Même dans un environnement sécularisé, les saints restent présents sous des formes auxquelles l'on ne prête peut-être même pas attention: dans les pays d'héritage chrétien, nombreux sont ceux dont le prénom a pour origine et pour référence un saint, à commencer par les plus classiques: Marie, Pierre, Catherine, Jean, Véronique, Jacques... Des lieux portent leurs noms, des églises leur sont dédiées.
Qui sont donc ces figures vénérées par les chrétiens appartenant aux Eglises de tradition catholique et orthodoxe? Quel rôle jouent-ils aux yeux de ces chrétiens et dans quel contexte historique sont-ils apparus dès les premiers siècles du christianisme? Des figures séculières, non religieuses, reprennent-elles aujourd'hui une fonction semblable semblable?
Pour en savoir plus, Religioscope a interrogé Sylvie Barnay. Maître de conférence à l'Université de Metz, cette historienne française a écrit plusieurs livres, à commencer par son premier ouvrage, Les Apparitions de la Vierge (Paris, Cerf, 1992), suivi d'un volume de grand format, Le Ciel sur la terre: les apparitions de la Vierge au Moyen-Age (Paris, Cerf, 1999). Parmi ses plus récentes publications, un petit livre paru dans l'attrayante collection "Découvertes", qui propose dans un petit format des approches introductives accompagnées d'une riche illustration soigneusement choisie: Les Saints, des êtres de chair et de ciel (Paris, Gallimard, 2004).
Religioscope - A travers l'histoire, jusqu'à aujourd'hui, l'humanité a toujours distingué certaines catégories d'être exceptionnels: les héros ou, dans le monde moderne, les vedettes. Les saints constituent aussi une catégorie d'être exceptionnels. Quelle est leur spécificité, dans la tradition chrétienne?
Sylvie Barnay - Ce qui rend le saint exceptionnel réside dans le fait qu'il communique avec le monde divin. Ce qui le rend également exceptionnel, c'est la parole qui l'engage tout autant que la parole qui l'a appelée. Dans la Bible, la première occurrence du mot "saint" se trouve dans le Lévitique. Dieu y appelle les hommes à être saints comme Lui-même est saint.
Je dirais donc que la sainteté est d'abord une réponse à un appel et un dialogue qui s'engage entre l'homme et Dieu. Le saint, par définition, c'est l'homme qui parle avec Dieu.
Religioscope - A l'origine du christianisme, les saints sont des martyrs, des croyants qui ont versé leur sang, confessé leur foi, refusé de la renier. Mais ensuite, avec la reconnaissance du christianisme dans l'Empire romain, nous voyons apparaître d'autres catégories de saints. Il semble que nous pouvons ainsi voir à différentes époques différents types de saints. Mais veuillez nous expliquer comment l'on en arrive du martyr à d'autres modèles de sainteté, jusqu'aux modèles apparaissant au XXe siècle?
Sylvie Barnay - La question est complexe. Elle invite à revenir sur les rapports entre l'histoire et la Bible. En effet, pour le christianisme, le saint par définition est le Christ, qui est appelé le Saint, le Véridique, l'Unique. Dans la Bible, les disciples eux-même se définissent comme les "saints" ou encore "les gens de la Voie". A partir de là, une ressemblance s'opère entre le visage du Christ et le saint. Le saint est par définition celui qui vit le Christ dans sa vie et l'incarne aux yeux de ses contemporains.Voir le saint, c'est donc voir le Christ, mais c'est aussi voir tous les hommes.
Envisagé sous cet angle, on comprend qu'il puisse y avoir autant de visages de la sainteté, puisque, à chaque fois, un homme témoigne, dans sa vie, du mystère du Christ: autant d'explorations du mystère biblique, autant de saints, autant de visages humains différents dans cette ressemblance vécue au mystère du Christ. Le martyr (en grec, "le témoin") témoigne ainsi de sa ressemblance au Christ dans l'imitation vécue du mystère de la Passion. Saint Etienne, par exemple, est le premier homme présenté comme 'témoin" ou "martyr" de la Passion du Christ.
Progressivement, d'autres modèles de sainteté se mettent en place. Au IVe siècle, les moines quittent le monde romain, un monde, habité par les relations d'homme à homme, un monde où vous ne pouvez pas - par définition - être seul, sinon c'est socialement un échec ! Imaginez alors ce que peut représenter l'expérience des hommes qui quittent la ville, qui s'en vont dans les déserts et vivent l'expérience du Christ au désert. Pendant quarante jours, ils éprouvent ce que sont les trois tentations du diable, celles aussi qui s'adressent à tout homme, sous la forme des toutes-puissances sur soi-même, sur les autres et sur le monde. Voilà une autre manière d'être saint!
Religioscope - Voyons-nous aujourd'hui des types modernes de saints, moins communs à des époques antérieures?
Sylvie Barnay - Chaque saint est le reflet de son temps. Aujourd'hui, des procédures de canonisation sont engagées pour définir comme saints des témoins qui appartiennent à leur temps. Cette procédure juridique fait son apparition au tournant des Xe et XIe siècles, puisque le mot "canoniser" lui-même apparaît dans les années 1050, au moment où Rome devient une monarchie pontificale et impose un modèle de centralisation sur l'ensemble du monde occidental. A ce moment, le fait d'être reconnu comme saint devient avant tout le fait de Rome et le fait du Pape, selon une procédure extrêmement complexe, qui va du reste connaître des évolutions au fil des siècles.
Religioscope - On a l'impression que, sous le pontificat de Jean-Paul II - pour ne parler que de l'Eglise catholique romaine - il y a un nombre important de canonisations de saints laïcs. Cela n'indique-t-il pas la volonté de promouvoir certains modèles pour les croyants?
Sylvie Barnay - La volonté de promouvoir la sainteté laïque est récente au regard de l'histoire. Le premier saint laïc a été Hommebon de Crémone à la fin du XIIe siècle - vous entendez bien entendu le jeu de mot, le saint comme "homme bon" - offert à la dévotion des laïcs comme modèle de représentation. Pour Rome, il importe que les saints soient des témoins sociologiquement représentatifs.
Mais il faut aussi repréciser le contexte. Rome s'impose comme une monarchie centralisée et entend promouvoir ses modèles de sainteté sur l'ensemble de la société. C'est aussi le moment où la procédure de canonisation est systématisée. Le procès de canonisation comprend très vite trois phases. Première phase: l'enquête locale ordonnée par l'évêque ou le supérieur du monastère où a vécu l'homme de Dieu ; deuxième phase: la déposition des témoins du témoin de Dieu auprès des commissaires romains dépêchés sur les lieux; troisième phase: l'examen du dossier à Rome. Le pape procède ensuite à la canonisation. Il annonce officiellement l'inscription au catalogue des saints. L'acte officiel est consigné dans une bulle papale qui résume les actes du procès. Une cérémonie liturgique a lieu en l'honneur du nouveau saint.
C'est à la suite de la Réforme, qu'un véritable tournant s'opère dans les procédures de reconnaissance de la sainteté. Elles sont modifiées en profondeur sous le pontificat d'Urbain VIII. Les décrets des 13 mars et 2 octobre 1625 ainsi que le bref ou lettre pontificale du 5 juillet 1634 (Coelestis Jerusalem) interdit tout culte public de personnages non béatifiés ou canonisés. Les statuts juridiques du "bienheureux" et du "saint" sont redéfinis. Désormais, la béatification - étape du procès qui donne le titre de "bienheureux" - devient une étape vers la canonisation qui proclame le "saint". Au stade de la béatification, les fidèles peuvent fêter et invoquer le bienheureux en des lieux bien déterminés. Lors de la canonisation, la vénération est étendue à toute la chrétienté. Dans les deux cas, le "droit de réserve" du pape est absolu. C'est lui qui officialise le nouveau culte à la basilique Saint-Pierre de Rome, à la suite d'une procédure complexe...
Dans le cadre du pontificat de Jean-Paul II, il y a eu 464 messes de canonisations. En un seul pontificat, c'est beaucoup. Le pape semble avoir renoué avec une pratique médiévale qui consiste à promouvoir des saints pour tous les milieux, riches comme pauvres, religieux comme laïques, mais aussi des saints liés à un contexte historique fort. Par exemple, le 10 octobre 1982, Jean-Paul II canonise ainsi le père Maximilien Kolbe mort à Auschwitz. Le 11 octobre 1998, il canonise la carmélite Edith Stein également morte également à Auschwitz victime des persécutions du nazisme. Autre exemple, il béatifie Mère Teresa en 2002.
Religioscope - Mais avant les procédures formelles de canonisation mises en place à des époques historiques bien déterminées, il semble que très souvent - et d'ailleurs jusqu'à aujourd'hui - nous pouvons observer un mouvement de vénération populaire: il y a des personnages que l'on tend à reconnaître comme saints. La canonisation ne vient-elle pas, dans la plupart des cas, attester, entériner cette vénération populaire? Ou y a-t-il des figures face auxquelles l'institution ecclésiastique se montre réticente, indépendamment d'une vénération populaire durable?
Sylvie Barnay - Avant la mise en place de la procédure juridique de la canonisation après l'an mil, la reconnaissance de la sainteté s'opère de manière différente. En Orient, par exemple, c'est le peuple qui fait le saint et le nomme parfois saint de son vivant. En Occident, l'institution religieuse est réticente à l'égard des saints "vivants". La crainte d'une récupération ou d'une instrumentalisation du saint par un mouvement religieux qui pourrait utiliser de manière politique l'image sainte est très présente avant l'an mil.
Par ailleurs, la canonisation ne vient pas toujours entériner la dévotion populaire. Par exemple, au XIIe siècle, le dossier d'Hildegarde de Bingen est refusé sous le prétexte qu'elle fait trop de miracles! Il y a des différences d'acclamation et de reconnaissance de la sainteté qui divergent entre Orient et Occident et qui perdurent au moins jusqu'au XVIIe siècle.
Religioscope - Si les saints suscitent de la vénération, ils deviennent aussi suspects aux yeux de certains chrétiens: suspects de recouvrir un paganisme déguisé, de camoufler une idolâtrie. Vous avez souligné que les Eglises ont d'ailleurs mis en garde contre certaines de ces déviations. Une distinction va en outre être mise en place entre l'adoration, réservée à Dieu seul, et la vénération pour les saints.
Sylvie Barnay - C'est en effet toute la différence entre le culte de dulie et le culte de latrie. C'est d'ailleurs ce qui provoque le recentrage de Vatican II sur le visage du Christ. Les saints sont là pour renvoyer à la contemplation du visage du Christ. Ce n'est pas le saint que l'on contemple, mais, à travers son visage, le visage du Christ.
Religioscope - Les saints tels que les définissent la théologie et les saints de la vénération populaire sont-ils vraiment toujours les mêmes? "Il vaut mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints", mais, malgré le dicton, le saint apparaît comme un personnage plus accessible, à certains égards, plus proche...
Sylvie Barnay - Par définition, le saint de la vénération populaire, parce qu'il est passé en Occident par la procédure de canonisation, sera le saint de la théologie.
Religioscope - Le saint est un personnage hors cadre, peut-être d'ailleurs pas toujours facile à vivre: il peut susciter une certaine prudence. On peut aussi craindre, face au saint, l'émergence d'un religieux sauvage, non contrôlé, d'un prophétisme par rapport à l'institution. N'y a-t-il pas une certaine tension?
Sylvie Barnay - C'est tout le problème de la relecture qui va être opérée sur la vie du saint. Prenons le cas d'un saint célèbre, saint François d'Assise. Dès le lendemain de sa mort, sa vie a été réécrite et relue. Elle est transformée pour répondre aux besoins de l'essor de l'ordre franciscain. Même chose pour sainte Catherine de Sienne: l'ordre dominicain a besoin d'une sainte emblématique pour faire face à la concurrence franciscaine. Elle est canonisée à une époque où l'Eglise s'interroge sur les femmes: sont elles des saintes ou des sorcières lorsqu'elles sont en contact avec le divin? Jeanne d'Arc va être brûlée en 1431, mais le procès de canonisation qui va placer Catherine de Sienne au sommet de la sainteté et en faire un docteur de l'Eglise va plier Catherine en une certaine vision théologique de la femme au XVe siècle, de manière à ce que sa sainteté réponde bien aux normes de la sainteté en vigueur à cette époque.
Dans d'autres cas plus récents - je pense notamment à sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, qui a écrit elle-même ses confessions, sur le modèle de saint Augustin - les lettres et les témoignages qui sont laissés ne sont pas une manière de raconter sa vie au sens où elle n'intéresse qu'une seule personne. Il y a une transformation de l'écriture: ce qui a été vécu par elle-même est ce qui rend ce vécu possible pour tous. Nous nous trouvons là dans le cadre d'un modèle de sainteté via l'écriture qui est un modèle universel, et pas le simple écho d'une vie bien égotique, comme diraient aujourd'hui les mouvements de développement personnel.
Religioscope - Vous avez mentionné le mouvement de réforme de Vatican II, qui s'est accompagné d'une purification du calendrier en 1983, dont ont été écartés des saints d'historicité douteuse. Devons-nous y voir un effort pour rendre plus crédible la sainteté dans une monde sécularisé? Est-ce le résultat des travaux de recherche historique menés de longue date par les Pères bollandistes, notamment? Quel regard porte l'historienne que vous êtes?
Sylvie Barnay - C'est un gros problème pour l'historien. Il existe en effet une différence entre les saints qu'on pourrait appeler des figures archétypes - devenus archétypes parce que, précisément, elles sont sorties de leur visage historique pour être proposées à l'universalité à travers un modèle littéraire très symbolique - et les saints historiques.
Dans le premier cas, nous avons affaire à des figures littéraires non pas au sens où les figures littéraires seraient fictives, mais au sens où les figures littéraires s'adressent à tous. L'éradication qui a eu lieu dans le calendrier a essayé d'opérer une différenciation entre le personnage historique et la figure légendaire. Le problème est que, aujourd'hui, le mot "légende" n'est plus compris. "Légende" vient du latin legenda est, ce qu'il convient de lire, ce qu'il faut lire. La légende - dès le Ve siècle, au moment où apparaissent les vies de saints - est ce qui est introduit dans le sermon et sert à résumer la vie du saint: ce n'est absolument pas une histoire fictive. Il faut réhabiliter la légende: l'histoire qu'elle raconte, avec tout son potentiel de miracles, raconte ce qu'est la vie du Christ. Il y a là une relecture de l'écriture de la sainteté à venir. Je crois que l'historien doit l'opérer pour rendre crédible le personnage du saint, pour l'actualiser, pour permettre un processus de transmission de ce qu'est la sainteté.
Religioscope - La figure du saint, notamment celle du martyre, qui sacrifie sa vie pour ses convictions, tend à susciter l'admiration par delà les barrières confessionnelles. Nous voyons de plus en plus de saints - par exemple orthodoxes russes - qui se trouvent dans des calendriers catholiques romains et sont vénérés. Le saint va-t-il au delà des frontières des institutions?
Sylvie Barnay - J'allais dire: faisons confiance à la vie et à l'Eglise! Par définition, le saint est une figure universelle, qui s'adresse à tous, comme le Christ s'est adressé à tous. Gageons que dans un mouvement actuel d'œcuménisme, de rapprochement entre les Eglises - catholique, réformée, orthodoxe - il y aura dans l'avenir des modèles de sainteté proposant une réconciliation œcuménique, et comme tels proposés à la vénération des fidèles, appelés à prier pour cette réconciliation.
Religioscope - Pour reprendre la question de départ, sur l'analogie entre des figures religieuses et séculières - "les saints et les stars", pour reprendre le titre d'un livre - , cette analogie vous paraît-elle pertinente ou confond-elle des réalités différentes? Si l'on considère les sentiments qui ont entouré certaines figures, l'analogie vient à l'esprit, mais cette analogie nous dit-elle quelque chose ou nous égare-t-elle?
Sylvie Barnay - Il ne faut pas confondre une étoile avec son faux-semblant. A quelle lumière a-t-on affaire? Une lumière aveuglante - nous sommes devant une idole, une star - ou une lumière qui va guider et éclairer - nous sommes devant le saint.
Sylvie Barnay, Les Saints, des êtres de chair et de ciel, Paris, Gallimard (coll. Découvertes), 2004, 176p.
L’entretien avec Sylvie Barnay s’est déroulé à Metz en février 2007. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. Le texte de l’entretien a été revu par Sylvie Barnay en avril 2007.