L'histoire a fait de la Malaisie un Etat multiethnique et multireligieux, avec environ 25% de la population d'origine chinoise et 10% d'origine indienne. Cependant, l'islam, religion de la population indigène malaise, y occupe une place particulière. Il regroupe environ 60% de la population.
Selon l'article 3 de la Constitution, "l'islam est la religion de la Fédération, mais les autres religions peuvent être pratiquées en paix et en harmonie dans toute partie de la Fédération". Tout groupe religieux est, selon la Constitution, libre de s'organiser et de gérer ses affaires, mais l'article 12 dispose que la Fédération ou l'un des Etats peuvent établir ou assister des institutions islamiques. Au mois d'août 2007, l'ancien premier ministre Mahathir, toujours influent, faisait remarquer que la Malaisie est de fait un Etat islamique et qu'elle est internationalement considérée comme telle. Il avait d'ailleurs déjà fait de telles déclarations en l'an 2000. De tels propos sont aussi un moyen d'apaiser les exigences de certains éléments islamistes, qui réclament précisément un statut islamique plus affirmé du pays.
Les autres religions sont le bouddhisme (20%), le christianisme (9%) et l'hindouisme (6%), même si ces chiffres doivent être considérés avec des nuances, puisque nombre de "bouddhistes" chinois sont susceptibles d'intégrer des pratiques d'autres traditions.
Un problème aigu qui se pose ces dernières années dans le débat public en Malaisie est l'attitude à adopter face aux personnes qui abandonnent l'islam pour se convertir à une autre religion. En principe, une telle décision doit être acceptée par un tribunal jugeant selon la sharia. L'opinion selon laquelle l'apostasie n'est pas admissible en islam restant largement répandue - même si, comme Religioscope l'a déjà rapporté, d'autres voix commencent à se faire entendre pour réinterpréter ces règles - ces tribunaux ne sont guère susceptibles de donner un avis positif. Un cas très médiatisé a été celui de Lina Joy, musulmane convertie au christianisme, qui n'a pas réussi à obtenir d'un tribunal séculier que son appartenance religieuse soit modifiée sur sa carte d'identité. Des conflits ont également surgi dans les cas d'obsèques de personnes qui, selon les autorités musulmanes, s'étaient converties, bien que leurs familles affirment que ce n'était pas le cas ou qu'elles avaient rejeté l'islam par la suite.
Cependant, il y a eu des cas où la partie non musulmane a obtenu satisfaction: par exemple celui d'une femme âgée, née musulmane, mais qui avait pratiqué les rites bouddhistes depuis son mariage avec un Chinois; lors de son décès en janvier 2006, la célébration d'obsèques bouddhistes fut autorisée par le tribunal, selon les désirs de la famille.
L'International Convention of Asia Scholars (ICAS), dont la 5e édition s'est tenue au début du mois d'août à Kuala Lumpur, a permis d'entendre plusieurs chercheurs qui ont consacré des études à la situation de l'islam en Malaisie.
Le chercheur japonais Yuki Shiozaki (Université Doshisha) avait expliqué dans un précédent travail, publié par la revue du CISMOR (Doshisha University, Japon), que tant le gouvernement que les mouvements islamiques poursuivaient un même objectif, à savoir la réalisation graduelle d'un ordre social islamique. Son intervention lors de la convention de Kuala Lumpur lui a permis d'affiner son analyse, en montrant comment les affaires islamiques, qui relèvent en principe avant tout des Etats fédérés, ont tendu de plus en plus à être prises en charge par l'Etat fédéral, dans le sens d'une uniformisation des pratiques (éducation, système judiciaire, aumône légale [zakat], administration des fondations [waqf]...). Cela conduit à un contrôle étroit des activités islamiques par l'Etat, ne laissant qu'un espace limité aux associations privées - sans doute la rançon du statut particulier reconnu à l'islam par la Constitution. Ce qui n'empêche pas, avait noté le chercheur japonais dans l'article précité, les mosquées de jouer un rôle d'espace pour l'élaboration d'un discours islamique également sur les affaires politiques et sociales:
"Quand l'auteur participait aux prières du vendredi en Malaisie, le sermon critiquait aussi l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak par le gouvernement américain et appelait à venir en aide aux victimes du tremblement de terre et du tsunami à Aceh. Parfois, les thèmes incluaient la critique de politiques gouvernementales, comme le code pénal, le débat sur l'Etat islamique et la critique des atteintes aux droits de l'homme découlant de l'Internal Security Act, qui autorise à incarcérer indéfiniment et sans procès une personne suspecte. Ainsi, une mosquée n'est pas seulement un lieu de culte, mais aussi une arène dans laquelle des discours fondés sur une logique islamique sont diffusés sans contrôle du gouvernement." (p. 113)
Depuis 1982, les autorités malaisiennes ont encouragé une politique d'islamisation de l'administration, y faisant entrer nombre d'oulémas. Dans la même période, on vit se développer des banques islamiques (avec l'Islamic Banking Act de 1983) et d'autres signes d'islamisation de la société.
Il faut dire que le parti au pouvoir, l'UMNO (United Malays National Organisation) avait, d'une part, rallié certains membres de premier plan de l'ABIM (Angkatan Belia Islam Malaysia, Mouvement islamique de la jeunesse de Malaisie) - qui visait à l'islamisation graduelle de la société malaisienne - mais se trouvait aussi, d'autre part, concurrencé par le PAS (Parti Islam SeMalaysia, Parti islamique de Malaisie), aspirant à l'établissement d'un Etat islamique et adoptant en 1983 le slogan de la "direction par les oulémas". Selon l'analyse de Yuki Shiozaki, l'UMNO se trouvait donc contesté dans sa légitimité islamique et la protégeait à travers une politique d'islamisation, celle-ci étant vue de surplus d'un œil favorable par les islamistes au sein des sphères gouvernementales.
Mais la question est de savoir dans quelle mesure la "bureaucratisation des oulémas" ne tend pas, à long terme, à affaiblir leur autorité et leur influence: ils courent le risque d'être finalement considérés comme des bureaucrates comme les autres. Le PAS, pour sa part, n'ayant qu'un accès limité aux médias, recourt aux ressources offertes non seulement par la mosquée, mais aussi par des cercles d'études et autres réunions; même si ces procédés présentent des limitations, ils permettent aux activistes islamistes de se faire connaître de la population à travers des contacts directs. Cela conduit à la constitution de deux sphères publiques: une sphère publique liée au pouvoir, comprenant notamment les grands médias, et une sphère publique de contestation, tel que l'espace des débats islamiques.
Plutôt que d'islamisation, Juliette Van Wassenhove (CERI, Paris) évoque un "processus de mise au centre" (mainstreaming) de l'islam dans la sphère politique, s'articulant à la fois autour d'une importance croissante de l'islam, dans le discours public et de la création d'une série d'institutions pour le renforcer (éducation, tribunaux, économie). Dans le même sens que son collège japonais, elle note la tendance à rationaliser le fonctionnement de l'islam, par exemple à travers des processus de certification (pour déterminer quelle viande a droit au label halal, qualifier des services bancaires, etc.).
Juliette Van Wassenhove s'est particulièrement intéressée aux réactions que révèlent les lettres de lecteurs dans certains médias. Même si l'on peut discuter de la représentativité de ce matériel, ce dont l'auteur convient, cela la conduit à d'instructives observations sur les attitudes et attentes que ces lettres de lecteurs révèlent. Ainsi, les auteurs n'insistent pas sur les arguments d'autorité, mais mettent l'accent sur l'usage de la raison et de l'interprétation pour prendre des décisions. Des résistances apparaissent également face à la tendance de la bureaucratie islamique à effacer les frontières de la sphère privée. L'enquête produit ainsi un tableau complexe. Cependant, les résultats tendraient à confirmer les observations selon lesquelles les musulmans malaisiens placeraient de plus en plus aujourd'hui leur identité musulmane au premier rang, avant leur identité nationale.
Cependant, plusieurs observateurs doutent de l'évolution linéaire de la société malaisienne vers une islamisation croissante: malgré les développements des dernières années, elle se trouverait confrontée à des développements susceptibles de nuancer ces évolutions. C'est ainsi que, dans une tentative de réévaluer le défi islamiste en Asie du Sud-Est, le professeur Jonathan T. Sidel (London School of Economics and Political Science) estime que les voix d'éléments réformistes se font de plus en plus entendre, également au sein du PAS et que les forces de modernisation vont limiter de plus en plus les perspectives d'islamisation.
En juin 2005, une nouvelle génération de dirigeants du PAS - qui contrôle l'Etat de Kelantan - fut choisie et marqua l'intention de mieux adapter l'action du parti à un contexte multi-ethnique, quitte à sacrifier certains de ses objectifs. Il faut dire que, comme le souligne Liew Chin Tong dans une récente analyse, le PAS recueille certes de façon relativement constante quelque 30% des suffrages, mais ne peut parvenir à obtenir le pouvoir seul. Et toute coalition demande une modération de son discours, notamment sur l'exigence d'établir un Etat islamique. Il faut dire que, depuis le début de la présente décennie, des divisions sont apparues au sein du PAS sur le projet d'Etat désiré par le mouvement, opposant tenants d'une ligne intransigeante et partisans d'une approche plus souple. Dans les controverses autour des conversions et des obsèques de musulmans convertis à d'autres religions, que nous avons évoquées plus haut, les dirigeants du PAS - qui avaient pourtant déclaré considérer la question de l'apostasie comme "le problème numéro un parmi les musulmans" - ont délibérément choisi de ne pas creuser le fossé avec les citoyens malaisiens non musulmans et ont plutôt laissé agir sur ce terrain les activistes du Pembela ("défenseurs de l'islam"), une coalition conduite par l'ABIM, remarque Liew Chin Tong.
Au regard de ces observations, l'on comprend mieux les nuances nécessaires dans les prévisions sur les perspectives de l'islam en Malaisie, à l'heure d'une mondialisation dont les effets contradictoires se feront de plus en plus sentir également sur ce pays.
Références
Yukio Shiozaki, “Formation of Public Spheres and Islamist Movements in Malay Muslim Society of Malaysia”, Journal for the Interdisciplinary Study of Monotheistic Religions (JISMOR), vol. 3, 2007, pp. 98-122 (cet article est également accessible en ligne, au format PDF: http://www.cismor.jp/en/research/documents/JISMOR3en_shiozaki.pdf)
Jonathan T. Sidel, The Islamist Threat in Southeast Asie: A Reassessment, Washington, East-West Center, 2007.
Liew Chin Tong, “PAS Leadership: New Faces and Old Constraints”, Southeast Asian Affairs 2007, Singapour, Institute of Southeast Asian Studies, 2007, pp. 201-213.