Réfractaires aux réformes de l'islam engagées depuis le XIXe siècle, les ordres mystiques peuvent apparaître comme l'expression d'un islam traditionnel et populaire. Cet islam se distingue aussi nettement des nouvelles approches salafistes. Alors que le monde musulman des Balkans ressent aujourd'hui les secousses et les changements qui affectent l'ensemble du monde musulman, quelle place peut-elle revenir à cette tradition?
Certains auteurs ont probablement exagéré des oppositions - entre “l'islam de derviches albanais” et “l'islam savant de Bosnie”, ou entre les derviches et les courants intégristes/ salafistes. Les réalités du monde des derviches balkaniques sont bien sûr complexes et multiples, d'autant plus que cet univers n'est bien sûr pas fermé aux évolutions politiques qui affectent les Balkans, ni à la modernité sous tous ses aspects. Au contraire, les pratiques sociales, spirituelles et rituelles des derviches reflètent une grande plasticité.
Les ordres derviches représentent un aspect essentiel de l'histoire de l'islam balkanique. Cet article, s'appuyant sur des contacts et des connaissances de terrain, ainsi que sur des lectures, n'entend rien d'autre que présenter un aperçu sommaire de la situation, en ouvrant peut-être quelques pistes de réflexion et de recherche. Ses auteurs sont journalistes, et non pas spécialistes de l'islam. De la rencontre avec des cheikhs et des derviches est née notre volonté de comprendre mais, malgré les immenses travaux menés depuis des années par des chercheurs comme Alexandre Popovic et Nathalie Clayer, beaucoup de choses restent encore à découvrir.
Qui sont les derviches?
Les derviches suivent la voie du tasavuf [1], l'approche mystique du soufisme. En réalité, cette approche se divise en différentes voies, ou tarikat. Le concept de tarikat peut se traduire, non sans approximation, par “ordre”, au sens où l'on parle d'un ordre religieux. En théorie, on compte douze tarikat, mais ce chiffre a une valeur symbolique plus que réelle. Les principaux tarikat “historiques” (rifa'i, sa'adi, bektashi, halveti, mevlevi, nakshibendi, kadiri, etc) se sont parfois subdivisés en différentes branches et sous-branches. Alexandre Popovic, le grand spécialiste des derviches balkaniques, propose ainsi de distinguer deux grands tarikat dans la région, les Bektashis et les Halvetis, six tarikat “moyens”, les Kadiris, les Mevlevis, les Melamis, les Rifa'is, les Nakshbendis et les Sa'adis, et trois petits tarikat, les Shazilis, les Sinanis et les Tidjanis. Sur ces onze tarikat, huit au moins sont toujours en activité (les Sinanis, les Tidjanis et les Mevlevis n'ont plus d'activités dans les Balkans) [2].
Chaque tarikat se raccroche à un fondateur - pir - perçu comme un successeur du prophète et des premiers imams. La légitimité d'un cheikh repose sur la chaîne, la silsila, qui le relie à ce fondateur, un autre silsila reliant le fondateur au prophète.En réalité, la silsila menant au fondateur est souvent très difficile à établir - en bonne part faute de documents. Par contre, une silsila généralement bien connue relie les cheikhs actuels à “l'introducteur” du tarikat dans la région. Chez les rifa'is, par exemple, les grands fondateurs ont vécu dans le monde arabe (Syrie, ), en Perse ou en Anatolie. La silsila des cheikhs des Balkans remonte jusqu'au XIXe siècle, époque probable - et relativement tardive - d'introduction de l'ordre en Europe du sud-est. Chaque tarikat repose sur un enseignement mystique, une forme spécifique d'initiation et un “secret” légué par le fondateur.
Une confrérie derviche existe normalement en relation avec une tekke (tekija en bosniaque, teqe en albanais), qui est à la fois le lieu de résidence habituel du cheikh et de sa famille, ainsi que l'endroit où les derviches se réunissent, prient et pratiquent le zikr, c'est-à-dire la prière rituelle, qui peut parfois prendre des formes extrêmes (mortification, transe, etc). Le zikr repose principalement sur la répétition du nom de Dieu, permettant aux participants d'ouvrir leur cœur: il représente donc le centre de l'expérience mystique des derviches. Les zikr prennent des formes différentes d'un tarikat à l'autre, voire d'une tekke à l'autre au sein d'un même tarikat), et peuvent être de durée variable.
La grande majorité des tekke se trouvent en ville, même si certaines se trouvent à l'écart, dans la campagne ou la montagne [3]. Les tekke comporte plusieurs pièces, souvent désignées de leurs noms turcs: la misafir-odasi, salle de réception des invités, où se tient généralement le cheikh, la sema-hane, pièce où se déroule le zikr, qui peut fréquemment comporter une galerie supérieure pour les femmes.
La tekke abrite généralement une turbe, c'est-à-dire le tombeau des précédents cheikhs, considérés comme des saints, et objets de dévotion. On trouve cependant aussi des turbe loin de toute tekke: les bektashis, notamment, aiment bien établir leur turbe dans des endroits isolés, en montagne, loin des villes. Il est notable que les turbe survivent souvent mieux que les tekke ou les tarikat eux-mêmes. Dans des régions où l'on ne trouve plus de derviches actifs, on peut toujours voir des turbe, qui demeurent fréquemment des lieux de dévotion populaire. Des pouvoirs thérapeutiques et d'intercession sont attribués aux saints hommes qui reposent dans la turbe. Les cheikhs sont également détenteurs de pouvoirs thérapeutiques, qu'ils exercent notamment en donnant des amulettes.
De grandes cérémonies et la prière hebdomadaire rythment la vie d'une tekke. Cette prière hebdomadaire a souvent lieu le jeudi soir ou le vendredi à 13 heures. À ce compte-là, elle remplace ouvertement la djuma, la grande prière du vendredi à la mosquée. Les derviches entretiennent en effet des relations variables avec l'islam “officiel”. Certains fréquentent la mosquée, d'autres ne s'y rendent jamais. Tel est le cas des bektashis, mais aussi des rifa'is ou des sa'adis du Kosovo - ce qui n'est, par exemple, assurément pas le cas des rifa'is du monde arabe ou de ceux de Bosnie-Herzégovine. De même, les derviches se considèrent fréquemment comme déliés de certaines obligations rituelles des musulmans, comme le jeûne du mois de ramadan. Les bektashis sont aussi connus pour leur consommation ritualisée d'alcool, un cas unique dans l'univers musulman. La plupart des derviches des Balkans ont une relation sans tabou à l'alcool: certains cheikhs ne boivent pas, d'autres distillent de l'eau-de-vie et en offrent volontiers à leurs visiteurs!
La sociabilité de la tekke constitue une part essentielle de la vie des derviches et de leur engagement: ils se réunissent autour de leur cheikh, pour écouter ses enseignements et lui exposer leurs problèmes, privés ou sociaux. Le cheikh passe ainsi une grande partie de son temps à recevoir ses derviches, jouant un rôle de conseiller ou d'arbitre, ce qui peut lui donner un poids social majeur dans une ville. Le service et l'entretien de la tekke représentent une tache importante des derviches. Certaines fonctions sont parfois spécifiquement dévolues à certains derviches, comme celle de faire le café.
Le cheikh fait lui-même l'objet de la dévotion de ses derviches, car il est à la fois l'intercesseur majeur permettant d'accéder au sacré et une image du sacré. Le cheikh est même un saint vivant, un successeur et descendant mystique du Prophète. Dans la plupart des tarikat, il existe un rituel précis de salutation du cheikh, auquel on ne doit jamais tourner le dos. Souvent, il faut embrasser la paume de la main du cheikh. Fréquemment, les derviches se prosternent vers la place du cheikh, même en son absence. Selon l'enseignement d'un cheikh rifa'i du Kosovo, “le monde repose sur l'homme, à la base de l'homme se trouve son cœur, et à la base du cœur de l'homme doit se trouver son cheikh”.
Suivant les tarikat, il existe à l'intérieur de chaque tekke une hiérarchie fonctionnelle, certains derviches jouant un rôle particulier durant le zikr, et pouvant même remplacer le cheikh en son absence. L'entrée dans le tarikat d'un postulant, qui est le plus souvent issu d'une famille de derviches, obéit à des règles variant selon les ordres, mais elle suppose toujours un contact direct entre le postulant et le cheikh. Le statut des sympathisants non-initiés varie également selon les tarikat, qui ont, par ailleurs, pour habitude générale d'être très ouverts aux visiteurs et aux simples curieux.
Sans qu'il n'existe de règle écrite à ce sujet, la transmission de la charge de cheikh est devenue héréditaire, mais elle ne revient pas forcément au fils aîné, plutôt à celui des enfants d'un cheikh qui aura été désigné, voire “marqué”. Certains cheikhs ont reçu cette marque mystique, visible sur leur corps, dès la naissance. Ces pratiques successorales permettent de mieux comprendre les hiérarchies au sein de la tekke, ainsi que les relations entre tekke. Ainsi, les frères du cheikh, voire les oncles survivants d'un cheikh dont le père a disparu, jouent-ils souvent un rôle primordial. De même, des relations familiales et des alliances matrimoniales existent-elles entre les cheikhs de différentes tekke, voire de différents tarikat. De la sorte, certains cheikhs peuvent-ils diriger, par héritage, plusieurs tekke: tel était le cas de la dynastie des cheikh rifa'ide Skopje: le sheikh Ibrahim Murtezan dirigeait également la tekke des Halveti. Cette double charge fut transmise à son fils Haydar, et à son petit-fils Erol [4]. À notre connaissance, le cheikh actuel, Murtezan, fils d'Erol, n'assume plus cette double charge.
La notion de transmission est essentielle: la silsila, la chaîne initiatique, permet de rattacher chaque cheikh à ses prédécesseurs. Il s'agit donc d'un mysticisme qui s'inscrit donc fortement dans la temporalité historique: à la fois dans l'histoire de longue durée du tarikat et de l'islam (chaque cheikh se rattache au fondateur et, derrière lui, au prophète), et dans l'histoire, généralement bien connue, de la tekke.
La voie mystique suppose un abolissement de l'ego de chaque individu. Pour s'écarter du péché, il faut renoncer à soi-même pour n'être plus qu'un derviche, qu'un fukura, qu'un pauvre fakir. Le derviche témoigne de cette dissolution du moi par les exercices qu'il est capable de suivre, notamment le transpercement des joues et du corps par des piques, que pratiquent, dans les Balkans, de nombreux tarikat, notamment les rifa'is ou les sa'adis. De telles pratiques ne sont pas universelles: les bektashis, par exemple, les ignorent, et il semble même que de telles pratiques soient exceptionnelles chez les rifa'is d'autres régions du monde, notamment en Égypte.
Les tarikat représentent des réalités transnationales, mais sans qu'ils disposent d'une organisation internationale - à l'exception notable du tarikat bektashi, très centralisé). Dans ces conditions, le même tarikat peut présenter des visages très différents d'un pays à l'autre. Les rituels, et même la spiritualité, ne seront pas les mêmes, par exemple, chez les rifa'is du Kosovo et ceux d'Égypte.
Derviches en terre d'Europe
L'implantation des derviches en terre balkanique remonte sans aucun doute aux premiers temps de la conquête ottomane de cette partie de l'Europe. Les derviches expliquent même volontiers qu'ils auraient précédé les troupes turques, partant en missionnaires avant même la conquête militaire. Cette hypothèse, pour être difficilement prouvable, n'est pas forcément inconcevable.
L'implantation actuelle des derviches présente des visages contrastés. On peut distinguer une zone de forte influence, où les tarikat se sont maintenus tout au long du XXe siècle: cette zone correspond essentiellement à l'ouest du Kosovo (la région que les Serbes appellent Metohija et les Albanais Rrafsh e Dukagjinit), soit une bande allant du nord au sud de Pec / Peja [5] à Prizren. Des villes comme Djakovica / Gjakova et Orahovac / Rahovec font figure de bastions derviches, où la grande majorité de la population est affiliée à un tarikat, et où l'on naît derviche. Cette tradition maintenue concerne aussi, dans une moindre mesure,la Macédoine, où beaucoup de tekke ont cessé de fonctionner au cours du XXe siècle, mais où des tarikat comme les rifa'is, les halvetis, les sa'adis ou les bektashis conservent un dynamisme certain dans quelques villes. Dans les autres régions du Kosovo, où l'on sait que les derviches étaient encore implantés et actifs au début du XXe siècle, les tekke ont disparu ou cessé toute activité. Tel est notamment le cas à Pristina / Prishtinë ou à Mitrovica.
Second cas, l'Albanie, “pays des derviches”, où les ordres derviches étaient particulièrement nombreux, mais où toute pratique religieuse a été interdite par le pouvoir communiste en 1967: les ordres y connaissent une vigoureuse renaissance depuis le début des années 1990. Ce phénomène concerne avant tout les bektashis, de très loin le tarikat le plus influent en Albanie [6].
Les bektashis ont parfois été présentés comme une “quatrième” religion nationale en Albanie, aux côté du catholicisme, de l'orthodoxie et de l'islam sunnite. Le rôle des bektashis a souvent été survalorisé dans l'histoire albanaise, même s'il est exact qu'un grand nombre de figures majeures de la rilindja, la “renaissance nationale” de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, appartenaient à l'ordre. Ce tarikat a pour particularité d'être très centralisé, avec une hiérarchie remontant jusqu'au krye dede, le “grand dede”. Après l'interdiction des confréries en Turquie par Mustafa Kemal Atatürk, en 1925, l'Albanie est devenue le centre mondial de l'ordre, et le le siège du grand dede. L'interdiction de 1967 a donc eu des conséquences particulièrement lourdes pour cet ordre, qui est encore dans une phase de reconstruction [7]. L'actuel grand dede, Haxhi Dede Reshat Bardhi, a lui-même connu de longues années de camp, il en mauvaise santé et a du mal à assumer pleinement le rôle qui lui revient.
Cependant, même la répression n'a pas permis de détruire les chaînes de la silsila: ainsi, l'actuel cheikh des rifa'is de Tirana est le petit-fils du précédent cheikh. Une génération a été sautée en raison du communisme qui avait interdit toute activité aux tarikat, mais la tradition a pu se transmettre dans la clandestinité.
Troisième cas de figure, la Bosnie, où des tarikat ont toujours maintenu une activité, comme les Nakshibendis ou les rifa'is, et où l'on observe aujourd'hui un fort renouveau du soufisme. Celui-ci peut s'appuyer sur les réseaux d'anciens combattants de l'armée (notamment la 7e Brigade musulmane) et sur ceux du parti musulman SDA, ou bien relever au contraire d'une recherche personnelle qui s'effectue largement en-dehors des tarikat traditionnels.
Dans les autres régions des Balkans, tous les ordres derviches ont pratiquement disparu, à l'exception des communautés musulmanes de Grèce ou de Bulgarie, que nous n'examinerons pas dans cet article. Dans le Sandjak de Novi Pazar, si certaines turbe sont toujours connues et peuvent même faire l'objet d'une discrète dévotion, il n'existe plus aucune tekke en activité. Muamer Zukorlic, mufti du Sandjak depuis 1993, poursuit une politique délibérée d'éradication du soufisme.
L'histoire des tekke constitue une part essentiel de leur capital symbolique, car elle permet de fonder la légitimité des cheikhs. C'est à eux qu'il revient d'être les dépositaires et les transmetteurs de cette mémoire. Ainsi, les rifa'is d'Orahovac / Rahovec, au Kosovo, connaissent-ils bien leur histoire. La première tekke aurait été fondée en 1889 par cheikh Djemali. Ce dernier avait pris la main de cheikh Musa de Djakovica / Gjakova. Au bout de quelques années, il confia (ou vendit) la tekke à son frère Iljas, et partit fonder une nouvelle tekke dans la ville voisine de Prizren. La tekke actuelle, l'une des plus grandes du Kosovo, située dans le centre de la ville, a été fondée par sheikh Ilijas, dans les toutes dernières années du XIXe siècle. Deux branches descendent de chacun des deux frères. À Orahovac / Rahovec, cheikh Baki succéda en 1947 à cheikh Iljas. Après sa mort, en 2003, son fils, cheikh Mehdi lui succ&
eacute;da. Les trois cheikhs sont enterrés dans la turbe, qui jouxte la, la salle de prière. À Prizren, cheikh Husein a succédé (en 1926?) à cheikh Xhemali. Il disparut à son tour et son fils Xhemali lui succéda. Xhemali est mort il y a quelques années, et son fils lui a succédé [8].
Quelques points forts se dégagent de cette histoire. Les trois principales tekke rifa'i du Kosovo , toujours très actives - Djakovica / Gjakova, Orahovac / Rahovec et Prizren -, ont la même asitane (ou “tekke-mère”): Djakovica / Gjakova. Les cheikhs de Sarajevo auraient également pris la main à Djakovica / Gjakova à la fin du XIXe siècle. Le nouveau cheikh de Skopje a aussi pris la main à Orahovac / Rahovec en 2006. Alors que ce réseau ne déborde pas en Albanie, où six à sept tekke rifa'is auraient repris leurs activités depuis le début des années 1990 (notamment à Tirana, Shkodra, Berat, Elbasan, Durrës), il inclut toutes les tekke de l'espace ex-yougoslave, dont les derviches sont albanais, bosniaques, roms ou turcs. Des relations spirituelles mais aussi dans certains cas familiales existent entre les cheikhs. Ces relations sont entretenues par des zijaret (visites) fréquentes.
L'ordre des rifa'is a pris pied tardivement dans les Balkans, même si l'on ne peut pas exclure l'hypothèse d'une manière présence, plus ancienne, qui aurait disparu. Il s'est implanté prioritairement dans une région qui constitue le “cœur” de la dervicherie au Kosovo: la vallée - nous l'avons déjà mentionnée - que les Serbes appellent Metohija, et les Albanais Rrafsh e Dukagjinit [9]. Cette région présente au moins deux caractéristiques majeures. Tout d'abord, il s'agit d'une région qui a longtemps été majoritairement serbe, et où les phénomènes “d'albanisation” des populations slaves locales s'est poursuivie jusqu'à une époque relativement tardive. Ce phénomène n'est peut-être même pas encore achevé. Les Albanais d'Orahovac / Rahovec parlent entre eux une forme locale de serbe, qu'ils appelent “orahovacki”, et qui se rattache au groupe méridional (prizrensko-timocki) des dialectes serbes. À la tekke, cette langue est couramment utilisée, au même titre que l'albanais. Les phénomènes d'albanisation ne sont bien sûr pas liens avec les phénomènes d'islamisation, étant entendu que la région (notamment autour de Djakovica / Gjakova) demeure l'un des bastions du catholicisme albanais au Kosovo [10]. Dans ces phénomènes d'albanisation et d'islamisation, dont l'histoire demeure largement à écrire, nul doute que les derviches n'aient joué un rôle spécifique.
Par ailleurs, la région est une terre traditionnelle de vendetta, où les relations sociales ont longtemps été dominées par le code coutumier du Kanûn de Lek Dukagjin [11]. Le cheikh Mehdi assure lui-même que l'un des rôles sociaux majeurs des derviches a été de faire cesser les vendettas.
On a parfois opposé un “islam des derviches”, qui serait le fait du monde albanais des Balkans, et un islam savant, ou “islam des oulémas” que l'on rencontrerait en Bosnie. Cette opposition risque de virer à la caricature et d'empêcher une bonne compréhension des phénomènes, même s'il est exact que les univers derviches de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo présentent des caractéristiques fort différentes. Ils se différencient notamment par leur rôle social et leurs relations aux autorités “officielles” de l'islam. Enfin, d'un point de vue “ethnique”, il faut souligner que la tradition derviche ne concerne pas que les Albanais mais qu'elle est aussi très présente chez les Rroms du Kosovo, de Macédoine et d'Albanie, qui peuvent même représenter une grande part des derviches de certaines tekke, comme chez les rifa'is de Skopje, où la lignée des cheikhs sont par contre de langue et de tradition turque. Plusieurs tekke exclusivement rroms sont également fort actives dans le quartier rrom de Skopje, à Suto Orizari (elles sont rattachées, parfois de manière confuse, au tarikat sa'adi).Il existe aussi des cheikhs rroms au Kosovo: c'est le cas d'un cheikh de Mitrovica, installé depuis 1999 dans un camp de réfugiés à Leposavic, dans la zone nord - serbe - du territoire.
Chez les rifa'is d'Orahovac
Au cœur de la vieille ville, à quelques dizaines de mètres d'une des dernières enclaves serbes de la région, l'imposante tekke des rifa'is d'Orahovac/Rahovec, l'une des plus grandes et des plus belles du Kosovo, témoigne de la vitalité et du renouveau des ordres derviches. Cigarette aux lèvres et sourire au coin des yeux, le jeune et dynamique cheikh Mehdi, 33 ans, reçoit chaque jour ses fidèles venus lui demander bénédiction et conseil. Les femmes sont acceptées dans l'enceinte du bâtiment et les invités, catholiques ou orthodoxes, sont les bienvenus. “Avant la guerre, nous avions de bonnes relations avec nos voisins serbes” souligne le cheikh Mehdi, “car si tu viens à la tekke, tu as déjà fait la moitié du chemin”. Assis en tailleur sur une peau de mouton, le maître des lieux distribue à l'envie la parole et le café à ses fidèles réunis. Ici, ce sont près de cent derviches qui se rassemblent chaque vendredi pour célébrer ensemble la djuma - les rifa'i d'Orahovac / Rahovec ignorent en effet la mosquée. Lors du zikr, les prières, la musique, les mouvements codifiés de balancement du corps et la danse mènent à un état de transe, le hâl, qui doit permettre à l'âme de quitter le corps et d'entrer dans le corridor menant vers Dieu.
En fonction du nombre de fidèles, cette cérémonie varie en durée et en intensité. Dans l'année, elle atteint probablement son point culminant dans la nuit du 21 au 22 mars, lors du Sultan Nevruz, nouvel an perse et anniversaire de la naissance d'Ali, le gendre du prophète. Derviches ou simples sympathisants, femmes, enfants et vieillards, jusqu'à 1000 personnes s'entassent dans la salle de prière. Les plus jeunes et les femmes sont postés sur des gradins, au premier étage. Les chants, la chaleur et l'excitation des prières font rapidement monter la fièvre. La fatiha reprise à l'infini scande “Allah est le seul Dieu et Mohammed est son prophète”. Au fil des heures, les danses s'accélèrent dans la transe, tandis que les derviches lancent le “hu”, une puissante respiration venue du fondement du corps. Chaque geste a une signification, et les moindres détails de la cérémonie sont étroitement contrôlés par le cheikh.
L'excitation atteint son paroxysme lorsque cheik Mehdi choisit dans l'assemblée ceux qui auront le privilège de s'abandonner à sa main et l'honneur de recevoir de longues et lourdes piques dans les joues. L'opération semble indolore et pas une goutte de sang ne s'échappe des plaies. Lors du Sultan Nevruz 2006, la cérémonie a duré entre quatre et cinq heures: il est vrai qu'à cette question Murtezan, le nouveau cheikh de Skopje, en Macédoine, a “pris la main” de cheikh Mehdi. Plusieurs autres cheikhs assistaient à la cérémonie: les cheikh rifa'is de Djakovica / Gjakova, au Kosovo, et ceux de Bosnie-Herzégovine, ainsi que le cheikh des Nakshibendis de Macédoine: le réseau choisi de contacts de chaque tekke se développe ainsi à l'occasion des grandes cérémonies [12].
Bien que très spectaculaires, ces pratiques ne sont cependant qu'une infime partie des prérogatives et des actions de la tekke, qui joue, dans la ville et ses environs, un rôle social qui semble primordial. Chaque matin, le cheikh Mehdi conduit la prière, l'ibadet, à 4h30, et la djuma réunit au moins une centaine de derviches chaque vendredi à 13 heures. D'autres grands rendez-vous annuels scandent la vie de la tekke, ainsi l'ibadet qui marque l'anniversaire de la mort de cheikh Baki, le père et prédécesseur de cheikh Mehdi, disparu le 28 octobre 2003, ou encore la commémoration de Ashure, c'est-à-dire du martyre de Hussein à la bataille de Kerbala (680, ou selon l'Hégire, dixième jour du mois de muharram 61). Dès le premier jour du mois de muharram, les derviches jeûnent, prient et se mortifient en pratiquant un zikr quotidien. Le jour même de Ashure, ils dégustent un plat spécifique, lui aussi appelé ashure, une sorte de bouillie de céréales et de fruits secs, à l'issue d'un grand zikr.
Ashure est parfois présentée comme une célébration “spécifiquement” chi'ite. Les rifa'i d'Orahovac n'ont bien sûr, ni théologiquement, ni spirituellement ni d'un point structurel ou organisationnel, de lien avec le chi'isme duodécimain, tel qu'il est pratiqué en Iran ou en Irak. Par contre, leur lecture de l'histoire de l'islam se situe clairement dans le parti d'Ali. Le cheikh Mehdi aime à raconter un hadith attribué au prophète: “si tous les gens de La Mecque et de Médine vont dans un sens, et si Ali est seul à aller dans un autre voie, suis-le, car c'est la bonne voie”. Cet engagement dans le parti d'Ali est incontestablement une caractéristique des rifa'is des Balkans, que l'on ne retrouve pas chez leurs confrères du monde arabe (à seul titre d'exemple, en , les rifa'is sont fortement implantés dans la ville de Takrit, et Saddam Hussein s'était rapproché du tarikat).
Le cheikh Mehdi définit le soufisme comme une “troisième voie”, entre le sunnisme et le chi'isme. Les chi'ites estiment en effet que les chaînes de la transmission sacrée se sont interrompues au douzième imam, l'imam caché, tandis que pour les derviches, ces chaînes de la sainteté, qui partent du Prophète et d'Ali, se poursuivent sans interruption jusqu'aux cheikhs actuels.
Pour ce cheikh, le soufisme procède du sunnisme, mais il utilise également le terme de “sunni” pour désigner les fidèles de l'islam non-derviche, marquant une opposition très claire entre le “eux” et le “nous”. Il n'a d'ailleurs aucune relation avec les structures officielles de la communauté islamique du Kosovo, ni avec l'imam de la ville.
Avec une grande prudence, Alexandre Popovic conclut à propos des rifa'is qu'il s'agit assurément de musulmans - même si “certains de leurs rites n'ont visiblement rien à voir avec les normes de l'islam” [13].
Un islam populaire?
À Djakovica / Gjakova ou à Orahovac/ Rahovëc, les ordres derviches semblent ainsi conserver une fonction sociale importante. Chef religieux, le cheikh est également l'homme qui écoute et conseille, il accompagne ses derviches dans toutes les étapes importantes de leur vie. On viendra le voir pour trouver une épouse ou pour régler un différent entre voisins. “L'ordre a permis de faire cesser les assassinats et les règlements de compte dans la région. Au XIXe siècle, la vendetta prélevait chaque année un tragique tribut humain. Avant notre arrivée, quinze personnes étaient tuées tous les ans à chaque bajram” assure cheikh Mehdi. Intercesseur et image du sacré, le cheikh arbitre, rend la justice et assure sa bénédiction par la distribution d'amulettes au pouvoir thérapeutique. La tekke reste un lieu central dans la ville et son influence s'étend aux villages environnants d'où l'on vient pour demander conseil.
Si les cheikhs jouent un rôle d'arbitre dans les éventuels conflits opposant entre eux des derviches, il est beaucoup plus difficile d'évaluer leur rôle quand ces conflits impliquent des personnes extérieures à l'ordre. À défaut d'études de cas qu'il faudrait mener, on peut probablement distinguer les situations où les derviches - de différents tarikat - représentent une part numériquement importante de la population et jouissent d'un poids social incontestable, comme en Metohija / Rrafsh e Dukagjinit, et les situations où ils sont devenus très nettement minoritaires et forment une micro-société, souvent mal vue par l'islam officiel: tel est, par exemple, le cas des bektashis de Tetovo, en Macédoine.
La sociologie des tarikat doit être examinée. Encore aujourd'hui, certains tarikat ont une physionomie plus populaire que d'autres. Les tarikat pratiquant un zikr violent comme les rifa'is ou les sa'adis comptent aujourd'hui beaucoup de fidèles chez les Rroms, ce qui entraîne certainement une dévalorisation de l'image social de ces tarikat. Pour leur part, les Rroms, victimes d'un racisme largement répandu dans toutes les sociétés balkaniques, apprécient certainement l'égalité et l'absence de discriminations qui prévalent entre les derviches, quelle que soit leur origine ethnique.
Même dans les régions où ne subsistent plus de tekke en activité, comme à Ulcinj au Monténégro, les tombes de derviches défunts, les turbe, sont souvent entretenues et restent des lieux de pèlerinage, tant pour les chrétiens que pour les musulmans, ce qui témoigne encore qu'une expérience de vie commune a un jour existé entre ces différentes communautés.
L'histoire religieuse des Balkans est souvent une histoire de palimpseste, les lieux sacrés étant passés d'une religion à l'autre au fil des siècles. De ce point de vue, on ne s'étonnera pas que certains saints derviches soient enterrés dans des lieux qui étaient précédemment chrétiens, et que des dévotions syncrétistes aient pu se développer [14].
Une question majeure concerne la formation des cheikhs, qui repose avant tout sur un héritage transmis - le plus souvent oralement - à l'intérieur de la tekke. La situation est particulièrement difficile en Albanie, où l'interdiction de toute pratique religieuse a largement empêché la transmission de ce bagage. Même si les cheikhs et les babas actuels sont héritiers de familles de derviches, ils n'ont pu, au mieux, bénéficier que d'une transmission très partielle de la tradition et souffrent donc d'un déficit de formation. Toutefois, beaucoup de jeunes cheikhs de Bosnie, du Kosovo ou de Macédoine ont étudié dans les medresa et les facultés de théologie islamiques: tel est, par exemple, le cas du cheikh Erol des rifa'is de Skopje. De même, les enfants du cheikh Ruzhdi des Sa'adis de Djakovica / Gjakove terminent leurs études de théologie à Pristina. Comment concilient-ils les enseignements qu'ils reçoivent dans ce cadre scolaire, généralement marqué par une forte méfiance envers le soufisme, et ceux qui sont propres à leur tarikat?
Alors que la mystique soufie dispose d'une très riche tradition et d'une abondante littérature, cette dernière n'est qu'assez faiblement diffusée dans les Balkans. L'enseignement du cheikh constitue souvent le principal bagage spirituel et intellectuel des derviches. De la sorte, ils se différencient de la tradition intellectuelle sunnite conservée, notamment, par la prestigieuse Faculté de théologie islamique de Sarajevo. Des efforts d'édition sont entrepris pour traduire certains textes classiques du soufisme en bosniaque ou en albanais, mais l'activité éditoriale des courants salafistes sunnites est bien plus importante. Il est vrai que les moyens financiers ne sont pas les mêmes.
La communauté islamique du Kosovo conserve une forte méfiance à l'égard des tarikat derviches, qui échappent complètement à son autorité. De surcroît, les populations sunnites véhiculent fréquemment de nombreux clichés négatifs à l'égard des tarikat. Les plus fréquents tournent autour des pratiques sexuelles supposées des derviches, et un mythe répandu voudrait que les cheikhs jouissent d'un droit de cuissage sur les jeunes filles nubiles. Ce propos, fréquemment répété de toute bonne foi, illustre bien le degré de méconnaissance et d'incommunicabilité qui existe à l'intérieur même de la société albanaise du Kosovo. Cette tendance est renforcée par la polarisation géographique du dervichisme, concentré dans ses bastions de l'ouest du Kosovo (Metohija / Rrafsh e Dukagjinit).
De surcroît, le soufisme trouve mal sa place dans les conceptions et les projections identitaires actuellement dominantes chez les Kosovars. Les Albanais du Kosovo tiennent à dissocier de toute forme d'islam militant, et affirment volontiers leur reconnaissance et leur fidélité à l'Amérique et à l'Occident. Dans les années 1990,certains intellectuels proches d'Ibrahim Rugova ont même été jusqu'à suggérer une conversion collective des Albanais musulmans au catholicisme, pour prouver leur “occidentalité”.
Cette construction identitaire entre en résonance avec les efforts de revalorisation de la forme guègue de la langue albanaise, parlée au Kosovo, et les tentatives de fonder une identité kosovar, qui serait une sous-catégorie de l'identité albanaise, mais disposant de fortes singularités. Ces tendances ne plaisaient guère au noyau militant fondateur de l'Armée de libération du Kosovo, marqué par une approche pan-albanaise et la tradition marxiste-léniniste du régime d'Enver Hoxha. Aujourd'hui, un affrontement idéologique se poursuit entre les tenants d'une définition“philo-catholique” de l'identité du Kosovo et la communauté islamique ainsi que les différents réseaux militants de l'islam radical, qui s'inscrivent eux-mêmes dans une lignée salafiste fortement hostile au soufisme. On comprend que les tarikat aient du mal à trouver leur place sur ce champ de bataille idéologique et identitaire et préfèrent cultiver une prudente discrétion.
Des relations compliquées avec les autorités
Les relations entre les ordres derviches et les autorités politiques ont souvent été marquées par une grande méfiance réciproque. À l'époque ottomane, l'attitude du pouvoir a oscillé entre des pôles extrêmes: répression de certains cheikhs et de certains ordres, perçus comme trop hétérodoxe et politiquement dangereux, ou bien utilisation d'autres ordres, vecteurs efficaces d'islamisation. Le tarikat des Nakshibendis apparaît ainsi comme ayant été lié au pouvoir ottoman, mais il faut se garder des généralisations en ce domaine, car les relations entre le pouvoir et les tarikat n'ont cessé de varier, selon les lieux et les époques.
Naturellement, les autorités communistes cultivaient aussi une grande méfiance envers les tarikat, perçus comme des foyers de fanatisme et de superstitions. Surtout, ces autorités se méfiaient de l'indépendance des tarikat, de leur discrétion, de leurs règles initiatiques et des formes de contre-société qu'ils pouvaient constituer. En raison de leur organisation très souple, de leur absence de centralisation, les ordres derviches étaient beaucoup moins facilement contrôlables que les autorités officielles de la communauté islamique.
Cette hostilité du régime communiste a bien sûr été portée à son comble en Albanie, où toute pratique religieuse a été officiellement interdite en 1967. Tout comme les églises et les mosquées, les tekke ont été laissées à l'abandon, détruites ou réutilisées à d'autres fins. Cette décision a porté un coup très dur à l'ordre des Bektashis, dont le centre mondial se trouvait en Albanie. Les babas et les derviches bektashis ont payé leur tribut de martyrs à la folie éradicatrice du régime d'Enver Hoxha.
En Yougoslavie, jamais la politique anti-religieuse n'a pris une tournure aussi radicale et systématique. De surcroît, l'islam bénéficiait d'un relatif traitement de faveur, par rapport au catholicisme et à l'orthodoxie, dans la mesure où le régime titiste cultivait l'amitié des pays arabo-musulmans, dans le cadre du Mouvement des non-alignés. Un grand nombre de mosquées ont été construites en Bosnie-Herzégovine, en Macédoine ou au Kosovo durant l'époque communiste. Cependant, l'interlocuteur du régime était la communauté islamique, dirigée par le reisu-l-ulema de Yougoslavie, basé à Sarajevo. En Bosnie, les tarikat ont même été officiellement interdits en 1952.
Alexandre Popovic a étudié l'histoire des Kadiris de Mitrovica, au Kosovo, durant l'époque communiste. Les autorités avaient d'abord tenté de contrôler la tekke par le biais de la communauté islamique officielle, et la situation ne s'est éclaircie qu'à partir du moment où les Kadiri ont pu se rattacher à l'Union officielle des ordres derviches [15].
En efffet, les derviches ont essayé de répondre à cette volonté organisatrice des autorités, en créant en 1974 une Union des ordres de derviches d'Allah de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (SIDRA), devenue quatre ans plus tard la Communauté des ordres derviches (ZIDRA). Cette initiative est revenue au cheikh Xhemali des rifa'is de Prizren. La ZIDRA, éditrice du bulletin Hu, réunissait de nombreuses tekke du Kosovo et de Macédoine, à l'exception notable des bektashis.
Avec la ZIDRA, la Yougoslavie disposait de deux structures parallèles de l'islam. Lors de la mort de Tito, les rifa'is se réclamaient très sérieusement “de son œuvre et de son héritage spirituel”, ce qui ne manque pas d'un certain piquant. D'ailleurs, certaines tekke avaient refusé de rejoindre la ZIDRA, l
'estimant “trop politisée” - c'est-à-dire trop liée au régime communiste. Tel était notamment le cas des tekke rifa'is de Djakovica / Gjakova et d'Orahovac / Rahovec, appartenant pourtant au même tarikat que le cheikh Xemali.
Les derviches expliquent généralement aujourd'hui qu'il vaut mieux se tenir à l'écart de la politique mais, dans des discussions informelles, ils peuvent fréquemment professer une “yougonostalgie” bien répandue dans toute la région. La ZIDRA n'a pas survécu à l'éclatement de la Fédération socialiste, et les derviches n'ont plus de structures communes, ni à l'échelle régionale ni à celles des nouveaux États.
Cette situation les fragilise par rapport aux communautés islamiques qui se sont reconstituées (il existe aujourd'hui trois mesihat et trois reisu-l-ulema, en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro et en Macédoine, des mesihat nationaux pourrait prochainement être créées en Serbie et au Kosovo). Dans un contexte politique où toutes les communautés religieuses (musulmanes, orthodoxes, catholiques) essaient de retrouver poids et prestige politique et social, en négociant directement avec les autorités politiques, cette faiblesse institutionnelle marginalise les ordres soufis. Les tarikat sont par exemple exclus de l'enseignement religieux qui est à nouveau assuré dans les écoles, en Serbie comme en Macédoine.
En Macédoine, les relations sont particulièrement tendues à Tetovo, où la communauté islamique essaie de récupérer la grande Arabani Baba Teqe, la tekke des bektashis, probablement le plus beau complexe architectural derviche des Balkans. La situation était particulièrement critique à la mort de baba Tahiri, en 2005, mais les bektashis ont aussitôt envoyé à Tetovo baba Mundi, originaire d'Albanie, qui semble être un personnage majeur de l'ordre, ce qui prouve bien l'importance de la tekke de Tetovo, qui ne rassemble pourtant qu'un nombre modeste de fidèles.
Dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, la situation est sensiblement différente, et les relations entre tarikat et communauté islamique ne se posent plus sur le mode de la conflictualité. De manière assez surprenante, ce sont même les cheikhs rifa'is de Sarajevo et de Visoko qui ont joué un rôle important dans la “réconciliation” entre les derviches et l'islam officiel.
Renouveau derviche?
Au Kosovo, la tradition derviche n'est pas sur le déclin, bien au contraire. Certains signes laissent percevoir une stratégie de “reconquête” depuis 1999, dans les régions où les tarikat avaient disparu à l'époque communiste. Ainsi, une communauté sa'adi vient-elle de se reconstituer à Gnjilane/ Gjilan.
Au Kosovo, le renouveau des ordres derviches est assuré par des cheiks jeunes qui perpétuent la mémoire des anciens, tout en accompagnant les évolutions de la société albanaise. Loin d'être figé par des traditions immobiles, chaque tarikat, chaque tekke subit les influences de son environnement et évolue en fonction de la personnalité et du charisme de ses leaders. Pour exemple, Murtezan, le nouveau cheiks des rifa'i de Skopje, qui a “pris la main” de Mehdi, le très jeune nouveau cheikh d'Orahovac, parle parfaitement anglais et il a fait ses études à la faculté de théologie islamique de Skopje.
De même, pour des raisons économiques, nombre d'Albanais du Kosovo ont, durant la dernière décennie, émigré en Europe occidentale. Il est donc ainsi devenu relativement courant de voir des cheikhs voyager en Allemagne, en Belgique, en France ou en Suisse pour rendre visite à leurs derviches installés à l'étranger. Il semble même que plusieurs tekke de “convertis” seraient aujourd'hui en activité dans plusieurs pays d'Europe, notamment en Allemagne...
L'éloignement physique des derviches qui ont émigré à l'étranger n'est pas sans poser problème, puisque le contact direct avec le cheikh et la tekke devient épisodique. Photos et vidéos, transmises par Internet, peuvent très partiellement compenser cette absence, mais ces pratiques ne sont pas sans changer le sens des zikr, qui deviennent aussi des spectacles qui seront regardés à distance. Enfin, le phénomène diasporique pourrait avoir d'autres conséquences, qui restent à étudier: des contacts se produisent-ils entre les derviches des Balkans, et ceux originaires d'autres régions du monde, notamment de Turquie ou du monde kurde? Avec quelles conséquences? Quelles relations les derviches entretiennent-ils avec les structures de l'islam sunnite dans leur pays de résidence? [16]
En Albanie, la renaissance des confréries derviches est particulièrement délicate. Durant la période communiste, la plupart des tekke avait été détruites et tous les cheikhs étaient morts. Comme le souligne Nathalie Clayer à propos des bektashis, “les nouveaux babas autoproclamés ne savaient que peu de choses de leur religion, et la plupart ne parlaient ni le turc, ni l'arabe, ni le persan”. Incapables de se reconstituer sous leur forme traditionnelle, les ordres mystiques ont donc du se réinventer en innovant et en empruntant des éléments à d'autres formes du soufisme, voire du chiisme iranien. Ainsi, le chef du mouvement bektachi d'Albanie, Haxhi Dede Reshat Bardhi, s'est-il lié à l'Iran pour la reconstitution d'un clergé, en envoyant quinze derviches en Iran suivre des cours à la faculté de théologie de Qom, ce qui ne manquera sûrement pas de donner une inclinaison plus résolument chiite au bektachisme albanais. L'Iran apporte également une aide financière et spirituelle à certains d'autres tarikat implantés en Albanie, en particulier aux halvetis, dont la tekke centrale de Tirana a été reconstruite grâce aux fonds de l'ambassade d'Iran [17] . Reste à savoir si cette greffe iranienne prendra en Albanie et, par extension, si l'on risque d'assister à une “chi'itisation” des ordres derviches de l'ensemble de la péninsule balkanique.
La Bosnie-Herzégovine connaît également un renouveau soufi, mais qui prend des formes assez particulières. Certains tarikat traditionnels, comme le rifa'is, les nakshibendis ou les halvetis connaissent un net renouveau: de nouveaux cheikhs et de nouvelles tekke sont apparus, notamment à Zenica et en Bosnie centrale. Il regroupe souvent d'anciens combattants de l'armée bosniaque et des militants du SDA, le parti musulman. Naturellement, ces derviches entretiennent d'excellentes relations avec la communauté islamique.
On trouve d'autres phénomènes encore, qui ne semble pas être le fait des ordres derviches traditionnel, mais plutôt celui d'intellectuels en manque de spiritualité, voire d'ésotérisme, qui participent à des cercles de discussion assez fermés. Le même phénomène existerait également en Macédoine. Par
ailleurs, à Sarajevo, un imam d'origine albanaise, nommé Bugari, jouit d'un charisme particulier, et d'une grande réputation de thaumaturge. Les pratiques de cet imam, légalement en charge d'une mosquée, s'apparentent à des pratiques derviches, même si on ne lui connaît pas d'affiliation à un ordre. L'imam Bugari semble représenter une approche charismatique du sacré, présente dans toutes les traditions religieuses, et qui est une marque importante de notre époque.
Peut-on conclure à la survivance, au maintien, au développement ou au renouveau de la tradition derviche des Balkans? Deux réalités sont au moins perceptibles. Celle de la revitalisation des ordres traditionnels, qui se reconstruisent après l'époque communiste. Tel est particulièrement le cas en Albanie. Dans l'espace ex-yougoslave, où la répression anti-religieuse a été bien moins violente, la réalité est plus complexe. L'Union des ordres derviches (ZIDRA), qui a fait leur force à partir des années 1970, n'existe plus, mais les tarikat traditionnels font preuve d'une belle vigueur, au moins dans les régions où ils disposent d'une forte implantation traditionnelle.
L'autre réalité est celle de la rencontre compliquée entre la tradition soufie et les différents aspects d'une modernité mondiale. Une bataille de légitimité oppose, parfois assez violemment, les tarikat aux structures officielles des communautés islamiques, en quête d'un rôle politique majeur, et elles-mêmes sujettes à tous les courants d'influence qui traverse le monde musulman, notamment - mais pas seulement - les courants salafistes violemment opposés au soufisme. Dans le même temps, le renouveau général de la pratique religieuse et les nouvelles quêtes spirituelles donnent un attrait neuf au soufisme. Au cours de leur histoire, les tarikat ont su faire preuve d'une capacité d'adaptation et d'une grande plasticité. On peut donc gager qu'ils sauront conserver leur tradition spécifique tout en parvenant à s'adapter aux exigences multiformes de la modernité, en proposant toujours ces voies d'un islam “différent”.
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin
Notes
1) Ou tasawuf. Les termes d'origine arabe sont généralement utilisés dans les Balkans sous une forme turcisée, parfois adaptée à la langue et à l'alphabet local (albanais, bosniaque, etc).
2) Lire Alexandre Popovic, Les derviches balkaniques hier et aujourd'hui, Istanbul, Isis, 1994.
3) Pour une typologie des emplacements des tekke en Albanie, lire Nathalie Clayer, L'Albanie, pays des derviches. Les ordres mystiques musulmans en Albanie à l'époque post-ottomane (1912-1967), Berlin-Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1990.
4) Lire Alexandre Popovic, Un ordre de derviches en terre d'Europe. La rifa'iyya, Lausanne, L'ge d'Homme, 1993, et Liljana Marsulovic-Marsol, Les rifa'i de Skopje. Structure et impact, Istanbul, Iris, 1992.
5) La première forme des noms de lieux est serbe, la seconde albanaise.
6) Lire Nathalie Clayer, L'Albanie, pays des derviches (op. cit.).
7) La communauté bektashi dispose d'un site officiel: http://www.komunitetibektashi.org [ce site ne semble malheureusement plus accessible - 30.09.2016].
8) Ces successions, données par A.Popovic, op.cit., nous ont été confirmées par cheikh Mehdi d'Orahovac.
9) Il existait, certes, aussi des tekke rifa'is à Pristina / Prishtinë, Mitrovica et Gnjilane / Gjilan, mais elles ont cessé leurs activités au cours du XXe siècle. Lire A.Popovic, op.cit.
10) On suppose qu'environ 5% des Albanais du Kosovo serait catholiques, même cette proportion monte à 25 ou 30% dans la commune de Djakovica / Gjakova. L'évêque du Kosovo réside par ailleurs à Prizren.
11) Une version française du Kanûn est disponible, aux éditions Dukajini de Pristina.
12) Lire Laurent Geslin, “Kosovo: les derviches tournent encore”, in Le Courrier des Balkans, 23 mars 2006.
13) Lire Alexandre Popovic, Un ordre de derviches en terre d'Europe (op.cit.).
14) Sur ces questions, lire Ger Duijzings, Religion and the Politics of Identity in Kosovo, Londres, Hurst, 2000.
15) Lire Alexandre Popovic, “Typologie de la survie d'un ordre mystique musulman en Yougoslavie: le cas de Kadiris de Kosovska Mitrovica”, in A. Popovic, Les derviches balkaniques (op.cit.).
16) Fabrizio Speziale a étudié le cas d'une “réintégration” d'une tekke de réfugiés rroms du Kosovo de Florence dans les structures locales de l'islam sunnite: F.Speziale, “Adapting mystic identity in mainstream islam: the case of a muslim rom community in Florence”, in Balkanologie, vol. IX, 1-2, décembre 2005, pp. 195-211.
17) Lire Rawantee Lakshman-Lepain “Albanie: les enjeux de la réislamisation”, in Xavier Bougarel et Nathalie Clayer, Le Nouvel islam balkanique. Les musulmans, acteurs du post-communisme, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 133-176.
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© 2006 Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin