamique: HSBC, Citigroup, UBS, Deutsche Bank, etc. Zubair Usmani précise les conditions qui, selon lui, doivent être remplies pour que des banques conventionnelles puissent offrir des services islamiques à l'intention de leur clientèle intéressée par ceux-ci. Ces conditions sont les suivantes:
1) Les comptes doivent être séparés.
2) Le personnel doit être différent, séparé du reste du personnel de la banque.
3) Le bâtiment même et les bureaux devraient être séparés.
4) La banque devrait avoir en permanence un spécialiste de la shari'ah travaillant en son sein, afin de pouvoir élucider toute question de compatibilité avec la shari'ah.
5) Les fonds ne devraient pas être mélangés avec ceux de la banque conventionnelle sous laquelle le secteur islamique fonctionne.
6) Les surplus des fonds ne devraient pas être placés dans des comptes de banques conventionnelles. Si cela arrive quand même, ils devraient être placés sur des comptes courants, et non dans des comptes d'épargne.
Bref, un véritable mur, une "banque dans la banque", reconnait Usmani. Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure ces conditions sont respectées par les banques occidentales qui ont créé des fonds islamiques.
La rencontre entre institutions financières islamiques et systèmes financiers occidentaux est justement l'un des thèmes traversant plusieurs articles du numéro de juin-juillet 2008 d'Islamic Finance Today. En effet, outre les investisseurs étrangers, des segments des populations musulmanes en Europe commencent aussi à exprimer un intérêt pour un système leur permettant de recourir aux services bancaires tout en respectant les règles islamiques.
Au Royaume-Uni, malgré des premières tentatives dès les années 1980 et 1990, ce n'est qu'au cours de la décennie actuelle que la finance islamique a réellement pu prendre pied, en particulier grâce à l'initiative prise en 2002 par Eddie George, gouverneur de la Banque d'Angleterre, de mettre sur pied un groupe de travail afin d'examiner les moyens de créer un cadre adapté pour la finance islamique dans le pays ainsi que grâce aux efforts de l'instance de régulation qu'est la Financial Services Authority, rappelle Frédéric Coste dans un intéressant travail de master présenté à Sciences Po (Paris) en 2007 (The Institutionalization of Islamic finance in Britain, texte inédit, chapitre 2).
Au Royaume-Uni, le premier ministre Gordon Brown a exprimé le souhait que son pays devienne la porte d'accès à la finance et aux transactions commerciales islamiques. Cependant, observe Alberto Brugnoni, président de l'Association for the Development of Alternative Instruments and Innovative Finance (ASSAIF), dans un entretien avec Roshan Madawela (Islamic Finance Today, juin-juillet 2008), la finance islamique a traversé la Manche et plusieurs autres pays membres de l'Union européenne s'engagent – prudemment et à des degrés différents – sur ce terrain. Brugnoni pense que l'interaction avec les marchés européens pourrait exercer un effet stimulant sur la finance islamique, à condition bien sûr qu'un cadre légal approprié permettre le développement d'activités bancaires selon les normes islamiques.
Dans le même numéro, un chercheur musulman, MKV Nair (Monash University Malaysia), s'aventure beaucoup plus loin en suggérant que la crise des subprimes pourrait offrir de nouvelles occasions à la finance islamique, puisque l'application des principes de celle-ci aurait, selon ce chercheur, prévenu une telle débâcle. En théorie peut-être, mais reste à voir si beaucoup de financiers occidentaux seront tentés d'établir un tel lien: établir des banques islamiques en Occident est une chose, la présenter comme réponse aux problèmes du secteur financier du monde occidental semble un peu ambitieux, ou en tout cas pour le moins prématuré.
Ce qui est islamique ou non est sujet à discussion dans les cercles intéressés par le système financier islamique: les uns jugeront certains produits conformes aux principes islamiques, les autres non. Certaines autorités religieuses jugent même que les banques "islamiques" sont en fait pseudo-islamiques. Jusqu'où faut-il aller pour qu'une institution financière soit réellement islamique? le débat est loin d'être terminé: la présence de secteurs bancaires islamiques en Occident également est de nature à le stimuler encore. Il y a quelques semaines, une dépêche de l'ATS (Agence Télégraphique Suisse) nous apprenait qu'un nouveau complexe hôtelier qui devrait voir le jour en 2011 sur le Bürgenstock (un site touristique suisse) serait principalement financé par des investisseurs qatariotes, la Barwa Real Estate Company, qui entend respecter les règles islamiques. Pas question pour les investisseurs de créer un casino, puisque le code musulman prohibe l'investissement dans les jeux d'argent. Mais impossible de renoncer à vendre des boissons alcoolisées dans un grand complexe hôtelier en Europe. Les investisseurs ont donc finalement accepté une solution en forme de compromis: " Les gains issus de la vente d'alcool iront aussi à des organisations venant en aide aux victimes de l'alcoolisme" et serviront à la prévention, a expliqué le délégué du conseil d'administration (ATS, 25 juin 2008).
Dans son livre déjà cité, Islam and the Moral Economy: The Challenge of Capitalism, Charles Tripp (School of Oriental and African Studies, Londres) estime que les banques islamiques "n'ont mis au défi ni l'idée ni l'institution du marché des capitaux", mais qu'elles ont plutôt créé pour elles-mêmes une niche dans ce marché au cœur du capitalisme mondial (p. 146). Tout en donnant satisfaction aux principes religieux et éthiques de leurs clients, elles sont devenues "partie intégrante du système financier global" (p. 147).