A la veille de la signature - au mois de mai - de l'acte de "réunion canonique" avec l'Eglise russe hors-frontières, qui mettra fin à une séparation remontant aux années 1920, l'Eglise russe est secouée par des turbulences pour le moins étranges. L'affaire de Tchoukotka ne risque en aucun cas de remettre en cause la signature de l'acte de réunion canonique: les dignitaires de l'Eglise hors-frontières ont été beaucoup trop loin pour faire marche arrière. De plus, à l'heure actuelle, un schisme paraît hautement improbable: l'Eglise cultive des relations étroites avec le pouvoir temporel, le gouvernement de Vladimir Poutine ne donnerait pas une église à des schismatiques et, dans un pays ou règne un capitalisme sauvage, les perspectives d'une dissidence seraient modestes. Reste la volonté de témoigner qu'une opposition existe au sein de l'Eglise - et l'éternelle question: à qui profite le crime?
Pendant la première semaine du Grand Carême, consacrée au repentir, les prêtres et fidèles ont pu lire sur Internet un texte pour le moins explosif, "Il est grand temps d'arrêter les transgressions". Le texte était présenté comme une lettre ouverte signée par l'évêque Diomède de Tchoukotka. Né en 1961, il a été séminariste à Moscou de 1986 à 1988, puis a étudié à l'Académie ecclésiastique de la capitale russe de 1989 à 1993. Ordonné prêtre en 1991, il a été consacré évêque d'Anadyr et Tchoukotka en l'an 2000.
C'est la première fois depuis la fin de de l'époque soviétique qu'un évêque ose interpeller publiquement la hiérarchie sur certains problèmes concernant en particulier le fonctionnement de l'Eglise. Dans une adresse en neuf points, émaillée de citation des Evangiles et des Epîtres, le prélat reprend à son compte la plupart des griefs couramment adressés au Patriarcat de Moscou. Il s'agit d'un véritable manifeste, qui se termine par un appel à la croisade contre les forces qui veulent détruire l'Eglise de l'intérieur.
L'évêque critique l'engagement du Patriarcat dans le mouvement œcuménique et dans le dialogue entre les différentes églises chrétiennes. Selon lui, "l'attitude qui consiste à rapprocher les différentes religions est hérétique". Et d'ajouter que "les services religieux et mêmes les prières en commun ne sont pas admissibles pour un orthodoxe soucieux de la pureté de sa religion".
En outre, Mgr Diomède critique la soumission de l'Eglise au pouvoir temporel: "le développement d'une esprit de conciliation spirituelle soumettant le pouvoir religieux au pouvoir civil [...] au détriment de la liberté donnée par Dieu". Il a des mots très durs pour cette nouvelle forme de sergianisme (relations privilégiées entre l'Eglise et l'Etat, avec soumission aux intérêts de ce dernier, allusion à l'attitude du métropolite, puis patriarche Serge face au communisme à partir des années 1920) et son corollaire: "la passivité devant la politique antinationale du Kremlin, qui conduit à la destruction du pays, à la crise démographique et autres développements négatifs".
Enfin, il reproche aux autorités religieuses de se livrer à une discrimination parmi les ministres du culte, selon leur attitude vis-à-vis de la mondialisation, leurs préférences politiques, voire de vouloir influencer sur leurs votes. Et de rappeler "la généralisation des sanctions disciplinaires contre des prêtres et des moines, qui sont placés sous interdit, relevés de leurs fonctions et mutés".
Dans ce contexte, Mgr Diomède consacre un long paragraphe au sommet des dirigeants religieux, qui a eu lieu l'an dernier a Moscou à la veille du G8. Selon lui, la référence à un "Dieu commun" qu'on peut lire dans la déclaration finale approuvée par l'ensemble des participants, "Nous garderons le monde que nous a donné le Tout Puissant", n'est pas en accord avec la doctrine orthodoxe. Il affirme que les chrétiens ne peuvent avoir le même Dieu que les juifs et les musulmans.
Enfin, il remarque que le Patriarcat semble avoir renoncé à la convocation d'un concile général de l'Eglise russe, transférant tout les pouvoirs de ce dernier à une assemblée plénière, ce qui - selon lui - démontre "que les principes de la conciliarité sont foulés aux pieds" et que la verticale du pouvoir du Patriarcat n'a rien a envier à celle du Kremlin.
A peine le document publié, il a provoqué de nombreuses réactions, tant parmi les forces loyales au Patriarcat que parmi les conservateurs et les libéraux.
"Quand j'ai lu ce document, j'ai eu un véritable choc, je n'en croyais pas mes yeux. En comparaison, toutes les publications des medias sur les machinations financières, les rapports de l'Eglise avec les structures de pouvoir, les mœurs de certains hiérarques qui ne sont pas vraiment en conformité avec le voeu de chasteté, sont des broutilles", écrit Mikhaïl Posdniaev, correspondant du journal Novye Izvestia pour les questions religieuses. Il ajoute: "Cette fois-ci, ce ne sont pas des accusations lancées par des gazetiers, mais un réquisitoire écrit par un des leurs qui somme le Patriarcat de 'renoncer a la voie erronée dans laquelle il s'est engagé et de faire un sérieux acte de contrition'."
"Bien que je ne sois pas d'accord avec les positions de Mgr Diomède, j'approuve son initiative et espère qu'elle va faire bouger les choses", souligne le P. Gleb Yakounine, l'un des chefs de file de l'aile orthodoxe ultra-libérale. Quant à Mikhaïl Nazarov, publiciste ultraconservateur, il souligne que "Mgr Diomède a eu le courage de dire tout haut ce que de nombreux membres du clergé et laïques pensent tout bas". Il ajoute: "Beaucoup de personnes ont déjà signé cette lettre et je suis persuade que beaucoup d'autres nous rejoindront."
En fait, la belle unité affichée par l'Eglise orthodoxe russe recouvre des luttes sourdes. Tout d'abord, celle entre les deux principaux prétendants au trône patriarcal. Alexis II a 78 ans, il a eu des problèmes de santé et, tôt ou tard, la question de la succession va se poser.
D'un coté, le métropolite Kirill, figure charismatique, chef de la diplomatie patriarcale, connu à l'étranger, poutinien de choc, a incontestablement les faveurs du Kremlin. Toutefois, son surnom de "métropolite du tabac et de spiritueux", à cause de trafics que ses critiques l'accusent d'avoir organisés, risque de l'handicaper.
De l'autre, le métropolite Clément, plus conservateur, partisan du renforcement du rôle de l'Eglise dans les domaines de l'éducation et de la morale. On parle également de l'éventualité d'un patriarche de transition qui pourrait être le métropolite de Smolensk.
Par ailleurs, ceux qui ne sont pas d'accord avec la politique actuelle de l'Eglise sont isolés et dans l'impossibilité de se faire entendre leur voix. La grande effervescence religieuse qui avait suivi la chute de l'Union soviétique appartient au passé: les fractions libérales et conservatrices de l'Eglise survivent dans une forme de ghetto. Les libéraux, qui ont quelques paroisses, acceptent leur sort avec philosophie et consacrent leur énergie à de petits groupes de fidèles qui suivent leur enseignement. Par contre, les conservateurs, partisans d'une attitude sans compromission, ne peuvent se faire à l'effritement de leur idéal et à l'abandon du principe de collégialité, d'autant plus que la bureaucratie ecclésiastique les taquine de temps en temps en faisant référence à une Eglise toute puissante .
Les réactions des autorités religieuses à la lettre ouverte de l'évêque de Tchoukotka ont été somme toutes modérées, si modérées même qu'on est en droit de se poser des questions.
Des clercs, comme le diacre Kouraiev, sont montés au créneau à titre individuel pour défendre les positions du Patriarcat. Kiril Frolov, président de l'association des journalistes orthodoxes, a évoqué des forces mystérieuses qui rêvent d'une "révolution orange" au sein de l'Eglise. De son côté, le P. Vladimir Viguiliansky a constaté "un grave manquement à la discipline ecclésiastique".
Quant au Patriarche, relayé par Mgr Kirill, il a déclaré qu'on avait fait beaucoup de bruit pour rien, expliquant qu'il ne s'agissait pas d'une lettre, mais de la préface d'un livre, préparée par Mgr Diomède, que certains auraient ainsi utilisée pour tenter de faire échouer la réunification avec l'Eglise hors-frontières (réunification qualifiée par Mgr Kirill de "projet géopolitique, dans un certain sens"), et n'être pas sûr que la préface et le texte mis en ligne soient identiques; il a déclaré que le Patriarcat s'attendait à d'autres "provocations" du même genre. Mais Mgr Kirill a exprimé en même temps son appréciation pour le "travail missionnaire" et le "zèle monastique" de Mgr Diomède.
Ces commentaires ont étonné les observateurs religieux. Tout le monde sait que les évêques qui ont tenté d'ouvrir la bouche ont été soit mutés soit ramenés à la vie civile. De là à penser que l'évêque de Tchoukotka était en service commandé, il n'y a qu'un pas. Certains se demandent si l'évêque a certes émis des idées qui lui sont chères, mais après avoir reçu peut-être la bénédiction du Patriarche, qui a besoin d'une personnalité forte, comme l'était Mgr Jean, le défunt métropolite de Saint Petersbourg, pour cristalliser sur sa personne des forces qui pourraient sinon, à un moment ou à un autre, être tentées par la dissidence.
Nathalie Ouvaroff