Il serait faux de prétendre que les religions ont toujours été ignorées dans les relations internationales à l'époque contemporain: ainsi, en France, le Ministre des Affaires Etrangères dispose d'un conseiller pour les affaires religieuses depuis 1921 (l'année de la reprise des relations avec le Saint-Siège). Pourtant, il y a trente ans encore, beaucoup de politologues auraient exprimé une perplexité face à la suggestion d'intégrer la religion dans leur réflexion: nombre d'entre eux étaient plus ou moins convaincus que la religion allait se trouver cantonnée à la sphère privée et que d'autres dimensions idéologiques seraient beaucoup plus pertinentes pour les affaires internationales. Différents développements survenus depuis la fin des années 1970 ont conduit à une réévaluation de ces perceptions.
Nul doute que les réflexions de Samuel Huntington ont aussi contribué à cette prise en compte des facteurs religieux. La religion est un marqueur identitaire fort, argumente Huntington: "Quelqu'un peut être à demi français et à demi arabe, et même être citoyen de deux pays. Il est plus difficile d'être à la fois catholique et musulman." Le «renouveau religieux global» est notamment attribué par Huntington (et d'autres observateurs) à la capacité des religions de fournir une identité dans un contexte mondial de modernisation. De façon plus générale, "l'histoire, depuis des millénaires, prouve que la religion n'est pas une simple 'petite différence', mais la différence entre les peuples la plus profonde qui soit. La fréquence, l'intensité et la violence des guerres civilisationnelles sont nettement aggravées par les différences de foi religieuse." (S. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997, p. 281) Les événements du 11 septembre 2001 sont venus renforcer cette perception.
La religion est "revenue d'exil" dans les relations internationales, pour reprendre le titre d'un livre sur le sujet. Et ce retour d'exil ne doit pas simplement être vu à travers le prisme du "choc des civilisations", ou du "fondamentalisme". Ce n'est pas non plus un retour au passé. La religion se restructure dans le contexte de "modernités multiples" et les facteurs religieux agissent dans un contexte multinational, global, sans précédent, note Scott M. Thomas (in Fabio Petito et Pavlos Hatzopoulos, Religion in International Relations: The Return from Exile, New York, Palgrave MacMillan, 2003, p. 23).
Il ne s'agit pas simplement de la prise en compte les acteurs religieux dans les conflits, mais aussi du potentiel d'acteurs religieux pour intervenir dans la solution de tensions internationales: un exemple connu a été celui de la médiation de la communauté (catholique) de Sant'Egidio dans le conflit du Mozambique. Dans un ouvrage publié en 1994, des auteurs américains avaient évoqué la religion comme "dimension manquante" dans l'activité diplomatique (Douglas Johnston et Cynthia Sampson, Religion, the Missing Dimension of Statecraft, New York/Oxford, Oxford University Press, 1994). La religion n'est ainsi pas simplement vue comme une source potentielle de tensions, mais aussi comme partie des solutions. On en arrive à la conclusion qu'ignorer la religion est tout simplement faire de la mauvaise politique.
En même temps, les acteurs religieux sont loin de pouvoir imposer leur volonté (rien ne dit que des fidèles se détermineront uniquement ou avant tout en fonction de leurs croyances religieuses), et leurs motivations sont rarement de nature uniquement théologiques: c'est la religion en interaction avec d'autres éléments qu'il faut considérer.
Le récent livre de l'ancienne secrétaire d'Etat américaine Madeleine Albright, The Mighty And the Almighty: Reflections on America, God, And World Affairs (New York, HarperCollins, 2006), a précisément pour thèse l'importance des facteurs religieux et la nécessité pour les diplomates de comprendre la puissance et la place de la religion. Lors de la récente conférence annuelle de l'American Academy of Religion à Washington (18-21 novembre 2006), elle a partagé ses observations et a répondu à certaines questions des universitaires rassemblés pour l'écouter.
Pourquoi avoir écrit ce livre? Parce que, durant ses années dans les fonctions de secrétaire d'Etat, la religion lui parut avoir de plus en plus d'importance. Madeleine Albright n'hésite pas à déclarer (de façon peut-être un peu optimiste) que, s'il n'y avait pas la dimension religieuse, le problème de Jérusalem aurait été résolu depuis longtemps.
En même temps, si toutes les religions ont fait parfois l'objet d'usages abusifs et si les livres sacrés de différentes traditions religieuses contiennent des références parfois sanglantes et, on y trouve aussi des références à la paix, à la justice, au respect envers les êtres humains, ajoute Madeleine Albright. Son livre fournit plusieurs exemples, rencontrés durant sa carrière, de ces extrêmes, allant du meurtre "justifié" par des convictions religieuses aux exemples les plus admirables de dévouement et de pardon au nom de la foi religieuse également.
De façon très pragmatique, l'ancienne ministre des affaires étrangères redevenue professeur (à la célèbre Université de Georgetown) déclare que la question qui l'intéresse "dans la perspective de résoudre des problèmes". Madeleine Albright explique appartenir à une génération de politologues qui pensaient qu'il était plus facile de résoudre des problèmes en laissant la religion à la porte: mais elle a aujourd'hui changé d'avis. Même si elle admet continuer à rencontrer un certain scepticisme de la part des professionnels des relations internationales. Et même si elle concède qu'il y a des situations dans lesquelles la réconciliation n'est pas possible. Mais la conclusion de son livre affirme qu'elle ne croit pas au caractère inéluctable d'un "choc des civilisations".
C'est aussi une question de formation et de connaissances: beaucoup de diplomates, remarque-t-elle, en savent long sur l'histoire et la langue des pays dans lesquels ils sont envoyés, mais pas toujours autant sur leur religion. Cependant, en ce qui concerne les Etats-Unis, Madeleine Albright pense que l'initiative de l'International Religious Freedom Act (IRFA), adopté par le Congrès en 1998 (et qui charge notamment le Département d'Etat d'établir chaque année un rapport évaluant la liberté religieuse et les atteintes à celle-ci dans chaque pays du monde), a contribué à former un cadre de diplomates devenant plus familiers avec les facteurs religieux. Aux yeux d'Albright, le secrétaire d'Etat devrait d'ailleurs avoir des conseillers pour les affaires religieuses. L'idée de l'ancienne secrétaire d'Etat est que, de la même façon qu'un chef de la diplomatie dispose d'experts sur les questions économiques, il devrait aussi avoir accès à des experts sur les dimensions religieuses.
Un autre aspect que souligne Madeleine Albright est le recours à des dirigeants religieux comme "personnes ressources": pas pour les asseoir à la table des négociations (elle se montre trop attachée à la séparation de la religion et de l'Etat), mais pour offrir leurs conseils et avis dans la résolution de conflits. Elle ajoute que ces dirigeants religieux auront cependant probablement aussi besoin d'être formés pour offrir une aide utile: il s'agirait pour eux de comprendre - par exemple - les techniques de négociation.
Probablement des universitaires pourraient-ils aussi apporter leur contribution sur une base régulière et institutionnelle, par exemple dans le cadre du Foreign Service Institute, suggère en outre Madeleine Albright.
En tout cas, ce sont des questions que l'on ne peut traiter en considérant la dimension religieuse de façon isolée: cela s'inscrit dans la question plus vaste de l'espace changeant des relations internationales, avec des idées comme le droit d'intervention au nom de principes humanitaires. "Nous nous trouvons entre le concept de souveraineté de l'Etat et le devoir d'intervention."
Dans le contexte actuel et les débats aux Etats-Unis, il était difficile de ne pas aborder l'actualité brûlante du Moyen-Orient, sur laquelle Madeleine Albright exprime des opinions qui ne vont évidemment pas exactement dans le même sens que l'actuel gouvernement américain: elle craint que l'Irak ne reste dans l'histoire "le plus grand désastre de la politique étrangère américaine", en raison de ses conséquences non recherchées. Elle plaide pour un dialogue tant avec l'Iran qu'avec la Syrie et rappelle qu'elle le dit depuis plusieurs années: "on fait la paix avec ses ennemis, pas avec ses amis". Et d'ajouter que la plupart des diplomates américains partagent aussi cette opinion.
Là aussi, remarque-t-elle, la religion aura, selon elle, un rôle à jouer: "Tant en Iran qu'en Irak, nos diplomates doivent faire participer les chefs religieux." Elle se souvient manifestement ici de l'erreur – évoquée dans son livre – de n'avoir eu aucun contact avec Khomeiny et ses proches au moment de la Révolution islamique d'Iran. "Nous fûmes pris au dépourvu par la révolution d'Iran pour la simple raison que nous n'avions jamais rien vu de ce genre. En tant que force politique, l'islam passait pour décliner, pas pour croître."
Elle se montre aujourd'hui critique face à ceux qui prônent l'exclusion systématique du jeu politique pour les formations politiques islamistes, rappelant au passage que nombre de partis aujourd'hui considérés comme légitimes se trouvaient à un moment de leur histoire en dehors du cadre légal, voire même associés à des activités violentes. Albright voit dans l'inclusion des partis islamistes la meilleure chance de déboucher sur une acceptation des principes démocratiques par ces groupes.
Elle ne néglige pas - même si ce n'est pas directement ici notre sujet - des questions comme celle de la pratique de la torture dans la "guerre contre le terrorisme": "Nous ne devrions pas la pratiquer, et certainement pas la justifier." Selon elle - et l'on retrouve ici des échos de discussions non dénuées d'implications religieuses sur la mission des Etats-Unis - l'Amérique est "un lieu particulier" (a special place), avec une responsabilité envers le reste du monde: "Abou Ghraib et Guantanamo nous ont dépouillés de notre autorité morale."
Cependant, elle refuse de transformer cette position des Etats-Unis en un mandat divin, quand elle affirme que l'Amérique n'a pas pour mission de répandre le christianisme et pas de vocation divine pour diffuser la démocratie. Elle admet cependant dans son livre que l'image que l'Amérique a d'elle-même a toujours été influencée, faiblement ou fortement selon les périodes, qu'elle est l'instrument du Ciel.
Madeleine Albright n'ignore pas les critiques adressées aux Etats-Unis en matière religieuse, y compris leurs interventions dans le monde au service de la liberté religieuse: celles-ci ne servent-elles pas avant tout les intérêts du prosélytisme de groupes chrétiens, en particulier évangéliques? plus largement, ne sont-elles pas au service de la politique étrangère américaine, permettant notamment d'ajouter un argument de plus à la critique de régimes peu sympathiques à la politique de Washington? Madeleine Albright ne nie pas que des initiatives telles que l'IRFA soulèvent certaines questions et puissent avoir été vues par certains milieux comme un milieu de protéger surtout des chrétiens. Cependant, la Commission sur la liberté religieuse internationale (un organisme consultatif, qui est également l'un des résultats de l'IRFA) est "très œcuménique et consciente des problèmes"; elle aborde des questions sur lesquelles toutes les tendances politiques peuvent tomber d'accord. Quant au prosélytisme et aux tensions qu'il provoque, Albright les relativise: toutes les religions font du prosélytisme, estime-t-il, et le vrai problème est plutôt la démonisation de personnes appartenant à d'autres religions.
En ce qui concerne l'attitude du gouvernement américain actuel par rapport à la dimension religieuse dans son approche politique et, en particulier, l'attitude du président George Bush Jr., Albright explique que son livre était parti du présupposé que cette attitude représentait une anomalie dans l'histoire américaine. Sa recherche l'a convaincue qu'il n'en était rien et que chaque président américain a fait référence à Dieu, de façon parfois d'ailleurs assez doctrinaire. Son livre en offre un bref aperçu, de présidents aux convictions très libérales (comme Thomas Jefferson [1743-1826], qui avait composé sa propre version des Evangiles, excluant tous les faits miraculeux – "il est difficile d'imaginer un dirigeant politique américain aujourd'hui faisant de même", note Albright) à un William McKinley (1843-1901) expliquant avoir reçu de Dieu dans la prière la certitude de devoir envahir les Philippines pour éduquer et christianiser les habitants (bien que ceux-ci aient été depuis longtemps christianisés par les catholiques espagnols).
Cependant, pour en rester à l'époque contemporaine, si Carter était un président religieux, Albright estime qu'il ne laissa pas ses convictions religieuses guider la politique étrangère du pays – elle souligne néanmoins dans son livre que les convictions religieuses de Carter eurent une influence directe dans certains cas, par exemple dans l'accord de Camp David entre Israël et l'Egypte en 1978, Carter ayant été capable de comprendre à cause de sa propre foi les convictions religieuses de ses interlocuteurs et de faire appel à celles-ci. Selon Albright - il faut bien sûr replacer aussi ce propos dans le contexte des luttes partisanes aux Etats-Unis - le président Bush serait trop certain de faire ce qui est juste en raison de sa relation avec Dieu et serait allé un pas plus loin que ses prédécesseurs en laissant entendre que ceux qui allaient contre les Etats-Unis allaient également contre Dieu. Elle infléchit cependant un peu ce jugement dans la conclusion de son livre, en écrivant que, "malgré des erreurs de jugement", le gouvernement Bush "n'est pas engagé dans une croisade religieuse". Nous laisserons aux spécialistes et historiens de la présidence américaine le soin de confirmer ou contredire l'évaluation d'Albright.
Pour ceux qui étudient depuis des années les facteurs religieux dans l'environnement international, le plus important ne réside pas dans les évaluations sur l'actuelle politique américaine; de même, les propos de Madeleine Albright n'apportent rien de radicalement nouveau, même si elle présente ces questions avec talent et sous une forme aisément accessible. L'intérêt de ses observations est directement lié à l'auteur qui développe ces analyses, une personne qui a été à la tête de la diplomatie de la plus grande puissance mondiale et a donc eu une expérience de première main de la pratique des relations internationales au quotidien: qu'une telle figure, parvenue au stade de la réflexion sur son expérience, souligne l'importance des dimensions religieuses suffirait à confirmer, s'il en était encore besoin, que la religion ne peut plus être ignorée dans les affaires internationales et les analyses politologiques.
Madeleine Albright, The Mighty And the Almighty: Reflections on America, God, and World Affairs, New York, HarperCollins, 2006 (340 p.).