Sous la direction de Marlène Laruelle, les Editions du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) viennent de publier un ouvrage collectif intitulé Le Rouge et le Noir: extrême droite et nationalisme en Russie (2007). A première vue, le thème ne relève guère des champs que s'efforce de couvrir Religioscope. Cependant, à y regarder de plus près, plusieurs passages de ce livre ainsi que la plus grande partie de deux des huit chapitres évoquent les dimensions religieuses et leurs liens avec des formes de radicalisme politique.
La situation de la Russie est très particulière: sortie de 70 ans de communisme, elle s'est trouvée confrontée à des interrogations sur ses valeurs centrales et à la quête d'idéologies de substitution, assez fréquemment sur un arrière-plan de nationalisme aux références composites. Au cours des vingt dernières années, les observateurs ont noté le développement d'étranges convergences idéologiques et de convergences déconcertantes, mêlant parfois Staline et Hitler, paganisme et christianisme, orthodoxie et communisme. En étudiant différentes expressions de ces courants, les auteurs offrent des éclairages sur certains de ces phénomènes.
Tous ceux qui s'intéressent au nationalisme russe trouveront un très utile panorama dans la longue préface de Marlène Laruelle (pp. 19-65). Celle-ci résume l'émergence des formese actuelles du nationalisme russe, non sans remarquer l'influence de thèmes occidentaux à partir des années de la perestroika, mais aussi le fait que le nationalisme russe renaissant fut, durant la période communiste, principalement du côté de l'officialité, et non de la dissidence. Elle souligne également la place occupée par le nationalisme parallèlement à le montée de Vladimir Poutine sur le thème du "retour à l'ordre": "Le nationalisme, sous une forme ou une autre, domine [...] aujourd'hui l'ensemble du champ électoral russe [...]." (p. 32) Le nouveau patriotisme russe "propose une reformulation, modernisée par les conditions post-soviétiques, à la fois de l'ancienne idéologie soviétique et de l'ancien nationalisme russe traditionnel." (p. 33) Il faut cependant y distinguer quatre principaux cercles: 1) celui des hommes du pouvoir; 2) les principaux partis représentés sur le plan électoral; 3) les partis sans présence électorale, mais relativement stables; 4) les groupuscules radicaux, développant souvent des idéologies syncrétiques. Cette classification n'épuise pas le champ des manifestations étudiées dans le volume: il existe aussi des cercles de pensée, par exemple.
Les principaux courants nationalistes font souvent référence à l'Eglise orthodoxe en tant qu'incarnation du patrimoine et de l'identité russe. Cependant, on sait gré à Marlène Laruelle de mettre en garde contre toute simplification: s'il existe d'importantes mouvances nationalistes à référence orthodoxe, celles-ci n'épuisent pas les multiples "tendances" qui existent au sein de l'Eglise orthodoxe russe – mais les éléments réformateurs ont été tenus à l'écart des positions institutionnelles (p. 60). Il y aurait sans doute encore des analyses et nuances à introduire pour examiner dans quelle mesure et sous quelle forme conservatisme théologique et nationalisme politique vont de concert, mais cela dépassait probablement l'objet de cet ouvrage. Laruelle rappelle que le degré de pratique religieuse est faible: comme dans bien d'autres cas, la référence nationaliste à un héritage spirituel peut fort bien exister sans intense croyance religieuse. "La situation contemporaine révèle ainsi l'importance de l'instrumentalisation du fait religieux en tant que référent politique et son rôle identitaire particulièrement développé." (pp. 60-61)
Nombre de groupes nationalistes reprennent des thèmes de l'antijudaïsme traditionnel et/ou de l'antisémitisme racial, même si la réalité n'est pas toujours simple – des tendances antisémites ne sont pas toujours incompatibles avec une admiration pour Israël, par exemple. La question de l'attitude face aux juifs a évidemment des implications religieuses, dans la manière d'approcher le christianisme: en particulier dans les milieux les plus radicaux (mais pas exclusivement), certains théoriciens développent des théories sur l'"aryanité" du Christ, comme il en existait il y a un siècle déjà en Europe occidentale; d'autres adhèrent à différentes versions de néo-paganisme, ce qui permet d'évacuer le problème posé par les origines juives du christianisme, mais coupe en même temps ces nationalistes de l'héritage russe orthodoxe.
Il est vrai que plusieurs groupes païens ont cherché à cultiver une sorte de syncrétisme entre paganisme et orthodoxie, avec l'argument d'une "double foi": l'orthodoxie populaire avait conservé des liens avec l'héritage païen (p. 59). Il est vrai aussi que les milieux nationalistes russes orthodoxes ont parfois fait preuve d'une certaine indulgence face aux courants paganisants, en les voyant comme des patriotes provisoirement égarés et qui reviendraient tôt ou tard dans le droit chemin. Mais l'Eglise orthodoxe russe elle-même se montre de plus en plus hostile à ces groupes: certains auteurs ont réorienté leurs critiques "en direction du mouvement néo-païen et des groupes ésotériques", explique Evgueni Moroz dans son article consacré au néo-paganisme (p. 233).
Si des conjonctions se produisent, c'est sous l'enseigne du nationalisme: milieux nationalistes orthodoxes ou néo-païens éprouvent une commune méfiance face aux ennemis extérieurs. Mais il existe aussi des groupes païens violemment antichrétiens. "La création [d'un] front uni n'a [...] pas vraiment réussi à dépasser le stade des bonnes intentions. Les néopaïens ne peuvent s'empêcher d'attaquer brutalement de temps à autre le christianisme, les nationalistes orthodoxes leur répondent avec une inimitié égale", note Victor Shnirelman (p. 221).
Pour l'observateur extérieur, la religiosité parallèle qui s'exprime dans des milieux nationalistes de la Russie actuelle offre des exemples peu communs: par exemple le livre de Vles, un faux examiné par Shnirelman dans son article "Les nouveaux Aryens et l'antisémitisme. D'un faux manuscrit au racisme aryaniste". Des informations sur ce qui est présenté comme un texte ancien retrouvé à l'époque contemporaine commencèrent à circuler dans les années suivant la 2e guerre mondiale.Le livre de Vles aurait été gravé sur des planches en bois (mais celles-ci auraient disparu dans les années suivant leur découverte): il "défend des valeurs païennes et les oppose très violemment à un christianisme perçu comme extérieur aux traditions slaves et imposé par la force dans le pays" (p. 195). Le récit présente une construction du monde païenne et un paganisme idéalisé, auquel les sacrifices sanglants auraient par exemple été étrangers. La plupart des historiens et philologues ne croient pas à l'authenticité du document.
Cependant, après un début de diffusion dans des milieux émigrés, le texte trouve de premiers lecteurs en Union soviétique au début des années 1970. Des milieux nationalistes s'enthousiasment pour ce texte. A la fin de la période soviétique, certains auteurs favorables au paganisme tentent d'y trouver les éléments pour reconstituer la vision du monde païenne slave. Il enthousiasme notamment des passionnés de connaissances occultes, et se retrouve donc souvent mêlé à d'autres spéculations, qui peuvent s'alimenter aussi bien à la croyance aux OVNI qu'aux mystères de l'histoire. Certains groupes néo-païens s'en inspirent en partie, une littérature autour du livre se développe, des articles de journaux et même une émission de télévision (en 1997) lui sont consacrés.
Comme Shnirelman l'observe finement, le succès d'un faux tel que le livre de Vles a surtout répondu au besoin de nationalistes "a-religieux" d'une idéologie russe spécifique, permettant de rejeter tant le christianisme que le marxisme comme éléments d'origine étrangère. "Athées d'hier, les néopaïens d'aujourd'hui voient avant tout dans la religion un héritage culturel important, capable d'unifier la nation." (p. 223) Sie le néo-paganisme en tant que mouvement n'a qu'un impact négligeable, bien que les groupes néo-païens aient proliféré depuis les années 1990, des thèmes d'inspiration néo-païenne réussissent en revanche à avoir un impact plus large en jouant sur une fibre identitaire, comme c'est le cas avec le livre de Vles, que certains ont même tenté d'introduire dans le système éducatif.
La question de la religion n'est pas au centre de l'analyse du livre: cependant les dimensions religieuses affleurent plus d'une fois tout au long des pages. Le nationalisme est étroitement lié à une redéfinition identitaire dans la Russie post-soviétique, et il est inévitable que ces itinéraires croisent les recompositions religieuses en cours.
Marlène Laruelle (dir.), Le Rouge et le Noir: extrême droite et nationalisme en Russie, Paris, CNRS Editions, 2007, 262 p.