Nombre de traditions religieuses intègrent la notion d'une figure salvatrice, qui doit venir sur la Terre dans une époque critique et – souvent – inaugurer une ère purifiée de toutes les imperfections du monde actuel. Dans le judaïsme et le christianisme, cette figure est appelée le Messie. Dans la tradition musulmane, c'est le Mahdi. De nombreuses traditions du Prophète (des récits au sujet des propos et actions du Prophète) y font allusion, nombre d'entre elles acceptées tant par les sunnites que par les chiites.
L'Imam Mahdi
Si la venue du Mahdi est une croyance commune aux écoles de l'islam, elle prend un tour particulier dans le chiisme duodécimain: la figure du Mahdi y est en effet identique à celle du Douzième Imam, considéré comme douzième successeur légitime du Prophète Muhammad, mais retiré dans un endroit inconnu depuis le IXe siècle de l'ère chrétienne – c'est ce qu'on appelle l'"occultation" du Douzième Imam. Celui-ci est donc appelé l'Imam Mahdi.
Dans la piété populaire iranienne, l'Imam Mahdi occupe une place importante chez les croyants. Si l'on visite la mosquée dédiée à l'Imam Mahdi à Jamakaran, aux abords de la ville de Qom, l'on peut rencontrer des fidèles qui témoignent de nombreuses grâces et de nombreux miracles dont ils auraient bénéficié en demandant l'aide de l'Imam Mahdi. La croyance au retour de l'Imam Mahdi crée également un climat d'attente. Selon la tradition, c'est un vendredi qu'il se manifestera: "Il viendra peut-être ce vendredi", suggèrent des bannières placées dans les rues de Qom au moment de la fête de l'Imam Mahdi, le 15 du mois de Shaban. Plus d'un fidèle chiite racontera l'espoir, chaque vendredi, de voir l'Imam Mahdi se manifester, et la pointe de tristesse éprouvée chaque vendredi soir, parce que l'Imam Mahdi n'est pas venu.
Le Mahdi, expliquait l'influent dirigeant chiite libanais Baqir al-Sadr, "n'est pas un sauveur dont la naissance est attendue ou un prophétie dont on recherche l'accomplissement; il est plutôt une réalité présente [...]. Il vit avec nous à travers nos espoirs et nos souffrances et participe à nos joies et à nos peines."
Pourquoi ce dirigeant saint qui mettra un terme à l'injustice tarde-t-il donc tant à venir? Selon certains penseurs, à l'instar de Baqir al-Sadr, "le changement pour lequel il a été préparé dépend pour son exécution de facteurs concrets propices à l'apparition d'un climat favorable". Sur le plan humain, il faut le sentiment d'avoir atteint une impasse, afin que l'être humain soit prêt à accepter un "nouveau message de justice". Sur le plan matériel, Baqir al-Sadr estimait les conditions offertes par le monde moderne comme plus favorables que jamais pour mener une mission mondiale: les distances sont raccourcies, des moyens de communication de masse existent, les possibilités d'interaction entre les différents pays du monde sont plus grandes que jamais.
La croyance à l'Imam Mahdi peut déboucher sur différentes interprétations théologiques et attitudes pratiques, allant du quiétisme, de l'attente passive, à l'activisme au service de la préparation du retour du Mahdi.
Depuis son arrivée à la tête de l'Iran, le président Ahmadinejad s'est signalé &agragrave; plusieurs reprises par des déclarations indiquant ses profondes convictions quant à la venue du Mahdi. Dans le contexte des controverses autour de l'Iran et de sa politique (notamment son programme nucléaire), différents médias occidentaux ont donné écho à ces déclarations, parfois dans des buts polémiques. En effet, auprès d'une partie du public occidental, de surcroît peu informé sur le chiisme, il est facile de suggérer qu'une telle croyance revêt un caractère "irrationnel", avec tout ce que cela peut impliquer pour la politique d'un pays occupant une position stratégique importante dans une région de la planète à la fois troublée et riche en ressources énergétiques.
La Conférence sur la doctrine du mahdisme
La 3e Conférence internationale sur la doctrine du mahdisme (que certains préfèrent appeler "mahdavisme", dérivé du farsi mahdaviat: nous utiliserons ici les deux termes), qui s'est déroulée les 25 et 26 août 2007 à Téhéran, était une bonne occasion pour Religioscope d'en savoir plus: cette conférence rassemblait en effet des dizaines de théologiens musulmans intéressés par le sujet, y compris des personnages influents dans le cadre de l'actuel pouvoir politique.
La réunion était organisée par le Bright Future Institute, fondé à Qom en 2004 (avant l'arrivée au pouvoir de l'actuel président de l'Iran), dans le sillage d'autres groupes consacrés aux mêmes buts. Le Bright Future Institute, dirigé par Pour Sayed Aghaei, n'est pas la seule organisation poursuivant ces buts, mais il est probable qu'elle soit aujourd'hui la plus importante. Son travail ne se résume pas à l'organisation de réunions: l'Institut publie également des magazines (y compris pour les jeunes), édite plusieurs sites web et possède une très active agence de presse, BFI News, dont les animateurs occupent une petite salle au sous-sol du siège de l'Institut, dans une ruelle tranquille aux abords de l'une des grandes artères de Qom.
Les séances de la Conférence sur la doctrine du mahdisme se déroulent dans l'Auditorium of Leaders, le prestigieux centre de conférences construit pour la réunion de l'Organisation de la conférence islamique à Téhéran en 1997. De grandes bannières annonçant la conférence et saluant la présence du président Ahmadinejad se trouvent devant la salle.
D'emblée, Pour Sayed Aghaei met en contexte la réunion. Il présente le Mahdi comme "un dirigeant qui est l'épicentre de toutes les aspirations humaines." La clé de la victoire et de la poursuite de la Révolution islamique d'Iran est le madhisme, affirme-t-il. Selon l'orateur, la Révolution islamique a préparé le terrain pour la réapparition de l'Imam Mahdi: il espère qu'elle se poursuivra jusqu'au retour du Mahdi.
Prenant la parole à son tour, l'Ayatollah Mahdavi Kani rappelle les grandes bénédictions qui accompagneront l'établissement du gouvernement du Mahdi. Selon les hadith (dits du Prophète), dans ce temps à venir, le loup et l'agneau vivront en paix l'un avec l'autre (comme on le sait, des images semblables existent dans les autres traditions messianiques). L'Ayatollah cite un hadith selon lequel le meilleur acte que puisse faire un fidèle est d'attendre l'Imam. Mais cette attente, explique-t-il, n'est pas une idée: c'est une action, quelque chose de pratique. "Nous devons travailler pour nous rapprocher de ce but." Il appelle au développement d'une "culture de l'attente": si l'attente individuelle est une bonne chose, il est mieux encore de transformer l'attente en une affaire nationale, collective.
C'est alors au président Ahmadinejad de s'adresser aux congressistes. Son discours est celui d'un croyant autant que d'un homme politique. Dans la ligne du discours de la Révolution islamique d'Iran, qui met en contraste "oppresseurs" et "opprimés", il évoque les errements des gouvernements humains à travers les siècles. Tout cela a conduit l'humanité aux guerres, à l'exploitation, à la souffrance, à la corruption, à l'injustice. Toute l'injustice, toute l'oppression, vient de ces gouvernements, qui ne sont pas aptes à exercer le pouvoir.
A l'inverse, explique le président, le mahdisme est une invitation à la justice et à l'unité. Le message du Mahdi donne espoir et motivation aux êtres humains. Et de lancer au passage une critique sur les théories relatives à la "fin de l'histoire": certes, l'histoire des "corrupteurs" vient à son terme, mais les "justes" ont l'avenir pour eux.
Du mahdisme chiite à une attente messianique universelle
Les deux demi-journées suivantes de la conférence furent consacrées à des présentations de communications dans le cadre de plusieurs ateliers. Nombre de communications soulignaient la dimension de justice associée au mahdisme ainsi que son aspect optimiste et mobilisateur. Plusieurs orateurs n'étaient pas des Iraniens, certains étaient des invités sunnites.
Aux yeux de plusieurs Iraniens présents, le lien entre Révolution islamique et mahdisme était affirmé: la Révolution islamique d'Iran est perçue comme un moyen de préparer la voie à l'avènement du Mahdi. "Le gouvernement de la République islamique d'Iran, en tant qu'Etat basé sur les principes élevés de l'islam, doit préparer le domaine pour la réalisation du gouvernement mondial de l'Imam Mahdi", déclare ainsi l'Hojjat-ol-islam Najm-ol-din Tabassi.
Pour Sayed Aghaei lui-même ne cache d'ailleurs pas – il l'affirma publiquement lors de la séance finale de la réunion – que l'un des buts de tels rassemblements est de créer un désir social, une aspiration pour l'arrivée de l'Imam. Ceux qui ne voient dans la doctrine du Mahdi qu'un outil pour combattre le baha'isme (mouvement religieux qui rencontre une virulente opposition de la part des autorités) n'en ont qu'une compréhension limitée, ajoute-t-il.
Mais l'ambition des organisateurs des conférences sur la doctrine du mahdisme dépasse non seulement le cadre iranien, mais aussi celui de l'islam: il s'agit pour eux de démontrer l'universalité de l'attente d'une figure messianique. "Tous les croyants de toutes les religions attendent un sauveur", pouvait-on entendre affirmer plusieurs participants iraniens. Les questions posées aux rares participants occidentaux par les journalistes présents allaient également dans ce sens. "A travers les religions, les mots sont différents, mais les contenus et les significations sont les mêmes", selon cette interprétation. La doctrine du Mahdi se retrouve ainsi transformée en une philosophie de l'histoire, elle devient une utopie revendiquée comme accomplissement des attentes de l'humanité – l'espoir d'un monde meilleur. A la limite, des orateurs tels que l'Hojjat-ol-islam Najm-ol-din Tabassi vont même jusqu'à dire que ce "n'est pas, dans son essence, un mouvement religieux, il y a beaucoup d'idéologies non religieuses qui ont le même idéal mais les ennemis essaient de représenter la question du mahdavisme comme le point de différence des religions."
Car la perception de la doctrine du Mahdi est aussi fortement liée, dans le contexte actuel, à la résistance contre "l'Arrogance mondiale", les ennemis de l'islam et de la République islamique d'Iran. L'attitude face à la mondialisation balance entre deux approches, comme l'a résumé l'un des rapporteurs: si la mondialisation est un processus, elle est parfaitement en harmonie avec le mahdisme – il en va autrement si la globalisation est un projet, lié à la volonté occidentale d'exporter la démocratie libérale.
Les conférences sur la doctrine du mahdisme représentent un exemple de doctrine religieuse messianique promue par un gouvernement. La distinction est en revanche bien faite entre le gouvernement actuel de l'Iran et le futur gouvernement du Mahdi: l'actuel gouvernement n'est pas un gouvernement divin et peut commettre des erreurs, a expliqué l'influent Ayatollah Mesbah Yazdi. Le principe est que toute autorité vient de Dieu, et non des choix humains. L'actuel gouvernement est néanmoins considéré comme légitime (peut-être faudrait-il parler d'une "légitimité relative"), dans les circonstances actuelles et par permission de l'Imam, en attendant l'établissement du pouvoir de celui-ci – un processus qui n'ira d'ailleurs pas sans difficultés, souligne l'ayatollah, car l'Imam Mahdi rencontrera de vives oppositions, y compris de la part de lettrés qui prétendront interpréter le Coran mieux que lui.
Selon les déclarations de l'Ayatollah Makarem Shirazi lors de l'une des sessions de la réunion de Téhéran, "plus l'injustice et l'oppression régneront dans le monde, plus l'attente de son apparition se fera pressante et omniprésente. Cette attente et cet espoir ont des effets très importants, ils nous empêchent de tomber dans le désespoir et la corruption qui sont le résultat de la déception et du désenchantement général. [...] Tant que nous n'aurons pas fait les préparatifs pour le soutenir dans la réalisation de la paix, de la sécurité et de la justice dans le monde, qui est le but principal de sa mission, l'attente ne restera qu'une attente de formalité." (cité par l'Agence iranienne de presse coranique)
Un mahdisme aspirant à universaliser son message et encourageant à l'engagement actif plutôt qu'à l'attente passive: telle est l'image qui se dégage du rassemblement du mois d'août 2007 à Téhéran.