Quiconque entre dans une église orthodoxe y verra d'emblée des icônes représentant le Christ et beaucoup de saints. La vénération des saints est très vivante dans le monde orthodoxe. Il partage une partie d'entre eux avec le monde catholique romain (les saintes et saints du premier millénaire, avant la séparation formellement intervenue au XIe siècle dans le monde chrétien); bien d'autres sont venus s'y ajouter depuis, y compris des martyrs - parmi les plus récents, les saints nouveaux martyrs de l'Eglise russe, qui ont perdu la vie durant les persécutions communistes.
Laïc orthodoxe vivant en Suisse, Claude Lopez-Ginisty vient de publier un ouvrage sans équivalent en français: Le Secours des Saints. Dictionnaire des intercessions orthodoxes (Vevey, Ed. Xenia. 2007). En effet, depuis les premiers siècles du christianisme, nombre de fidèles se sont tournés non seulement vers la figure du Christ, mais aussi vers les saints, pour leur demander une aide spirituelle, physique ou même matérielle.
Après une introduction dans laquelle l'auteur raconte comment l'idée de ce livre lui est venue, il y a de longues années, il explique comment il a recueilli les informations présentées dans ce volume. Il explique également qu'il ne faut voir, selon la tradition orthodoxe, aucune opposition, concurrence ou contradiction entre l'intercession des saints pour des maladies physiques et le recours à la médecine. Plusieurs saints, explique-t-il, auraient plutôt, à leur façon, "coopéré" avec les médecins, notamment dans des cas paraissant désespérés.
Suivent 120 pages de liste alphabétique des intercessions. Cela va des abcès aux maladies des yeux, en passant par les femmes maltraitées, la grêle, l'hémorragie, les morsures, les piqûres d'abeille, les tremblements de terre, la tristesse et bien d'autres maux ou périls. Pour certains, plusieurs dizaines de noms de saints sont indiqués, chacun avec la date de sa fête. Pour d'autres, en revanche, un seul saint semble avoir cette "spécialité". Si certains sont des saints "célèbres", d'autres noms, en revanche, n'évoqueront probablement rien pour la plupart des lecteurs - ou les inciteront à partir à leur découverte, en fouillant de vieux recueils de vies de saints dans les bibliothèques!
Enfin, deux appendices complètent ce livre: un Canon d'intercession pour les malades (traduction d'un antique texte de la tradition orthodoxe russe) et les "psaumes thérapeutiques" de saint Arsène de Cappadoce (1840-1924): ce saint associait en effet une vertu thérapeutique particulière à chacun des 150 psaumes.
A l'occasion de la publication de cet ouvrage original, Religioscope saisit l'occasion pour interroger l'auteur à la fois sur la place des saints dans l'Eglise orthodoxe et sur la démarche de ce volume.
Religioscope - Si l'on est relativement familier, en raison de la publicité donnée à certains cas, sur la canonisation telle qu'elle se pratique chez les catholiques romains, les non orthodoxes sont moins familiers avec le processus qui conduit à la reconnaissance de la sainteté dans l'Eglise orthodoxe. Comment un saint est-il reconnu comme tel chez les orthodoxes? Pratique-t-on également un procès de canonisation? Quelles conditions doivent-elles être remplies?
Claude Lopez-Ginisty - Dans l'orthodoxie, il n'y a pas de procès en canonisation comme c'est actuellement le cas en Occident. La vénération vient d'abord du peuple de Dieu, c'est-à- dire des fidèles. L'Eglise ne fait que reconnaître et officialiser une pratique établie. Dans le cas de martyrs pour la foi, la vénération suit immédiatement le martyre.
Quelquefois le saint était déjà connu de son vivant pour être thaumaturge par exemple et son action bienveillante d'intercession va simplement se poursuivre après sa naissance au ciel. Ainsi saint Séraphim de Sarov, dont la sainteté était déjà manifeste de son vivant, avait dit à ses moniales de s'adresser à lui "comme s'il était vivant" lorsqu'il aurait quitté le monde terrestre. Mais il arrive aussi que des saints de Dieu seul connus se manifestent aux vivants. Ainsi dans les années soixante des martyrs anciens inconnus de l'Eglise (Raphael, Irène et Nicolas) se manifestèrent à plusieurs habitants de Lesbos (Grèce). Devant leur manque de réaction, ils se manifestèrent encore à d'autres personnes, jusqu'à ce que l'on cherche leurs reliques et qu'on les trouve. Ils apparurent même à l'iconographe Photios Kontouglou afin qu'il connaisse leurs traits et qu'il peigne leur icône. Et les miracles furent innombrables par l'intercession de ces "nouveaux apparus" ainsi que les appellent les Grecs.
C'est bien sûr par leur aide spirituelle et quelquefois matérielle que les saints sont reconnus localement d'abord par la ferveur populaire reconnaissante puis, leur renommée grandissant et dépassant leur lieu de vénération, l'évêque du lieu peut "officialiser" cette vénération et quelquefois, elle passe d'un diocèse à un pays avant d'être universelle. Lorsque l'Eglise officialise une vénération, une cérémonie a lieu appelée glorification. Le saint voit alors l'office liturgique qui est composé pour lui entrer dans les ménées qui sont les livres liturgiques officiels.
Religioscope - Les orthodoxes distinguent-ils entre "bienheureux" et "saints", y a-t-il ainsi plusieurs étapes dans la reconnaissance de la sainteté?
Claude Lopez-Ginisty - Il n'y a pas de degrés dans la sainteté. Il y a quelquefois une vénération locale qui s'étend et fait que le saint est connu et vénéré par toutes les églises orthodoxes, mais il n'y a aucune gradation. Les appellations et les termes appliqués aux saints en grec ou en russe par exemple, désignent plutôt leur type de sainteté qu'un "grade" dans l'Eglise ou une étape vers la sanctification complète. Ainsi en grec le terme aghios s'emploie pour tous les saints, mais quelquefois, le terme osios le remplace parce que l'on veut insister sur le fait que le saint était moine ou solitaire. Le terme Blajeniy utilisé en russe et que l'on traduit par bienheureux n'a rien à voir avec une étape de sanctification, c'est simplement la qualité de fol-en-Christ du saint qui est signalée.
Religioscope - Et existe-t-il certains types de sainteté spécifiques à la spiritualité orthodoxe?
Claude Lopez-Ginisty - Il semble que la Folie-en-Christ soit une spécificité orthodoxe. Les yourodiviy (en russe) ou saloi (en grec) sont en effet un type de sainteté particulier à l'orthodoxie. Le renoncement au monde de ce type de saint, est radical. Les fols-en-Christ, ont renoncé à tout, et leur renoncement est le plus haut, puisqu'ils feignent la folie et manifestent en tout leur mépris des apparences, des convenances, ne prenant au sérieux que le Royaume. Exilés de la raison commune, leur folie n'est que louange perpétuelle vers Dieu. Ils paraissent simples d'esprit, mais ils voient mieux que les sages du monde et sous le masque douloureux de la folie, ils peuvent dénoncer les tares de la société où ils vivent et quelquefois reprendre les puissants et les ramener à la raison. Une parole de l'apôtre Paul explique leur ascèse: "Que nul ne s'abuse lui-même: si quelqu'un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu'il devienne fou afin de devenir sage." (I Co 3.18). Mais cette folie-en-Christ est une lourde croix et ne s'y engageaient que les plus forts.
Au XXe siècle, un de ces fols-en-Christ a vécu parmi nous en Europe et à Paris en particulier: l'archevêque Jean Maximovitch. Il avait souvent l'air hirsute. Il scandalisait ses prêtres parce qu'il arrivait à l'Eglise pieds nus, ayant donné ses chaussures à quelqu'un qui en avait besoin. Les enfants l'aimaient beaucoup. Les catholiques le donnaient en exemple: ils l'avaient surnommé Saint Jean Pieds Nus! Il ne dormait que quelques heures sur un fauteuil. Il priait pour des milliers de personnes chaque jour. Lorsqu'il mourut, un de ses fils spirituels déclara qu'il ne trouverait personne pour le remplacer car qui lui téléphonerait dans la nuit pour lui dire de cesser de prier car Dieu avait entendu ses prières! Son corps non corrompu repose en la cathédrale russe de San Francisco. Il a accompli des miracles sur tous les continents.
L'autre type de sainteté qui paraît aussi spécifique à l'Eglise orthodoxe est ce que l'on appelle le saint qui a souffert la passion (Strastoterpiets en russe, que Pierre Pascal traduisait par Souffre-Passion). Les saints russes Boris et Gleb qui se laissèrent tuer sans se défendre plutôt que de prendre les armes contre leur frère Sviatopolk, en sont un exemple parfait. Ils sont à l'image de l'Agneau mené à la boucherie. Ils sont une figure christique.
Religioscope - La vénération de personnes considérées comme saintes, exceptionnelles, est présente dans de nombreuses traditions, pas seulement dans le christianisme. Cependant, certains croyants portent sur cette vénération un regard méfiant et l'assimilent à de la superstition, probablement plus encore quand celui qui prie un saint en attend un avantage en retour. Comment la tradition chrétienne orthodoxe justifie-t-elle cette pratique?
Claude Lopez-Ginisty - Autrefois la langue française ne parlait pas de mort, mais de natalice, c'est-à-dire de naissance au ciel, lorsque quelqu'un quittait le monde terrestre. Beaucoup ont perdu cette perspective dans le "no God's land" de notre époque. La mort est l'huis de la vie éternelle, non pas une fin, mais un commencement. Les "morts" ne dorment pas comme l'affirment certaines traditions humaines, ils sont vivants autrement (sinon comment le Christ pourrait-il rencontrer Elie et Moïse au Mont Thabor? Et pourquoi les premiers chrétiens se seraient-ils fait baptiser pour leurs morts?). Les liens d'amour, d'amitié, d'aide qui se sont tissés sur terre traversent l'épreuve de la mort et se maintiennent. La prière n'est pas dans le temps, elle est dans l'éternité. Quand on prie, on n'est plus seulement dans ce monde limité du corps et des apparences tangibles. A plus forte raison, ceux qui menaient une vie pieuse sur cette terre la poursuivent-ils dans le ciel. Les saints qui sur la terre vivaient déjà en esprit dans le Royaume, sont d'autant plus enclins et désireux de poursuivre leur tâche après leur naissance au ciel.
Cette intercession des saints est attestée dès le début du deuxième siècle. Après le martyre de saint Ignace le Théophore, les témoins de son martyre rentrèrent chez eux. Et plusieurs le virent dans leur sommeil. Il les bénit et ils l'entendirent prier pour eux. L'intercession des saints est un fait. Dans les années 1990, aux USA, un jeune homme drogué était en train de mourir d'une overdose. Il avait sur sa table de nuit une Bible. Il s'en empara et appela Dieu avec un grand cri de désespoir. Un homme lui apparu vêtu de noir, avec une longue barbe. Cet homme lui parla longtemps, le rassura, le calma. Il sut son nom: Ephrem. Il échappa à la mort et se mit à chercher qui pouvait être ce mystérieux visiteur qui l'avait tiré de ses ténèbres. Après de nombreuses recherches. Il s'avéra que saint Ephrem le Nouvel Apparu était ce moine qui l'avait réconforté. Il se convertit et devint orthodoxe. Saint Ephrem est un moine martyr (en 1425) qui fut révélé en 1950 en apparaissant à une moniale pour lui révéler qui il était, où il avait été martyrisé. Son corps repose à Néa Macri dans l'Attique.
Il y a beaucoup d'autres exemples de ce type qui montrent que les saints sont vivants et qu'ils se soucient de notre vie, qu'ils ont compassion de nous. Il est peut-être utile d'ajouter que l'on n'adore pas les saints et qu'on ne les prie pas, on demande leur prière, leur intercession, ce qui est différent. L'Eglise ne connaissant pas la barrière du temps ou du lieu, puisqu'elle est dans l'éternité, on peut continuer à demander l'aide spirituelle de quelqu'un qui est dans cette éternité de l'Eglise, comme souvent on demande une aide matérielle ou spirituelle à nos proches sur la terre. Les saints sont plus proches encore de Dieu, ils sont les amis du Christ, nos amis aussi, d'une amitié incommensurablement féconde parce qu'elle est en Dieu. Et nous n'en faisons pas des dieux: saint Syméon le Nouveau Théologien dit que nous plaçons des lampades qui éclairent les icônes des saints pour montrer que sans la Lumière qui est le Christ, les saints ne sont rien. C'est seulement la lumière du Christ qui, les éclairant les fait devenir vivants et lumineux!
"Nous vivons ensemble avec eux [les saints] dans la maison du Père Céleste, mais dans des lieux différents. Nous vivons sur la terre, eux dans la partie céleste, mais nous conversons avec eux et eux avec nous", dit saint Jean de Cronstadt.
Religioscope - Quelles sont les raisons qui conduisent à associer à l'intercession d'un saint particulier un soulagement par rapport à un type de problème spécifique? Nous pouvons supposer que cela est généralement lié à des circonstances ou expériences de la vie du personnage...
Claude Lopez-Ginisty - Il est difficile de répondre d'une manière tranchée. Quelquefois c'est effectivement quelque chose dans la vie ou le type de martyre subi par le saint qui déterminent son intercession, mais tous les céphalophores (ceux qui eurent la tête tranchée) ne sont pas invoqués pour les maux de tête. Quelquefois c'est la parétymologie ( qui voudrait établir un lien entre le nom du saint et l'intercession qui le concerne), mais elle n'est pas non plus déterminante... Ainsi saint Blaise de Sébaste est invoqué traditionnellement dans le monde pour les maux de gorge, en Allemagne, parce que son nom est proche du mot qui signifie vessie, il est invoqué pour les maladies qui affectent cet organe. Dans la tradition populaire slave, le prophète Nahum est invoqué pour ouvrir l'esprit... parce que na oum signifie pour l'esprit dans ces langues.
Il est fort probable que pour la plupart des intercessions, quelqu'un a d'abord fait appel à un saint pour un "problème" particulier, et qu'ayant été exaucé, il en ait répandu la nouvelle et qu'ainsi de proche en proche, le saint ait été "spécialisé"!!! Mais la miséricorde de Dieu est grande et le lien que l'on peut avoir avec les saints n'est pas un lien artificiel ou intellectuel, il est une relation vraie. Les amitiés des saints sont fortes et fidèles et leur fréquentation nous apprend que l'on peut leur demander d'intercéder pour tous nos maux... Les saints savaient sur terre, que le Christ était présent dans chacun de leurs frères, ils les aimaient de l'Amour que le Christ leur avait à eux-mêmes manifesté. Auprès du Christ, ils témoignent encore de leur amour pour Lui en poursuivant leur œuvre sur terre."Tous les pères qui se sont endormis avant nous nous soutiennent par leur prière.Ils ont le souci du salut des hommes et aident par leur intercession auprès de Dieu", dit Origène.
Ils intercèdent pour ce que la tradition leur a attribué comme charisme particulier, mais ils répondent à toutes nos demandes, quelles qu'elles soient: ils sont devant le trône de Dieu et par eux, c'est Dieu qui nous répond certainement et toujours.
Par la force des choses, on pense surtout aux diverses maladies lorsque l'on parle de l'intercession des saints, mais tous les chrétiens orthodoxes ont des amitiés spirituelles particulières en dehors de tout contexte de maladie ou de requêtes spécifiques. Il est des saints que nous vénérons naturellement pour leur présence spirituelle et leur aide dans la seule prière, des saints dont l'intercession est douce et précieuse parce que nous prions quelquefois, non pour demander quelque chose, mais pour être avec eux et l'espace d'un instant éternel, goûter à une pure communion spirituelle. Ces rencontres orantes sont les carrefours de l'éternité, les arrhes de la vie future à laquelle nous aspirons de toute notre âme.
Religioscope - Vous donnez aussi une courte liste de saints qui intercèdent pour toutes les maladies.
Claude Lopez-Ginisty - C'est la liste des anargyres, ces saints étaient des médecins qui soignaient sans demander de rétribution pour leurs soins. La liste donnée était celle d'une icône populaire grecque. Les plus connus sont saint Pantéléimon (Pantaléon en Occident) et saints Côme et Damien. Dans cette liste est aussi inclus Euprèpe (quelquefois appelé Eutrope - c'est ainsi que le Père Justin parle de lui dans sa Vie des Saints) qui n'était pas en fait anargyre, mais qui a souffert le martyre avec les anargyres. Les anargyres avaient et ont encore en Orient la place qu'avaient autrefois les saints auxiliateurs en Occident. Certains d'ailleurs sont dans les deux catégories!
Religioscope - Certains cas rencontrés vous ont-ils intrigué ou laissé perplexe?
Claude Lopez-Ginisty - Lorsque j'ai composé la première version (anglaise) de mon livre, en plus des synaxaires, des collections nombreuses de vie de saints de toutes les époques et de tous les pays auxquelles j'ai eu accès, en plus de l'aide de l'higoumène Dorotheos d'Andros pour la Grèce et d'amis russes qui m'ont aidé dans mes recherches pour les saints slaves, j'ai lu certains ouvrages récents parus en France qui m'ont véritablement épouvanté. Je ne les citerai pas. Fabriqués à la hâte, et voulant certainement couvrir toutes les demandes possibles de "clients potentiels" ces opuscules mêlaient à d'authentiques intercessions, de redoutables âneries très souvent à la limite du mauvais goût et du blasphème. On ne doit pas jouer avec les choses saintes.
Dans les recherches faites, rien ne m'a semblé véritablement bizarre. J'ai eu la chance lorsque je suis devenu orthodoxe il y a près de trente-cinq ans d'être reçu dans l'Eglise, au Monastère Saint Nicolas de la Dalmerie dans le sud de la France. N'ayant jamais eu d'instruction religieuse, j'avais un regard neuf sur la foi et les saints. Dans la chapelle de la réception, il y avait une fresque représentant le saint archevêque Jean Maximovitch dont le corps incorrompu est à San Francisco. C'est le premier saint que j'ai véritablement rencontré et "étudié". J'ai connu des gens qui l'avaient connu. L'higoumène qui m'a reçu dans l'orthodoxie avait été ordonné par lui. Plus tard j'ai rencontré beaucoup d'autres gens qui l'avaient connu. Lorsque j'ai lu sa vie et les miracles étonnants qu'il a accomplis, cela m'a formé, en quelque sorte, pour lire les autres vies des saints. Si saint Jean avait accompli tant de choses incroyables et merveilleuses, si les vies que je lisais étaient transmises par l'Eglise, je pouvais avoir confiance... Ayant assisté à des manifestations tangibles des saints lors de certains séjours en Grèce, j'ai un regard d'abord bienveillant sur toute manifestation spirituelle et malgré tout, je garde mon discernement et les " fabrications", les faux miracles, les abus, les exagérations deviennent obvies. C'est difficile à expliquer cependant...
Pour en venir à ce qui m'a intrigué, c'est justement ce miracle de l'intercession des saints... Un saint dont l'intercession m'est particulièrement évidente est saint Ménas. Ce fut au monastère saint Jean Baptiste de Maldon en Angleterre que j'entendis parler de lui. J'avais perdu quelque chose et je cherchais désespérément... Un moine me dit de demander l'intercession de saint Ménas, et il ajouta que c'était Père Sophrony qui lui avait appris à le faire... J'ai pu à chaque fois que j'ai fait appel à ce saint être exaucé d'une manière incroyable (et pourtant!) et incompréhensible. Lorsque je fais appel à lui, je vénère son icône, je lui demande de m'aider et j'oublie tout, je me mets à faire autre chose. Il m'arrive alors de soudain cesser ce que j'ai entrepris, de me diriger vers un endroit et comme guidé invisiblement de retrouver ce que je cherchais quelquefois dans les endroits les plus invraissemblables, ou bien là où j'avais cherché soigneusement à plusieurs reprises. Sa présence est tangible.
Religioscope - La plupart des saints intercesseurs sont-ils des saints anciens, ou de nouveaux types d'intercessions sont-ils associés à des saints récents?
Claude Lopez-Ginisty - Il est évident que les saints anciens sont les plus nombreux, mais il y a beaucoup de saints modernes qui sont invoqués pour de nouvelles maladies. Saint Nectaire d'Egine, qui est un saint du vingtième siècle, est beaucoup invoqué par les gens souffrant du cancer qui est la maladie de notre époque, comme ce qu'on appelait les fièvres ( et qui pouvaient recouvrir beaucoup d'autres maladies non identifiées par la science de l'époque, mais qui avaient pour point commun la fièvre) au Moyen Age. Dans mes listes, son intercession est mentionnée avec les maladies incurables.
Un nouveau martyr russe, saint Michel de Kiev est invoqué pour les maladies des yeux. Il y aura certainement d'autres intercessions qui se révèleront dans le futur pour des saints que Dieu seul connaît pour le moment.
Religioscope - La lecture de votre livre incite plus largement à s'interroger sur la relation entre christianisme et santé, foi et guérison. Des saints aux technologies de pointe de la médecine... cela ressemble un peu pour l'homme moderne à un grand écart! Aux yeux de l'Eglise orthodoxe et des saints, tout type de pratique thérapeutique est-il légitime, ou y a-t-il des incompatibilités, des limites?...
Claude Lopez-Ginisty - Les saints ont inventé l'hôpital ainsi que je l'explique dans la préface de mon livre. Saint Nectaire d'Egine déjà cité, était un thaumaturge puissant, pourtant il envoyait ses moniales chez le médecin et il n'appliquait les remèdes spirituels que lorsque la médecine était impuissante. Il n'est pas absurde de faire fonctionner en synergie la médecine des hommes et celle de Dieu. Un ami moine en Grèce m'a raconté que son aïeule était à l'hôpital et qu'elle devait subir une opération des yeux. La veille de l'opération, le médecin venue la voir discutait avec un collègue et disait qu'il ne savait trop comment procéder car l'opération était délicate. Pendant la nuit apparurent en rêve saints Côme et Damien qui déposèrent la boîte d'onguents avec lesquels on les représente sur les icônes et ils montrèrent clairement comment il fallait procéder. Au matin cette femme parla de cette vision au chirurgien. C'était un homme pieux: il écouta attentivement et suivit les conseils de ses confrères anargyres. Et l'opération fut réussie.
Pour ce qui est des limites que l'Eglise assignerait à la médecine, je ne suis pas un spécialiste des questions d'éthique qui touchent à ce domaine. L'homme moderne recherche l'immortalité, non la Vie éternelle parce qu'il ne croit plus vraiment à la résurrection. N'y croyant plus, il doit trouver un substitut tangible à ce en quoi il ne croit plus. Il se tourne donc vers la science ou la médecine et attend d'elle une solution à n'importe quel prix, l'immortalité ou à défaut une mort rapide et sans douleur.
La recherche n'est pas interdite, mais toute recherche est-elle souhaitable? L'évêque Luc, chirurgien récemment glorifié par le Patriarcat de Moscou, et qui vécut au siècle passé, fut un des premiers chirurgiens au monde à pratiquer des xénogreffes. Il doit cependant y avoir des limites pour ceux des chrétiens qui croient que "dès le sein maternel, [Dieu] nous as gardés" comme le dit le psalmiste; et Dieu décide de notre retour vers Lui. Le Père Stanley Harakas dans son livre sur l'Ethique Chrétienne Orthodoxe (Orthodox Christian Ethics, Light and Life Publ. Co., USA, 1993) pose des questions qui me paraissent essentielles: "Quelle sorte de médecine aurait la préférence d'un peuple qui refuse la mortalité? Peut-être une médecine qui tue. Un médecin qui aide à la mort de ses patients, pour la médecine n'est-il pas, comme un confesseur qui trahirait le secret de la confession pour l'Eglise?" (op. cit. p. 129).
Je sais cependant que dans le cas de greffes, les saints peuvent être utiles... Quelqu'un de mes connaissances proches devait subir une greffe banale qui se pratique depuis des décennies. Cette greffe lui posait un problème de conscience douloureux. Ayant mentionné ses scrupules à un higoumène, ce dernier lui fit lire un miracle des saints Côme et Damien de Rome. Dans ce texte, les saints apparaissaient pour recommander que l'on greffe un membre d'un défunt sur un homme qui avait grand besoin de cette greffe. Cela permit d'aborder avec plus de sérénité l'opération et un lien spirituel se tissa entre le donneur inconnu et celui qui reçut son don puisque ce dernier prie pour lui depuis cette opération.
Claude Lopez-Ginisty, Le Secours des Saints. Dictionnaire des intercessions orthodoxes, Vevey, Editions Xenia. 2007, 170p.