Religioscope avait déjà eu l'occasion d'évoquer l'intéressante analyse des résultats du recensement fédéral suisse de l'an 2000 sur les données religieuses – puisque la Suisse est l'un des pays dans lesquels la question sur l'appartenance religieuse figure jusqu'à maintenant dans les recensements décennaux.
Le livre qui retient ici notre intérêt représente un parfait complément de l'analyse de ces données statistiques. Grâce à des contributions de vingt auteurs, il "met de la chair" sur les chiffres, si l'on peut dire, et offre de nombreux renseignements à la fois sur les communautés religieuses en Suisse et sur différents aspects de la réalité religieuse contemporaine dans ce pays.
Pour l'instant, le livre n'existe qu'en allemand: les auteurs nous annoncent cependant sa parution en traduction française pour l'automne 2008 chez l'éditeur genevois Labor et Fides, sous le titre: La nouvelle Suisse religieuse.
Intitulé en allemand Eine Schweiz - viele Religionen: Risiken und Chancen des Zusammenlebens ("Une Suisse – beaucoup de religions. Risques et chances de la coexistence"), le volume a été coordonné par Martin Baumann (Université de Lucerne) et Jörg Stolz (Université de Lausanne), également directeur de l'Observatoire des religions en Suisse. Ils cosignent plusieurs des chapitres. Soulignons qu'il ne s'agit pas d'un recueil de différents articles déjà publiés ailleurs, mais de chapitres écrits par les différents auteurs spécifiquement pour ce volume: malgré la variété des sujets couverts, cela lui donne un caractère nettement moins disparate que certains autres ouvrages collectifs.
Bien que le volume se concentre avant tout sur la situation contemporaine, il offre aussi des perspectives historiques, qui éclairent le contexte actuel, notamment quand il s'agit des grandes Eglises chrétiennes: Bernard Forclaz signe ainsi un chapitre sur la diversité religieuse en Suisse depuis la Réforme, tandis que Michael Krüggeler et Rolf Weibel s'intéressent à l'évolution du catholicisme romain en Suisse au XXe siècle, mettant en évidence les changements intervenus et les nouveaux acteurs du catholicisme.
Nous ne reviendrons pas sur les chiffres, que notre compte rendu (en 2006) de l'analyse du recensement fédéral de l'an 2000 avait déjà évoqués: nous invitons les lecteurs à s'y référer en même temps que l'on lira la présente recension.
Les coordinateurs du volume nous rappellent que la transformation de la situation religieuse d'un pays comme la Suisse peut être analysée selon plusieurs axes interprétatifs. Une première thèse met l'accent sur la sécularisation, c'est-à-dire la diminution de l'importance sociale de la religion. Une seconde approche souligne la pluralisation, c'est-à-dire un recul des confessions traditionnelles et l'apparition d'autres composantes religieuses. D'autres approches vont mettre l'accent sur l'individualisation (chacun développe ses croyances individuelles) ou, dans le cadre d'un affinement de cette analyse proposé par Roland Campiche, sur la dualisation (affaiblissement des institutions, mais persistance d'éléments généraux d'une religiosité commune). Plutôt que de s'exclure, ces différentes thèses – dont on peut discuter certains aspects – paraissent apporter des éclairages complémentaires sur la situation religieuse actuelle. Les auteurs sont en revanche méfiants face à des thèmes comme celui du "retour du religieux", qui leur paraissent relever souvent plutôt d'une redécouverte médiatique d'un thème, comme l'avait observé Stolz.
La diversification de l'environnement religieux de la Suisse ne se manifeste pas géographiquement de façon égale sur tout le territoire: les adhérents de religions non chrétiennes sont ainsi surreprésentés dans les zones urbaines (p. 45). De même, les auteurs nous rappellent que, si l'érosion de l'appartenance aux Eglises traditionnelles est une réalité, elle ne se manifeste pas partout au même degré: dans les cantons suisses où les protestants étaient traditionnellement dominants, ils sont aujourd'hui descendus en dessous de 50% de la population (sauf encore – provisoirement sans doute – dans les cantons de Berne et de Schaffhouse. En revanche, dans les cantons où les catholiques étaient la majorité, ils la conservent, même si le paysage religieux n'y est plus monocolore (p. 46).
La diversité n'est pas seulement extra-chrétienne: c'est aussi une diversification au sein des Eglises traditionnelles et la présence dynamique d'autres groupes chrétiens, à commencer par les Eglises évangéliques, dont Olivier Favre et Jörg Stolz dressent un tableau d'ensemble dans l'un des chapitres, dissipant au passage quelques malentendus sur ces communautés et rappelant leurs racines dans l'histoire religieuse du pays. Ils représentent probablement aujourd'hui 2 à 4% de la population, et l'on dénombre environ 1.500 communautés: 1.200 appartenant à une quarantaine de structures fédératives, 300 communautés indépendantes (pp. 134-135). Ce qui illustre d'ailleurs aussi au passage l'extrême pluralité que peut, dans certains cas, recouvrir une étiquette commune.
Cela vaut aussi bien pour d'autres communautés. Derrière des étiquettes ("musulmans", "bouddhistes", etc...), le livre nous rappelle aussi la variété que ces désignations recouvrent. Si beaucoup de centres bouddhistes ont un certain degré d'association à travers leur appartenance à l'Union bouddhique suisse (mais ils n'y participent pas tous), Martin Baumann note que les différents groupes hindous et néo-hindous à Zurich, en dépit de leur présence dans le même espace géographique de la plus grande agglomération de la Suisse (environ 1 million d'habitants) n'ont peu ou pas de relations entre eux, "les différences étant trop grandes entre les diverses voies" (p. 234). Lors de la création d'un Conseil suisse des religions, l'une des critiques émises envers ce nouvel organisme a été la question de la représentativité des membres musulmans, en raison de la variété des groupes musulmans, variété qui a d'ailleurs conduit à inclure d'emblée dans le Conseil deux représentants (p. 369).
Certaines observations documentent la crise de la transmission de la foi qui, nous semble-t-il, est l'un des aspects les plus cruciaux de la situation religieuse de l'Europe contemporaine. Ainsi, relèvent Katharina Frank et Ansgar Jödicke, l'établissement d'une coopération entre les deux grandes confessions chrétiennes (catholique et réformée) pour l'enseignement religieux dans les écoles en 1992 fut en partie le résultat de la chute du nombre des inscrits pour ces cours (p. 276).
Même s'il est difficile d'en faire le tour de façon adéquate dans le cadre d'un simple article, le livre tente aussi d'apporter quelques éclairages sur la "religiosité parallèle", sur ces manifestations de foi et de quête spirituelle en dehors des grandes traditions, se manifestant à travers de petits groupes religieux (parfois qualifiés de "sectes") ou des formes spirituelles plus diffuses, des croyances qui ne débouchent pas toujours sur des structures religieuses instituées, mais dont l'impact est d'autant plus grand qu'elles ne sont pas liées à un groupe précis. L'intérêt prêté à l'ésotérisme et à la "spiritualité parallèle" (alternative Spiritualität) est donc pertinent. Stefan Rademacher souligne le succès considérable de la littérature et des librairies ésotériques, également pour la diffusion pour la diffusion de certaines traditions religieuses: il n'y a aucune librarie spécifiquement bouddhiste en Suisse, mais l'on trouve les livres bouddhistes dans les librairies ésotériques – et, de plus en plus, dans les librairies généralistes aussi. L'auteur recense trois ou quatre librairies "ésotériques" à Berne, la capitale fédérale, mais seulement deux librairies chrétiennes (pp. 265-266). C'est sans doute un indice révélateur de transformations du "marché" religieux, au delà des appartenances formelles.
Si l'ouvrage met l'accent sur la diversité croissante du paysage religieux, il ne faut pas croire que tous les nouveaux acteurs du paysage religieux connaissent une croissance continue. Ainsi, tandis que l'intérêt pour le bouddhisme semble continuer de croître, l'intérêt pour les différents nouveaux mouvements religieux hindous aurait, en moyenne, plutôt enregistré un déclin au cours des dernières années, selon Martin Baumann (p. 231).
L'évocation de la diversité religieuse de la Suisse ou de toute autre société moderne, soulignent les responsables du volume, ne saurait oublier la diversité individuelle, outre celle des institutions religieuses (pp. 35-36). Au sein d'un même groupe, la variété peut être extrême, ne serait-ce qu'à travers différents degrés d'engagement. Krüggeler et Weibel rappellent ainsi, notamment sur la base des recherches menées par l'Institut de sociologie pastorale de Saint-Gall, que les catholiques ne sont, en moyenne, pas moins que les autres segments de la population enclins à combiner personnellement des croyances de différentes provenances de façon syncrétique (p. 110).
La pluralisation du paysage religieux rend de plus en plus problématique le maintien des structures classiques dans les relations entre religions et Etat, avec la reconnaissance "de droit public" limitée pratiquement aux catholiques romains, protestants, catholiques chrétiens et juifs (la liste n'étant cependant pas la même d'un canton à l'autre, puisque le statut des religions relève de la compétence des cantons, et non de celle de l'Etat fédéral; en outre, deux cantons – Neuchâtel et Genève – connaissent un régime de séparation). Les autres communautés religieuses (y compris les orthodoxes, musulmans, hindous, bouddhistes) s'organisent librement, mais avec un statut de droit privé: cela ne leur permet pas, par exemple, de bénéficier de l'"impôt ecclésiastique", taxe prélevée auprès des croyants concernés pour le compte des communautés religieuses bénéficiant du statut "de droit public". Certes, l'attribution d'un statut de droit public à d'autres communautés est possible, mais requiert dans de nombreux cantons une modification constitutionnelle: il s'agit donc en ultime recours d'une décision politique, et non simplement administrative, un vote populaire (ou parlementaire) devant décider de la reconnaissance ou non, note Cla Reto Famos (p. 308).
Face à ce nouveau paysage religieux, les réactions varient, relèvent les directeurs de l'ouvrage dans leur conclusion: pour les uns, cette situation est un enrichissement, pour d'autres, une menace – ce qui se manifeste spécialement à travers les débats sur l'islam, car toutes les religions n'ont pas la même "image de marque" dans l'opinion publique. Quant aux communautés religieuses elles-mêmes, elle englobent en leur sein ces différentes attitudes, mais en y ajoutant d'autres arguments spécifiques. Bien qu'elles perdent leur "monopole" de fait, les grandes Eglises (catholique et réformée) réagissent de façon positive à ce nouveau pluralisme religieux, mettant l'accent sur les droits de toutes les communautés religieuses et reflétant également dans leur attitude les processus d'ouverture qu'elles ont connus au cours des dernières décennies. De plus, relèvent Baumann et Stolz, elles ont intérêt à agir en coopération avec les autres communautés pour défendre la place des questions religieuses dans l'espace public de sociétés où celle-ci n'est plus garantie au regard des transformations sociales (p. 349). Les groupes évangéliques, en revanche se montrent beaucoup plus réservés face à cette diversité religieuse non chrétienne.
A noter que le troisième chapitre du livre analyse d'une façon fine, dont l'intérêt dépasse le cas de la Suisse, les différents types de réaction face à une situation religieuse plurielle, en accompagnant chacun de ces modèles d'exemples concrets. L'intérêt de l'analyse est de montrer que, selon les circonstances et les environnements, ces différents modèles sont les uns et les autres appliquées en Suisse: le muticulturalisme, c'est-à-dire l'élargissement de droits à d'autres communautés religieuses; la sécularisation, c'est-à-dire la mise à l'écart ou la réduction de la place accordée aux religions; le rejet de la nouvelle diversité religieuse (pp. 75-84). Les auteurs expliquent quelles sont les logiques qui motivent ces différentes attitudes.
Les auteurs illustrent les réactions face à la diversité religieuse par des exemples concrets, tant historiques que contemporains. Le dernier exemple, très pertinent, est celui du débat qui se développe depuis 2005 en Suisse autour de la constructions de minarets, au point que certains cercles politiques ont lancé une initiative populaire en vue d'obtenir un vote national pour interdire les minarets. Ce débat mérite l'attention des chercheurs, car il révèle toute une série d'enjeux et de craintes par rapport à l'islam (la construction d'un édifice bouddhiste ne provoque pas les mêmes réactions): l'inscription de celui-ci dans l'espace public est perçu par les opposants non comme une simple expression de la foi des croyants, mais comme une menace politique et culturelle. Il y aurait bien plus à écrire sur cette question, et il est possible que Religioscope tente un jour de se livrer à une telle analyse.
Le chapitre conclusif mérite la lecture, car il ne se contente pas de rappeler certains des enjeux apparus dans d'autres chapitres de l'ouvrage, mais dresse une état du dialogue œcuménique et interreligieux en Suisse, et esquisse également une analyse nuancée des enjeux, possibilités et limites de ces efforts: ces remarques peuvent susciter des réflexions bien au delà du cas suisse.
Ce volume offre, autant qu'il est possible, un véritable panorama d'ensemble de la situation religieuse en Suisse. Bien qu'écrit par des spécialistes, son niveau reste tout à fait accessible à un large public, et même des personnes peu informées sur les religions pourront s'y retrouver, car les auteurs n'hésitent pas à en rappeler les croyances fondamentales quand cela est nécessaire pour une bonne compréhension du sujet. Il faut donc se réjouir que ce volume puisse bientôt voir le jour en version française également.
Martin Baumann et Jörg Stolz (dir.), Eine Schweiz – viele Religionen: Risiken und Chancen des Zusammenlebens, Bielefeld, Transcript Verlag, 2007, 406 p.