Ce travail universitaire retiendra l'attention des spécialistes de la vie religieuse en Afrique, mais aussi ceux qu'intéressent les phénomènes de mondialisation dans le domaine religieux, le développement des pentecôtismes et la rapide implantation d'Eglises africaines en Europe.
Les Aventuriers du pentecôtisme ghanéen. Nation, conversion et délivrance en Afrique de l'Ouest – c'est le titre de l'ouvrage – ne se borne pas à reconstituer les origines et l'histoire de l'Eglise: anthropologue, Sandra Fancello a prêté attention à plusieurs autres aspects. Elle s'est penchée sur la mission de l'Eglise au Burkina Faso. Elle a étudié les pratiques de "délivrance" – nous reviendrons brièvement plus loin sur cette question. Elle a analysé les politiques identitaires de l'Eglise, en particulier à travers les attitudes dans le domaine linguistique, ce qui constitue un apport très éclairant, bien au delà des questions religieuses. Enfin, elle n'a pas seulement enquêté sur la présence de l'Eglise dans des pays africains, mais elle a aussi observé ses activités en Europe, en particulier à Paris: elle a même été témoin d'un schisme survenu dans cette ville et nous en livre le récit. De tels développements ne sont pas rares: la progression de l'Eglise a été ralentie par de fréquentes dissidences (p. 331).
Le lecteur découvre aussi avec intérêt le récit des difficultés rencontrées par la chercheuse pour trouver les adresses de certaines de ces assemblées, et aussi sa description des lieux où elles se réunissent, parfois dans des immeubles que partagent plusieurs communautés chrétiennes africaines. Il y a là un terrain d'enquête auquel de plus en plus de chercheurs vont s'intéresser dans les années à venir.
En fermant ce livre, le lecteur se rend compte qu'un terme générique tel que celui d'"Eglise africaine" peut masquer les tensions considérables entre ethnies, langues et nations africaines dans le domaine religieux aussi. Cela n'a certes pas empêché l'Eglise de Pentecôte du Ghana de devenir une Eglise internationale, convertissant également des fidèles non ghanéens, mais les tensions causées par la dimension fortement ghanéenne du leadership ont valu au mouvement nombre de scissions. La nomination de dirigeants d'origine non ghanéenne dans certains pays africains francophones a certes ouvert la voie "à l'éclatement progressif du monopole ghanéen sur la direction de l'Eglise", mais tout en affirmant un rôle particulier du Ghana, "nation missionnaire" (p. 82).
Un autre élément que l'étude met en évidence, par rapport à l'identité africaine de tels mouvements, est la volonté des Eglises pentecôtistes africaines de se différencier à la fois des Eglises missionnaires et des Eglises africaines indépendantes (lesquelles intègrent souvent des éléments traditionnels dans leurs pratiques): des groupes comme l'Eglise de Pentecôte du Ghana exigent une rupture par rapport à la culture traditionnelle (p. 47). Les pratiques ancestrales se retrouvent diabolisées: "Toute compromission avec la culture traditionnelle est un danger pour la foi du fidèle", explique Sandra Fancello, en évoquant au passage les conflits familiaux que cela peut provoquer (p. 108).
L'Eglise de Pentecôte du Ghana eut pour fondateur non un prophète noir, mais un missionnaire écossais, qui manifestait dès le départ une volonté d'indigénisation. S'il est difficile de reconstituer l'histoire missionnaire du groupe, en raison de versions divergentes selon les personnes interrogées (pp. 56-57), Sandra Fancello parvient cependant à nous en donner une reconstitution assez claire. Nous laisserons les lecteurs intéressés la découvrir eux-mêmes dans le livre, ainsi que les associations successives avec des groupes pentecôtistes occidentaux: tout d'abord l'Eglise apostolique de Bradford – qui joue le rôle d'Eglise mère – puis l'influence du groupe américain Latter Rain dans les années 1950, et enfin une association dès 1971 avec l'Eglise Elim, offrant au groupe ghanéen un important soutien matériel (pp. 50-51).
Au cours de ses décennies d'existence, l'Eglise de Pentecôte du Ghana a évolué, pas seulement en devenant une communauté religieuse d'implantation internationale. Le niveau plus élevé de formation des cadres est un de ces éléments: élu en 1998, l'actuel président de l'Eglise internationale est titulaire d'un doctorat en philosophie religieuse et en théologie. Fancello a constaté une politique de promotion des "intellectuels" dans l'Eglise ces dernières années (p. 265). Mais cette évolution est perçue par certains fidèles comme une danger, une tentative de modernisation (p. 266). En lisant les brèves observations esquissées à ce sujet, d'autres cas viennent à l'esprit, en dehors de l'Afrique: l'amélioration du niveau des cadres crée en effet dans plusieurs groupes religieux des tensions, avec une direction plus "libérale" que les fidèles tout en devant composer avec ceux-ci afin d'apaiser leurs craintes. Ces évolutions s'accompagnent fréquemment de dissidences de croyants ayant le sentiment que les dirigeants sont en train de "changer la religion". Ce qui se produit à cet égard dans l'Eglise de Pentecôte du Ghana illustre un phénomène largement répandu.
Sandra Fancello consacre une partie de son ouvrage à la "délivrance et guérison divine". Avec de bonnes raisons: ce phénomène est "au cœur de l'explosion du pentecôtisme en Afrique depuis le début des années 1990" (p. 147). Reposant sur une "vision dichotomique du monde perçu comme terrain d'affrontement de la puissance divine contre les forces du Mal", la délivrance se trouve "toujours étroitement associée aux pratiques de la guérison divine":
"c'est la puissance divine qui délie les mauvais esprits responsables de tous les maux, ou selon une expression générique qui a cours dans le milieu, 'débloque les situations'." (p. 157)
Fancello s'intéresse aux "camps de prière", lointains héritiers des camp meetings du revivalisme américain, mais dans un registre différent, car il s'agit de structures permanentes. Ils sont souvent organisés autour du charisme d'un évangéliste-guérisseur indépendant; certains camps sont cependant associés à l'Eglise de Pentecôte (mais d'autres en font scission), et l'existence des camps de prière incite l'Eglise à réintroduire des pratiques de délivrance-guérison dans ses cultes, pour contrecarrer leur influence. Les responsables des camps de prière n'étant généralement pas au bénéfice de la formation requise d'un pasteur dans l'Eglise de Pentecôte, il est manifeste que se présente ici le classique potentiel de tension entre autorité prophétique et autorité sacerdotale.
La pratique de la "délivrance" elle-même est un facteur de tension dans l'Eglise: la question est avant tout celle de la limite des pratiques dans le domaine, de ce qui est acceptable et ne l'est pas (certaines formes étant spectaculaires ou assez violentes). L'auteur a pu observer dans des assemblées des pratiques par ailleurs décrétées non conformes par la direction de l'Eglise (pp. 175-176). Cela nous montre une fois de plus que, dans l'étude de tout mouvement religieux, l'on ne peut se contenter des déclarations officielles et professions de foi pour saisir la réalité au quotidien: il faut s'intéresser aussi à ce qui se passe "à la base", pour constater les hiatus qui existent parfois par rapport à la position "officielle", et cela peut aller loin, surtout quand la différence entre le niveau de formation des fidèles et celui de leur hiérarchie est prononcé.
Les camps de prière peuvent accueillir des gens pour une durée plus ou moins longue: malades, mais aussi personnes souffrant d'autres problèmes, tous assimilés à des "blocages", ou même migrants y faisant étape, puisque les difficultés administratives sont également des "blocages" et "attribués aux mauvais esprits". "[...] la structure des camps étant peu répandue en dehros du Ghana, les Ghanéens installés en Europe n'hésitent pas à y retourner pour des raisons de santé, lorsque la médecine occidentale n'a pu les guérir." (p. 171) A noter que des "camps" sont également apparus dans des pays comme la Côte d'Ivoire et le Burkina Faso. Le livre décrit différentes pratiques de délivrance.
En ce qui concerne la diffusion internationale de l'Eglise de Pentecôte du Ghana, elle s'est tout d'abord opérée vers des pays de l'Afrique occidentale: la Côte d'Ivoire est aujourd'hui le deuxième pays d'implantation avec le Ghana et le seul avec ce dernier à envoyer des missionnaires à l'étranger (p. 69). Les fidèles sont en majorité d'immigrants ghanéens en Europe occidentale et dans les pays longeant le golfe de Guinée, avec quelques exceptions cependant, notamment le Togo et le Bénin, "où les pasteurs nationaux ont pu faire de l'Eglise de Pentecôte une Eglise nationale après le retrait des missionnaires ghanéens" (p. 73). Quant au Burkina Faso, l'Eglise y fut importée par des pasteurs burkinabé venus au Ghana et devenus membres du mouvement dans ce pays (p. 69).
En Europe, comme en Afrique, la diffusion de l'Eglise suit largement "le parcours migratoire des communautés ghanéennes" (p. 294). Certains immigrants ghanéens d'origine anglicane ou presbytérienne y rejoignent aussi l'Eglise de Pentecôte. Les membres francophones de l'Eglise de Pentecôte en Europe se rassemblent, quand ils le peuvent, dans des assemblées francophones, cependant peu nombreuses, par exemple à Saint-Denis et à Bruxelles (p. 286).
Un cas surprenant est celui de l'Ukraine: l'assemblée y est majoritairement composée d'Ukrainiens (blancs), sous la direction d'un missionnaire ghanéen; son activité débuta en 1998 (pp. 314-317). Cela nous rappelle que l'Ukraine est devenue depuis quelques années une terre très active pour les missions évangéliques et commence elle-même à envoyer des missionnaires (évangéliques) vers des pays étrangers.
En 2004, l'Eglise aurait compté plus de 800.000 fidèles au Ghana (sans compter les enfants non baptisés) et 110.000 fidèles (à nouveau sans inclure les enfants non baptisés) dans le reste du monde. Parmi ceux-ci, 10.000 fidèles aux Etats-Unis, près de 1.300 fidèles adultes en France (où l'Eglise est présente depuis le début des années 1990), 4.000 en Italie, 4.000 au Royaume-Uni, 2.700 en Allemagne, 1.600 aux Pays-Bas (p. 280).
Cette diffusion internationale soulève bien sûr des questions, notamment celle de la langue, à laquelle Sandra Fancello consacre plusieurs pages. La direction de l'Eglise est largement ghanéenne, malgré les ambitions internationales du mouvement (ce qui n'a d'ailleurs rien d'un schéma exceptionnel). L'usage de la langue twi que maintiennent des pasteurs ghanéens – dans certains cas – en dehors de leur pays tend à donner à celle-ci un statut de "langue sacrée", mais cela tend à aliéner des fidèles d'autres origines. Dans certains cas, comme les Pays-Bas, on assiste à un glissement vers l'anglais, depuis quelques années, à défaut d'apprendre la langue du pays: "un nouveau refuge communautaire", s'interroge l'auteur? (p. 263)
Il y a cependant d'autres enjeux linguistiques relevés par Sandra Fancello. A Abidjan en 2001, par exemple, l'assemblée locale est passée de la langue vernaculaire à la langue française: une évolution présentée comme volonté d'affirmer la mission internationale de l'Eglise et de s'ouvrir à tous les groupes linguistiques, qui peuvent être multiples sur un même territoire. Mais à Ouagadougou, la même année, l'assemblée a été dédoublée selon des critères linguistiques, une sectio en möré et l'autre en français: dans ce cas, il s'agirait d'un rejet de la langue vernaculaire par des fidèles ayant un niveau de formation plus élevé, et donc aussi d'une division selon le niveau social, le français étant vu comme indicateur de promotion et de qualification (p. 252). C'est l'un des mérites de l'étude de montrer ainsi la complexité des enjeux autour de la langue.
En terminant ce livre, le lecteur pressent que l'Eglise de Pentecôte du Ghana n'est qu'au début de processus de transformation que vont inévitablement entraîner sa diaspora et son internationalisation.
Sandra Fancello, Les aventuriers du pentecôtisme ghanéen. Nation, conversion et délivrance en Afrique de l’Ouest, Paris, Ed. Karthala / IRD, 2006, 378 p.