C'est un volume de lecture aisée: nul besoin d'une formation théologique pour le lire. Ce n'est pas un livre-entretien, même s'il contient de nombreux extraits de dialogues entre l'auteur et le cardinal Cottier. C'est un portrait, construit autour d'étapes de la vie du théologien et de grands thèmes qui ont marqué son cheminement intellectuel et spirituel, mais c'est plus que cela: l'itinéraire de Georges Cottier est l'occasion d'évoquer plusieurs des grands débats et des évolutions du catholicisme contemporain. C'est à ce titre qu'il retient l'attention de Religioscope.
Mais un rapide résumé de la biographie, pour commencer. Né à Genève en 1922, dans un milieu modeste appartenant à ce qui était alors dans cette ville la minorité catholique, Georges Cottier bénéficia dès son adolescence de l'influence intellectuelle de l'abbé Charles Journet (1891-1975), brillant théologien qui fut fait cardinal par Paul VI en 1965. Après la guerre, Georges Cottier entra dans l'ordre dominicain. Il fut ordonné prêtre à Genève en 1951. Il enseigna durant des années dans les universités de Genève et Fribourg. Il fut appelé en 1989 par Jean-Paul II à devenir théologien de la Maison pontificale, travail destiné à "porter un regard théologique sur les textes destinés au pape (même s'il en écrivait certains lui-même, la plupart des textes de Jean-Paul II étaient rédigés par ses collaborateurs) et à effectuer "un travail de vérification" (p. 126).
Figure discrète, peu porté à rechercher les feux de la rampe, Georges Cottier a été un observateur attentif des développements dans le catholicisme contemporain, bien avant 1989 déjà. Arrivé à l'âge adulte à une époque où deux totalitarismes se disputaient le contrôle de l'Europe et du monde, il a été marqué par cette expérience: l'enseignement de Charles Journet l'avait rendu sensible au caractère antichrétien des totalitarismes. Le cardinal Cottier a porté un regard critique d'intellectuel et de théologien sur le marxisme: soutenue à Genève en 1959, sa thèse était consacrée à l'athéisme du jeune Marx, un sujet qui fit de lui un spécialiste catholique de Marx – ils n'étaient pas tellement nombreux - et conduisit à des invitations dans de nombreux pays. Il participa aussi, durant des années, à des rencontres pour des échanges entre intellectuels communistes du bloc soviétique et théologiens catholiques.
Dans ses réponses à Patrice Favre, Georges Cottier rappelle la fascination que le marxisme exerçait alors, même chez certains catholiques. Il attribue au manque de formation, mêlé à des élans généreux, l'attrait pour une idéologie marxiste bien structurée (p. 103). Les réflexions sur le communisme sont l'occasion d'évoquer également l'expérience des prêtres-ouvriers, aboutissant à la décision du pape Pie XII, malgré des protestations, de mettre un terme à cette pratique en 1953, en raison de la politisation rapide de nombre de ces prêtres et de l'adoption des théories marxistes de la lutte des classes. La question du communisme le conduit à évoquer également les débats autour de la théologie de la libération. S'il insiste sur la responsabilité sociale du chrétien, et reconnaît que la conscience de celle-ci manque à certains milieux, il voit dans les théologiens de la libération de sérieuses déficiences d'un point de vue catholique:
"Leur inspiration était authentique et locale, c'était la juste défense du pauvre; mais leur appareil intellectuel venait d'Occident, et il a tout faussé. Ils ont commencé à identifier les pauvres lationo-américains avec la classe ouvrière de Marx et avec le peuple de Dieu messianique. Ils ont trouvé dans le marxisme l'explication la plus cohérente de la pauvreté dont souffrait le continent. Certes, tous les auteurs n'étaient pas aussi radicaux, mais tous avaient une lecture politique de la Bible et du Christ. Et la foi était en danger." (p. 109)
Dans de tels contextes, le travail de Cottier est de faire lire le Manifeste du parti communiste, de commenter Marx et Engels, et de "bien réfléchir" (p. 66). "Ma tâche fut durant toutes ces années d'éclairer les esprits sur le marxisme", qui "nie à la fois Dieu et la personne humaine au nom du parti et de la collectivité" (p. 112). Le souci d'une bonne formation apparaît dans ses propos comme une constante, pas seulement quand il s'agit du marxisme.
Dans des textes publiés vingt ans avant la chute de l'URSS, il estimait que le marxisme était à bout de souffle, mais il s'inquiétait aussi du post-marxisme, avec le vide idéologique qu'il risquait d'entraîner (p. 108).
Un autre important tournant fut "l'énorme surprise du concile" (p. 71): Vatican II, convoqué par Jean XXIII. Georges Cottier y participa comme théologien privé de Mgr de Provenchères, archevêque d'Aix. Il s'y passionna pour le dossier de la liberté religieuse et celui de l'attitude de l'Eglise catholique romaine envers les autres religions.
Dans le domaine du dialogue interreligieux, Georges Cottier – qui a exprimé des sympathies pour le sionisme – s'est particulièrement engagé dans le dialogue judéo-chrétien, ce quie représente manifestement aussi en partie une conséquence de ses expériences de la période de l'entre-deux-guerres et de la 2e guerre mondiale. Certaines prises de position ont d'ailleurs entraîné des tensions entre Cottier et des chrétiens palestiniens. Cottier continue de participer à la commision de dialogue qui se réunit deux fois par an avec le rabbinat d'Israël. Il relève au passage que, lors de récentes rencontres, ses interlocuteurs juifs se montrent soucieux que les pas de Jean-Paul II ne puissent être remis en question par ses successeurs: "Je leur réponds que le pape a parlé en tant que pape, pas comme Karol Wojtyla. L'Eglise est engagée." (p. 171)
On l'a compris, après Vatican II, l'enthousiasme dominait chez Cottier: "il ne se doutait pas de la tempête qui allait s'abattre sur l'Eglise catholique", note Patrice Favre (p. 83). Chute du nombre de prêtre, chute de la pratique, turbulences internes: quelle est aujourd'hui l'analyse de Georges Cottier sur ces évolutions? La réforme liturgique "fut anarchique, du moins dans certains pays. [...] Avec une méconnaissance toujours plus grande de la nature même de l'Eglise. C'était devenu quelque chose qu'on fabriquait, une Eglise de volontaires, avec des slogans venus tout droit de mai 1968 [...]."
"Un grand mouvement de désacralisation était en marche [en France], et il a duré longtemps. Dans d'autres pays, la réforme liturgique a été conduite avec plus de fermeté et sans ces excès." (p. 84)
Aujourd'hui, Cottier a le sentiment que "la crise est derrière nous", mais a laissé de "profondes blessures", par exemple dans le domaine du clergé:
"Des gens intelligents sont partis, qui seraient restés s'ils avaient été mieux encadrés. [...] On a perdu une génération et c'est lour à porter [...]. La jeune génération remonte la pente, mais elle est fragile d'une grande timidité missionnaire. Elle s'accroche beaucoup à l'institution parce qu'elle a un grand besoin de protection." (p. 88)
Si la sécularisation, "phénomène massif", touche surtout l'Europe, le cardinal Cottier s'inquiète plus largement de l'ignorance de nombreux fidèles, une pratique dominicale ne suffisant pas sans "formation chrétienne" (p. 97). A nouveau, comme dans le face-à-face avec le marxisme et d'autres idéologies, la question de la formation revient comme un fil conducteur dans la réflexion de Cottier. L'on comprend ainsi l'importance qu'il accorde au Catéchisme de l'Eglise catholique, un outil qui lui paraît offrir des fondements pour de tels efforts.
Il reste convaincu que le christianisme a toujours quelque chose à apporter et doute que l'homme moderne soit devenu imperméable au message chrétien: "Au fond, l'homme moderne n'est pas heureux." Il n'a pas reçu la nourriture spirituelle dont il avait besoin, et méconnait les "trésors spirituels inépuisables" du christianisme (p. 98-99). Le lecteur devine que, pour Cottier, le christianisme en a vu d'autres au cours de sa longue histoire et n'a pas dit son dernier mot, même si son environnement s'est profondément transformé. S'il prend acte qu'un modèle de société chrétienne appartient maintenant au passé, il n'y voit pas une raison de repli sur soi-même: "Le fait d'être minoritaires pousse les chrétiens à une prise de conscience plus forte, à un approfondissement de leur foi. mais la minorité doit être missionnaire [...]." (p. 231)
Le livre est aussi l'occasion d'aborder plusieurs autres questions: les demandes de pardon de l'Eglise, la morale sexuelle. Mais aussi le diable, puisque Georges Cottier avait accepté de préfacer le livre de l'exorciste Gabriele Amorth – un sujet que Cottier "aborde avec prudence" (p. 205), car, selon lui, les possessions existent certes, mais elles sont rares, la plupart des cas supposés relèvent du traitement psychiatrique, et c'est avant tout la question du péché (et donc de la responsabilité humaine) qu'il met en avant. "Le chrétien se reconnaît pécheur au début de chaque eucharistie, et c'est un acte très difficile. Le monde actuel ne sait plus le faire alors que c'est libérateur." (p. 212)
"Itinéraire d'un croyant": le sous-titre de l'ouvrage est bien choisi. Le personnage manifeste une foi sereine et ferme, nullement portée aux excès, mais méfiante en même temps envers tout relativisme. Cela ressort bien de ses réflexions sur le rôle du théologien: "le théologien a une vocation ecclésiale", la liberté de recherche du théologien doit être défendue, mais il ne peut "opposer un magistère parallèle ou concurrent au pape": "La théologie met en jeu la foi, et la foi nous est enseignée par la révélation divine dans la parole de Dieu qui a été confiée à l'Eglise et à son magistère." On ne saurait être théologien sans être croyant (p. 95). De même, Cottier critique avec animation le syncrétisme et l'idée que toutes les religions se valent, attitude qui "nie tout simplement la vérité du Christ, le caractère unique du Christ!" (p. 229)
Il semble que ce livre est devenu aussi pour Patrice Favre, à travers l'itinéraire et les réflexions d'un théologien "allergique aux modes intellectuelles ou théologiques" (p. 253), l'occasion d'éclairer l'attitude catholique sur une série de sujets qui intriguent ou déconcertent souvent le grand public. A côté des lecteurs catholiques convaincus, premier cercle intéressé par ce volume publié par un éditeur catholique, le livre peut aussi permettre à des personnes connaissant moins le catholicisme de se frotter directement à un regard catholique sur des questions contemporaines et d'en mieux comprendre la démarche et les enjeux.
Patrice Favre, Georges Cottier, itinéraire d’un croyant, Tours, Ed. CLD, 2007, 258 p.