Le 11 novembre 1982, Ahmed Qasir se fait exploser dans le QG israélien, installé à Tyr suite à la seconde invasion du Liban. Cet attentat, qui tue 76 officiers de Tsahal, est toujours célébré comme “Jour du martyr”. S'ensuit la naissance militaire du Hezbollah. Cette date est indiquée par de nombreux observateurs comme l'année de la fondation officielle du parti.
Mais, pour comprendre l'émergence de cette force politico-religieuse chiite, il faut revenir à l'aube de la révolution iranienne. Le chercheur Joseph Alagha, auteur d'une thèse récente sur l'évolution du “parti de Dieu” [1], rappelle que “c'est en 1978, de retour de Najaf (Irak), deuxième hémisphère de la pensée religieuse shiite avec Qom (Iran), qu'Abbas al Musawi établie des séminaires religieux dans la région de la Beqaa (ndlr, Est du Liban). Dans le même temps s'agrège autour d'Akbar Muhtashami, ambassadeur d'Iran à Damas (qui fait régulièrement des voyages dans les zones libanaises à majorité chiites) un noyau d'activistes qui deviendront les cadres du futur Hezbollah”. Au premier rang desquels le terroriste Imad Moughniyeh - alors âgé de 16 ans - , éliminé en février dernier, et dont on voit aujourd'hui fleurir le portrait sur de nombreux bâtiments de Beyrouth dès lors que l'on se rapproche du Sud.
En scellant une alliance avec le PLP du général Aoun (chrétien maronite) en février 2006, le “parti de Dieu” a renforcé un peu plus sa position sur l'échiquier politique libanais. Mais le mouvement chiite ne tire pas exclusivement sa légitimité de sa résistance militaire à l'armée israélienne et de son habileté politique. Mona Harb, architecte-urbaniste à l'American University of Beirut (AUB) et diplômée en sciences politiques a mené des recherches sur les processus de stigmatisation et l'émergence d'une identité politique propre à la banlieue sud de Beyrouth. Connu sous l'appellation polysémique de dahiye (originellement nommé hizam al-bu'ss ou ceinture de la misère [2]), elle a pris la forme d'une zone dense de relégation et de contestation peuplée de 500.000 habitants, soit 1/3 du Grand-Beyrouth. C'est cette zone qui abrite les camps de réfugiés palestiniens depuis 1948 [3]. La chercheuse de l'AUB montre que, dans les rapports institutionnels de l'époque, "les habitants de la ville sont des citoyens capables d'être urbains et modernes" alors que "ceux de la ceinture de misère sont des gens socialement et culturellement inadaptés à la ville moderne" [4]. Harb relève ensuite une seconde période, celle du début des années 80, durant laquelle, sous le mandat d'Amin Gemayel, "le caractère spécifique de cet espace est renforcé, et les auteurs (ndlr, des rapports de la Région Métropolitaine de Beyrouth) y associent les mots d'illégalité, de pauvreté, de chaos, et d'anarchie ainsi que la description des habitants qui sont chiites, pauvres, réfugiés et ruraux" [5].
Les constats de l'architecte-urbaniste libanaise nous renvoient en fait à un ensemble de caractéristiques générales du ghetto, depuis celui réservé aux juifs dans le Venise médiéval jusqu'au ghetto noir-américain contemporain. Celles-ci sont mises en évidence par le sociologue Loïc Wacquant, qui en dénombre six (nos précisions pour le cas qui nous occupe sont entre parenthèses) :
1) Imposé (forcible en anglais, les réfugiés palestiniens et les immigrés chiites dans la dahiye plutôt que dans Beyrouth-nord, plus riche, pour des raisons sécuritaires et confessionnelles...).
2) Stigmatisé (cf. l'analyse de Harb ci-dessus).
3) Ségrégué (l'étanchéité relative entre Beyrouth-nord et Beyrouth-sud par une frontière matérialisée par les camps de réfugiés palestiniens).
4) Développement d'institutions parallèles (commerce de produits illégaux, piratés ou copiés, emplois dans le paramilitaire...)
5) La présence résiduelle des institutions officielles (si l'on met ici à part celle de l'ONU).
6) Statu quo social pour ceux qui en dépendent [6].
Dans un tel contexte, le terrain est tout disposé, tout préparé à accueillir un mouvement religieux se substituant à l'absence de l'Etat dans le domaine social, et profitant des frontières symboliques déjà bien établies pour y installer sa légitimité. Le Hezbollah ne s'y est pas trompé. Sans remonter jusqu'au début de son enracinement, il suffit d'observer son action depuis l'attaque israélienne de l'été 2006, qui a très largement ravagé le quartier d'Haret Hreik, où le QG du parti avait pris place depuis la fin des années 1980. Celui-ci a pris une part active dans le processus de reconstruction face au gouvernement. Hasan Nasrallah, chef politique du mouvement, en a même fait l'une de ses priorités [7]. Ecrasé entre ces deux pôles concurrents, l'habitant lambda peine à être l'artisan de son propre avenir urbain.
Aujourd'hui, le Hezbollah en vient même à prendre en charge la mémoire de la résistance libanaise, en l'instrumentalisant à son compte. Et il n'y a pas plus efficace arme politique que de baliser la conscience mémorielle d'un peuple. En effet, on peut trouver dans sa zone urbaine d'influence que nous avons présentée plus haut, un musée des martyrs où les résistances autres que chiites durant la guerre civile (1975-1990, plus celle de l'été 2006) sont complètement évacuées. Le héraut du recul syrien ainsi que le cauchemar du soldat israélien y est exclusivement le combattant chiite. Or un chef des Brigades Ezzeddine Al Qassam vient de reconnaître officiellement que des centaines de moudjahidines du Hamas ont reçu un entraînement militaire dans les camps des Gardiens de la révolution iranienne. De là à ce que sunnites et chiites partagent une mémoire commune... Quand à l'émergence d'une mémoire cette fois-ci nationale sur laquelle fonder un semblant d'unité, elle n'est qu'un lointain rêve.
Au final, on aperçoit que c'est tout autant l'incurie de l'Etat libanais et le relatif attentisme de l'ONU dans le conflit du israëlo-arabe que l'activisme tous azimuts du Hezbollah qui sont responsables du poids que celui-ci a acquis au cours de ces presque trente années de présence sur la scène libanaise.
Cédric Baylocq Sassoubre
Notes
[1] The Shifts in Hizbullah's Ideology. Religious Ideology, Political Ideology, and Political Program, 2006, Amsterdam University Press, 380 p.
[2] Pour des explications complémentaires sur la diffusion de ce label, voir Fuad Khuri, An Invitation to Laughter. A Lebanese Anthropologist in the Arab World, Chicago University Press, 2007, p. 94.
[3] Une enquête sur ce qui s'y trame de nos jours dans Bernard Rougier, "Islamismes sunnites et Hezbollah", Le Monde Diplomatique, janvier 2007, http://www.monde-diplomatique.fr/2007/01/ROUGIER/14327.
[4] "al-Dahiye de Beyrouth: parcours d'une stigmatisation urbaine, consolidation d'un territoire politique", Génèses, 51, juin 2003, p. 75.
[5] Ibid.
[6] On consultera la catégorisation in extenso dans Loïc Wacquant, "Three Pernicious premises in the Study of the American Ghetto", International Journal of Urban and Regional Research, n° 20 (juin 1997), p. 343.
[7] La lutte entre Etat et Hezbollah est décortiquée dans "Beirut: The City as a Body Politics", ISIM Review, 20, automne 2007, pp. 22-23.
Cédric Baylocq Sassoubre est doctorant en anthropologie à l’Université de Bordeaux II. Il publiera prochainement, aux éditions Albin Michel, Profession Imam, en collaboration avec Tareq Oubrou et Michaël Privot.
© Cédric Baylocq Sassoubre.