Sous la direction de Lily Kong, une géographe qui s'intéresse depuis longtemps aux relations entre espace et religions, plusieurs chercheurs de l'Université nationale de Singapour ont présenté lors d'une session de l'International Convention of Asia Scholars (ICAS) à Kuala Lumpur leurs observations sur l'Etat et les religions à Singapour.
Ville-Etat de plus de 4 millions d'habitants, Singapour est, selon sa Constitution, un Etat séculier, dans le sens où il entend exercer une neutralité à l'égard des différentes religions. Kong explique que "Singapour est [un Etat] séculier dans la mesure où aucune religion n'est identifiée comme religion officielle de l'Etat. En outre, un principe clé de la politique séculière de l'Etat est que la religion et la politique doivent être maintenues strictement séparées. Les groupes religieux ne devraient pas s'aventurer en politique et les partis politiques ne devraient pas utiliser les sentiments religieux pour recueillir un soutien populaire. Si des membres de partis politiques participent au processus politique démocratique, ils doivent le faire en tant qu'individus ou membres de partis politiques, pas en tant que dirigeants de groupes religieux."
L'un des aspects de la gestion des groupes religieux par l'Etat à Singapour est le contrôle de l'espace. Le territoire est exigu (4,5 millions d'habitants sur près de 700 kilomètres carrés): les autorités entendent que celui-ci soit utilisé de façon rationnelle. Cela a également des conséquences pour les religions: la planification alloue une superficie déterminée pour la construction de lieux de culte de chaque religion par rapport au nombre d'unités d'habitation. Dans le cas du christianisme, où les besoins sont plus grands en raison du nombre plus important de dénominations, cela entraîne une compétition interne entre groupes chrétiens, car il y a plus de groupes qui désirent bâtir un lieu de culte chrétien que de terrains disponibles (un site destiné à une église ne peut être revendiqué pour une mosquée ou un temple hindou, mais les différentes communautés chrétiennes peuvent chacune essayer de l'obtenir). Il est possible de convertir un édifice séculier pour un usage religieux, mais, dans ce cas également, les autorités ont leur mot à dire.
L'Etat veut aussi prévenir un impact négatif des différences religieuses sur l'ordre public, par exemple en décourageant des manifestations de prosélytisme agressif. En effet, dans l'histoire du pays, devenu complètement indépendant en 1965 (après deux années durant lesquelles il avait appartenu à la Fédération de Malaisie), avant et après l'indépendance, il y a déjà eu quelques incidents opposant des groupes selon des divisions religieuses et/ou ethniques. La population de Singapour est composée de 77% de personnes d'origine chinoise, 14% d'origine malaise et 8% d'origine indienne.
Comme le souligne Michael Hill, ethnies et religions ne se superposent pas complètement: 55% des Indiens sont hindous, mais ils comptent également des minorités musulmane (25% en 2000) et chrétienne (12%). La population chrétienne – catholique et protestante – est cependant principalement composée de Chinois. "L'augmentation de la proportion de chrétiens – de 10% en 1980 à 13% en 1990 et 15% en 2000 – est en grande partie due au recrutement de Chinois parmi les mieux formés dans une variété de groupes surtout évangéliques et pentecôtistes." 39% des Singapouriens ethniquement chinois de langue anglaise sont aujourd'hui chrétiens, selon Robbie B.H. Goh (National University of Singapore) – l'anglais est généralement associé à un meilleur niveau éducatif.
Les bouddhistes et les taoïstes sont chinois: alors que le taoïsme décline, le pourcentage de bouddhistes augmente. 53% de la population chinoise de Singapour se réclame du bouddhisme.
Décourager le prosélytisme
En 1990, Singapour a adopté une loi "pour le maintien de l'harmonie religieuse", créant un Conseil présidentiel pour l'harmonie religieuse (dont les deux tiers des membres représentent les principales religions établies à Singapour), mais réprimant aussi certaines actions que pourraient commettre des personnes ayant autorité dans le cadre d'une communauté religieuse: par exemple l'incitation à l'hostilité envers d'autres groupes religieux, des menées politiques ou subversives sous couvert de religion, etc. L'un des objectifs de la loi était de tempérer le zèle missionnaire. Cette loi semble remplir avant tout un rôle préventif et dissuasif.
Robbie Goh note en effet l'existence d'un fort "impératif évangélique" parmi les chrétiens de Singapour: le territoire est petit, les chrétiens jouissent d'un niveau de vie plutôt prospère. Singapour est devenu un hub évangélique pour des organisations telles que Jeunesse en Mission (Youth with a Mission), Serving in Mission (SIM), Campus Crusade. En 2005, un débat a agité Singapour au sujet de médecins et enseignants qui, affirmait-on, se livraient au prosélytisme.
L'une des stratégies utilisées pour éviter les tensions que pourrait causer le prosélytisme chrétien, explique Goh, est de canaliser les énergies missionnaires vers l'extérieur plutôt que dans le pays: vers l'Inde, la Chine, la Thaïlande, le Cambodge, le Vietnam et l'Indonésie. Bien que cette approche puisse représenter pour Singapour un certain risque diplomatique, elle semble pour l'instant produire des résultats plutôt positifs, dans la mesure où ces efforts s'accompagnent souvent d'une composante d'action sociale (par exemple lors du tsunami de 2004), qui peut être de nature à renforcer la réputation de Singapour.
De même, les préoccupations sociales des milieux chrétiens s'harmonisent bien avec les soucis du gouvernement et son désir d'encourager les initiatives privées pour des activités de jeunesse ou les structures pour les personnes âgées. L'on pourrait parler, affirme Goh, d'un accord tacite et stratégique entre l'Etat et les Eglises: les Eglises soutiennent la mission sociale de l'Etat.
Le souci de préserver un équilibre et de respecter des codes de conduite tout en affirmant le principe de la liberté religieuse se reflète également dans le traitement de la religion à la télévision de Singapour, note Lily Kong. La volonté affichée est de ne pas influencer les téléspectateurs en faveur d'une religion en particulier, mais aussi de se montrer prudent par rapport à tout ce qui pourrait causer des tensions ou ressembler à un dénigrement. L'infraction à ces règles peut se traduire par des amendes pour les médias responsables. La gestion des émissions religieuses est partie intégrante de la façon dont l'Etat permet aux identités religieuses de s'exprimer, mais leur pose également des limites.
L'appel à la prière musulman résonne certes cinq fois par jour sur les ondes de Radio Warna, mais c'est pour éviter la "pollution sonore" que constituerait cet appel à l'usage de haut-parleurs: les musulmans doivent en effet orienter les haut-parleurs vers l'intérieur de la mosquée, et non vers l'extérieur, afin d'éviter de déranger leurs concitoyens, ce que avait suscité le mécontentement de certains musulmans, habitués à entendre l'appel à la prière dans l'espace public. L'usage d'une chaîne de radio est apparu comme un moyen pragmatique de résoudre ce conflit d'intérêts.
Il existe également, sur la même chaîne radiophonique, une émission qui enseigne chaque matin et chaque soir comment être un bon musulman, mais elle semble susciter des sentiments mitigés parmi les musulmans de Singapour, dont beaucoup préfèrent apparemment écouter les émissions islamiques diffusées depuis la Malaisie.
Etude de cas: les sikhs de Singapour
Pour comprendre comment fonctionne la gestion gouvernementale des religions, une étude de cas est éclairante. Tan Tai Yong (National University of Singapore) s'est intéressé au cas des sikhs de Singapour, minorité au sein de la minorité venant du sous-continent indien: ils sont considérés par le gouvernement comme "Indiens", mais la plupart des Indiens de Singapour parlent le tamoul, tandis que la langue des sikhs est le pendjabi. Mais bien qu'ils ne soient que 12.000 à Singapour, les sikhs maintiennent une présence distincte, depuis plusieurs décennies: le Central Sikh Temple de Singapour existe depuis 1912. Les événements survenus en 1984 en Inde (opération contre les extrémistes retranchés dans le temple sikh d'Amritsar et émeutes contre les sikhs à Delhi après l'assassinat d'Indira Gandhi par deux de ses gardes du corps sikhs) ont contribué à une renaissance de la conscience communautaire.
Cependant, les sikhs représentent une communauté fragmentée, en raison de différences régionales et de caste. Des gurdwaras (lieux de culte sikhs) séparés ont été créés selon ces lignes de faille. Les jeunes sikhs ayant grandi à Singapour déploraient l'absence d'organes centraux représentant la religion sikh dans le pays.
Les organes de sécurité singapouriens ayant évoqué certaines tensions entre sikhs et hindous et les problèmes potentiels que celles-ci pourraient poser, les autorités ont décidé d'encourager des dirigeants modérés au sein de la communauté sikh et de mettre l'accent sur l'appartenance des sikhs non à une diaspora, mais à la nation singapourienne multiraciale. Il s'agissait d'éviter de voir les sikhs introduire à Singapour les problèmes politiques du Pendjab. De jeunes sikhs ont été incités à rejoindre un organisme fondé en 1915, mais qui n'avait guère de consistance, le Sikh Advisory Board: celui-ci doit notamment permettre d'éviter une prolifération de groupes sikhs. Un Sikh Resource Panel et un Welfare Council furent également mis sur pied pour résoudre les problèmes.
Le gouvernement s'est efforcé d'encourager une identité culturelle sikh et a commencé à déléguer un ministre lors de chaque événement important de la communauté. Les sikhs ont été présentés comme communauté modèle, travailleuse – une communauté qui a "réussi".
Contrôle des sectes
Il existe cependant des groupes qui perturbent cette approche par leurs convictions: l'exemple est celui des Témoins de Jéhovah, arrivés à Singapour dans les années 1940 et enregistrés légalement comme communauté religieuse en 1962. C'était, souligne Hill, avant l'introduction de la conscription en 1967: or, l'introduction du service militaire obligatoire entrait en conflit avec les convictions des Témoins de Jéhovah. En 1972, en raison de leur refus du service national, le Ministère de l'Intérieur annula l'enregistrement des Témoins de Jéhovah. Outre les conflits liés à l'objection de conscience, le prosélytisme intensif des Témoins de Jéhovah (dont le nombre a augmenté et qui seraient quelque 2.000 à Singapour) a également causé l'irritation des autorités et conduit à des arrestations dans les années 1980 et 1990. Les Témoins de Jéhovah qui refusent d'effectuer le service national sont condamnés à deux ans de prison, puis à une nouvelle peine équivalente s'ils refusent toujours de servir, et ensuite libérés, puisque le gouvernement considère que le temps passé en prison équivaut à ce qu'aurait représenté la période de service national. Les autorités sont conscientes de la dureté de cette approche, mais ne veulent pas ouvrir la porte à des demandes d'exemption.
Les autorités se montrent vigilantes face à des groupes considérés comme "sectes". En 1992, l'Eglise de l'unification (Sun Myung Moon), qui comptait une cinquantaine de membres à l'époque, a également vu son enregistrement légal révoqué en raison de sa politique "anti-familiale". Quant aux adeptes de Falun Gong, ils ont à plusieurs mesures été frappés par la loi sur les rassemblement illégaux.
Bien entendu, et à plus forte raison, les groupes religieux extrémistes ou potentiellement considérés comme tels (par exemple les groupes islamistes) font l'objet d'une surveillance rigoureuse: environné de pays à majorité musulmane, le gouvernement singapourien entend ne pas subir les répercussions des turbulences qui les agitent.
Conclusion
Derrière la volonté de Singapour de "maintenir l'harmonie religieuse", l'on devine les préoccupations gouvernementales de cultiver et renforcer le toujours délicat équilibre d'une société multireligieuse et multiraciale. Les religions doivent être incitées à contribuer à cette harmonie, qu'elles pourraient aussi mettre en péril si elles développaient des tendances extrémistes ou développaient entre elles de vives polémiques, semble suggérer cette politique de gestion de la diversité ethnique et religieuse. Les groupes religieux sont également encouragés à contribuer au développement de la société, même sur le plan économique, comme l'avait noté Kong dans un article de 1995, "The Commercial Face of God": cela peut inclure les services fournis par les religions aux personnes âgées ou défavorisées (déchargeant ainsi l'Etat), mais aussi la discipline et l'éthique du travail que la foi inspirerait aux croyants ou les atouts de sites religieux pour le développement du tourisme!
Etat au territoire restreint (mais d'emplacement stratégique) et aux ambitions de pays modèle (dont le succès économique est indéniable), Singapour présente un remarquable champ d'observation: les travaux des chercheurs de l'Université nationale de Singapour nous permettent de mieux le connaître.
Références
Michael Hill, “The Rehabilitation and Regulation of Religion in Singapore”, in James T. Richardson (dir.), Regulating Religion: Case Studies from Around the Globe, Dordrecht, Kluwer Publishing, 2004 (pp. 343-358).
Lily Kong, “Ideological hegemony and the political symbolism of religious buildings in Singapore”, Environment and Planning D, vol. 11, 1993, pp. 23-45 [article accessible en ligne: http://profile.nus.edu.sg/fass/geokongl/epd.pdf]
Lily Kong, “The Commercial Face of God: Exploring the Nexus Between the Religious and the Material”, 1995 [publié dans le vol. 10 de la série Geographia Religionum, cet article est accessible en ligne au format PDF: http://profile.nus.edu.sg/fass/geokongl/georel.pdf]
Lily Kong, “Religion and Spaces of Technology: Constructing and Contesting Nation, Transnation, and Place”, Environment and Planning A, vol. 38, 2006, pp. 903-918.
Vineeta Sinha, “Theorising ‘Talk’ about ‘Religious Pluralism’ and ‘Religious Harmony’ in Singapore” Journal of Contemporary Religion, 20:1, 2005, pp. 25-40.