A la tête d'un Centre d'Etudes Islamiques établi à Damas, il multiplie les appels à la réconciliation entre un gouvernement séculier, particulièrement méfiant à l'égard de l'islam politique, et une opposition islamiste de plus en plus active et redoutée. Appel à la légalisation des partis islamiques en Syrie mais refus d'un "monopole du religieux" sur la vie politique, invitation au débat entre tradition conservatrice et réformisme, réinterprétation des Textes à la lumière de la modernité, le discours de Mohammad al-Habash nourrit à la fois espoirs et rejets, tant du côté de certaines franges du régime que parmi les milieux conservateurs et radicaux.
Réconciliation est un mot qui revient souvent dans les prises de positions de cet intellectuel réformiste: réconciliation entre connaissance et religion, entre chrétiens et musulmans, entre les nécessités modernes et l'héritage religieux, ou encore entre l'Occident et le monde musulman. Ayant enseigné à partir de 1990 à la Fondation Abû al-Nûr, créée par le Grand Mufti Ahmad Kuftaru (1915-2004), Mohammad al-Habash multiplie les conférences en Syrie et à l'étranger afin de promouvoir une nouvelle interprétation des Textes, libérée de cette idolâtrie de l'héritage qui caractérise, selon lui, la ligne conservatrice. Très actif en Syrie même, il prononce notamment le sermon du vendredi et dirige la cérémonie du zikr [invocation du nom de Dieu, NDLR] à la mosquée damascène d'al-Zahrâ', présente ses réflexions sur le renouveau religieux sur Radio Jérusalem et publie abondamment ses réflexions sur des thèmes religieux. Depuis la question de la traduction du Coran jusqu'à la défense de la libération de la femme, Mohammad al-Habash critique la sacralisation de certaines parties de l'héritage islamique au détriment du véritable esprit de l'islam.
Religioscope - Pourriez-vous nous décrire votre parcours intellectuel et scolaire?
Mohammad al-Habash - Je suis né à Damas le 1er octobre 1962, au sein d'une famille religieuse. Mon père officiait comme imam dans une mosquée. Mes études religieuses ont commencé très tôt. Mon apprentissage débuta à l'âge de 12 ans par la mémorisation du Coran. J'obtins par la suite un master en étude du droit musulman à l'Université de Damas, un diplôme en littérature arabe de l'Université de Beyrouth et un autre en études islamiques à l'Université de Tripoli, en Lybie. Revenu ensuite dans mon pays d'origine, j'ai obtenu la plus haute distinction en mémorisation du Coran de la Maison de la Fatwa (dar al-Ifta) de Syrie. L'Université de Karachi au Pakistan me délivra également un master en études islamiques. Mon doctorat consacré aux différents sens induits par les dix différentes récitations du Coran (al-qara'at al-Qorania) m'a été attribué par l'Université du Saint Coran à Khartoum, au Soudan.
Religioscope - Dans votre cheminement d'étude, quels ont été les éléments clefs qui favorisèrent votre passage d'une tradition conservatrice à une pensée réformiste?
Mohammad Al-Habash - Si mes études se firent dans un contexte conservateur et traditionnel, ma première approche du discours du renouveau islamique apparu assez tôt, sous le patronage spirituel du Grand Mufti Cheikh Ahmad Kuftaru qui se trouve être le grand-père de ma femme. Ouvert d'esprit, Ahmad Kuftaru appelait au renouveau de la pensée musulmane, bien qu'il ne mît pas cette ambition en pratique dans son enseignement que je suivais alors en tant qu'étudiant. Pour un certain nombre de raison, notamment le fait que son école demeure jusqu'aujourd'hui très conservatrice, ma réflexion prit un chemin différent.
La deuxième source de ma pensée se trouve dans les écrits d'auteurs historiques tels qu'Abû Hanîfa (m.767), l'imam Abû al-Qâsim al-Shâtibi (m.1388) ou encore l'imam al-Toufi al-Hanbali (m.715). L'imam Abû Hanîfa mettait en évidence l'importance de suivre les Textes Saints et de les interpréter à la lumière de son époque. D'innombrables personnes se réclament de ce dernier, mais souvent sans saisir dans quel esprit prêchait Abû Hanîfa. L'imam al-Shâtibi, que je considère comme une figure clef du renouveau islamique, enseignait qu'il ne faut pas se limiter à une lecture littérale des Textes, mais dépasser ce registre pour se concentrer sur leurs buts. L'imam al-Toufi, membre de l'école hanbalite, expliquait que la première source de l'islam se trouve dans le bien-être des nations, avant même les Textes Saints. Je retrouve cet esprit de réforme chez les auteurs du XIXe siècle et du début du XXe, tels que Sheikh Jamâl al-Dîn al-Afghânî (1839-1897), Mohammad Abduh (1849-1905), Mahmud Shaltut (1893-1963), Taha Hussein (1889-1973) ou encore Mohammad Iqbal (1877-1938). Si nous ne pouvons pas considérer que ces personnes partageaient une même appartenance ou faisaient partie d'une école commune, il est certain qu'ils visaient tous un but similaire, c'est-à-dire le renouveau de la pensée islamique.
Religioscope - Comment devons comprendre le sens des termes de "réformisme" ou de "renouveau"?
Mohammad Al-Habash - Je crois qu'il nous faut d'abord comprendre la société islamique, laquelle suit de nos jours deux directions. La première est séculière; la deuxième religieuse. Si nous nous arrêtons un instant sur la population syrienne, par exemple, nous remarquerons que plus de quatre-vingt-dix pour cent des gens ont foi en Dieu, à la vie après la mort, aux anges et aux prophètes. En Syrie, il existe un équilibre entre les personnes qui croient que l'islam a le droit de nous guider, et ceux qui pensent que la séparation entre la religion et l'Etat est nécessaire. Cinquante pour cent des citoyens estiment qu'il nous faut suivre notre religion, tandis que la même proportion pense qu'il nous faut séparer le religieux du politique. Une majorité des personnes qui considèrent que l'islam doit gouverner la vie des citoyens est issue des milieux conservateurs, avec environ quinze pour cent d'entre eux qui s'inscrivent dans le courant du renouveau islamique. Je crois que le radicalisme ne concerne qu'un pour cent de la population syrienne.
Dans ce contexte, le réformisme islamique doit être compris comme la nouvelle interprétation et compréhension des Textes Saints, approche qui passe par l'analyse des différents contextes dans lesquels ces derniers ont été formulés. Contrairement à ce que certains polémistes écrivent en Syrie à mon sujet, nous n'appelons pas à la suppression ou la transformation des versets coraniques faisant problème. Notre but est de souligner que l'héritage religieux demeure essentiellement pluriel et, par conséquent, autorise le choix des interprétations doctrinales les plus en phase avec les besoins et nécessités contemporaines.
Si nous prenons l'exemple de l'apostasie, l'approche traditionnelle considère que la mise à mort du murtad est nécessaire. L'interprétation réformiste mettra au contraire l'accent sur le verset disant qu'il n'y a pas de contrainte en religion (la iqra fi ad-din). Toutefois, puisque nous ne pouvons pas simplement supprimer le hadîth appelant à tuer l'apostat, il nous faut le remettre dans son contexte historique. Le Prophète l'a prononcé à l'encontre d'un personnage particulier dont la sédition religieuse avait une dimension militaire. Le verset disant "Il m'a été ordonné de tuer les infidèles jusqu'à ce qu'ils disent qu'il n'y a de Dieu qu'Allah" nécessite, selon nous, une nouvelle interprétation.
Le Coran contient dix-sept niveaux décrivant comment se comporter avec les non musulmans, depuis le pardon à accorder à ses ennemis, suivre les enseignements d'Allah, la permission accordé aux attaqués de se défendre, jusqu'au devoir de tuer les infidèles quel que soit le lieu ou le temps. Malheureusement, selon la compréhension traditionnelle, ce dernier niveau abolit les précédents et serait le seul valable. Notre interprétation réformiste n'annule pas le verset en question, mais estime qu'il n'y a pas abrogation des énoncés qui viennent avant celui-ci et que sa correcte compréhension passe par sa mise en contexte: à qui s'adressait-il? dans quelles circonstances? etc.
L'esclavage, par exemple, est quelque chose que les lectures traditionnelles et conservatrices acceptent comme théoriquement en accordance avec les Textes. Nous refusons cela. Cette pratique a été abolie par l'histoire, et le temps où elle faisait sens est terminé. Il nous faut regarder vers l'avenir et viser au bien-être de la communauté musulmane en favorisant un dialogue constructif entre identité islamique et société contemporaine.
Religioscope - Quels types de relations ou collaborations entretenez-vous avec d'autres intellectuels réformistes?
Mohammad Al-Habash - Je crois que nous avons la responsabilité de bâtir de ponts entre tous les hommes, indépendamment de leur religion ou de leurs opinions. Ce n'est un secret pour personne que tous les conflits opposant chiites et sunnites, par exemple, sont de nature politique et non idéologique. Le chiisme considère que l'esprit est la première source déterminant les règles en islam et cette conception a favorisé l'émergence de penseurs partageant nos idées de renouveau du discours religieux. C'est le cas d'Ali Shariati (1933-1977) et d'Abdelkarim Soroush et, dans une certaine mesure, de Sheikh Hussein Fadlallah. A Damas même, nous avons par exemple une importante figure religieuse chiite, Sheikh Hussein Shahada, que je considère comme un penseur clef du renouveau islamique.
Religioscope - A la fois penseur islamiste et membre du Parlement, vous jouissez d'une position singulière en Syrie, à cheval entre un régime séculier et une opposition islamiste.
Mohammad Al-Habash - Il est important de comprendre que les relations entre un gouvernement et les mouvements islamistes sont très différentes selon que nous nous trouvons en Europe ou dans les pays islamiques. Dans ces derniers, la question religieuse ne peut pas être évitée ou ignorée, même dans un contexte syrien où le sécularisme est la doctrine officielle. L'islam est ici une partie intégrante de notre identité et non pas seulement une culture et une histoire. Soulignons ici que l'Etat syrien gère le problème des religions avec harmonie et intelligence; en la matière, il jouit d'une expérience démontrée.
Nous ne croyons pas qu'un Etat islamique soit nécessaire dans la période qui est la nôtre, mais plutôt un Etat démocratique et une société civile qui puisse protéger les valeurs islamiques. Ainsi que le Hezbollah au Liban l'a finalement compris, un régime démocratique est préférable à une théocratie.
Parmi les courants islamiques en Syrie, nous pouvons observer quatre tendances: les Frères Musulmans (très peu nombreux), le renouveau islamique, les milieux conservateurs et les groupements radicaux. La question d'un Etat islamique, par exemple, permet de les distinguer. Les conservateurs appellent à la formation d'un Etat islamique où l'autorité serait assumée par les imams. Cela ne signifie cependant pas qu'ils soutiennent l'usage de la force pour parvenir à ce but. Les takfiri, ou jihadistes, au contraire, vise la conversion de l'humanité à l'islam par le jihâd. Ils ne représentent peut-être qu'un pour cent de la population syrienne.
Ici la question clef devrait être "comment doit-on gérer son rapport aux autres?". Les conservateurs croient qu'il n'existe qu'une seule voie vers Dieu, un seul Dieu et une seule vraie religion, les musulmans ayant la responsabilité d'appeler toute l'humanité à se convertir à l'islam. Nous estimons qu'il n'est pas nécessaire de déclarer qu'il n'y a qu'une seule vraie religion: il existe plus d'une vraie religion, plus d'une voie vers Dieu. Dieu est Un mais ses noms sont multiples, la spiritualité est une, mais les religions sont multiples. Le renouveau islamique s'oppose à tout "monopole du salut" et cherche les points de convergences entre les différents courants religieux et politiques.
Religioscope - Estimez-vous que les déclarations des Frères Musulmans syriens en faveur de la démocratie sont sincères ou seulement stratégiques?
Mohammad Al-Habash - Malheureusement, si l'on se fie à notre expérience et aux écrits d'un Sayed Qutb par exemple, l'acceptation du processus démocratique par la Confrérie des Ikhwan relève d'un choix tactique et non pas d'une vision à long terme. Toutefois, leurs dernières déclarations appelant à un Etat démocratique sont encourageantes. Je crois que les Frères Musulmans syriens ont saisi l'occasion de changer, peut-être est-ce dû au fait de vivre dans les pays occidentaux où leur exil les a souvent conduits.
Religioscope - A de nombreuses reprises, vous avez déclaré que la démocratie et le sécularisme ne s'opposent en rien à la tradition islamique. Pourriez-vous préciser cette pensée?
Mohammad Al-Habash - Nous pouvons trouver dans la vie du Prophète la source de cette interprétation. Il n'a pas établi une théocratie mais un Etat civil. Dans la Constitution de Médine, le Prophète déclara que ses compagnons et les Juifs ne forment qu'une seule nation, jouissant de droits humains égaux. C'est sur ce modèle qu'il nous faut penser la démocratie.
Si nous avons la responsabilité d'appeler à l'établissement des lois islamiques (shari'a), nous n'avons aucun droit de forcer les gens qui ne les reconnaissent pas pleinement à respecter ces lois. Si un processus démocratique amène les gens à accepter la shari'a, très bien. La place de l'islam dans la société doit être établie en fonction des aspirations de la population. En Syrie, nous avons trente pour cent de la population, composées de chrétiens (quinze pour cent), d'alaouites, de druzes et d'ismaélites, qui estiment que la séparation entre religion et Etat est nécessaire; soixante-dix pour cent de Syriens appartiennent au courant sunnite et la moitié d'entre eux pensent que nous devons séparer l'Etat de la shari'a. Par conséquent, le nombre de personnes en faveur d'une fusion entre islam et Etat est restreint en Syrie et il est impossible d'imposer cette formule à toute une population. Sous certains rapports, toutefois, celle-ci accepte l'établissement de principes musulmans, comme dans le cas de la règlementation du mariage et du divorce. Cela ne pose pas de problème. Ces mêmes personnes refusent en revanche l'application des punitions corporelles telles que spécifiées dans les lois traditionnelles musulmanes.
Religioscope - Quelles sont, selon vous, les racines du radicalisme musulman en Syrie?
Mohammad Al-Habash - La violence a besoin de deux impulsions: une culture radicale et l'injustice. En Syrie, une culture du radicalisme existe depuis longtemps et remonte à plus de mille ans. L'époque régissait les rapports entre les hommes selon les lois de la guerre. L'autorité revenait à celui qui remportait la victoire sur le champ de bataille. Les interprétations radicales jouissent donc, jusqu'à nos jours, d'un riche terrain pour croître. C'est précisément notre défi au sein même des sociétés musulmanes. En tant que réformiste, nous croyons que nous avons la responsabilité morale de corriger notre curriculum pour le rendre plus tolérant et plus ouvert. Bien sûr, les milieux conservateurs et radicaux refusent tout changement dans l'approche des Textes et de la Tradition.
Vous avez cité dans notre conversation Mohsen al-Qaqa, imam aleppin qui appelle à l'établissement d'un Etat islamique en Syrie et à la lutte contre l'occupation américaine en Irak. Je le connais bien et peux vous certifier que son discours est surtout motivé par l'injustice que lui inspire l'occupation. Il n'est pas inutile de préciser ici qu'al-Qaqa a par ailleurs récemment perdu sa position de prêcheur dans sa mosquée. Même si la Syrie n'est pas sous le joug d'une puissance étrangère, les musulmans partagent un lien très fort entre eux: Irak et Palestine sont des nations islamiques et les habitants de la région partagent une identité culturelle commune. A titre personnel, je considère que toute forme de violence doit être évitée et je m'oppose à son emploi, même en Palestine ou en Irak. Le message que notre centre d'études islamiques essaie de propager est que l'humanité doit être vue comme une seule famille dont le père est Dieu.
Toutefois, je dois avouer qu'il m'est difficile de savoir quelle serait ma réaction si mon pays se trouvait occupé par une force étrangère et ma famille massacrée. Franchement, je pense que ma position changerait et que je soutiendrais une résistance armée. Toutefois, l'occupation américaine de l'Irak est purement un problème politique où la religion n'a pas sa place. Je ne m'oppose pas à une quelconque théologie américaine mais à la politique des Etats-Unis dans la région.
En d'autres termes, si la violence trouve son origine dans l'injustice et la culture radicale, les Américains assument la responsabilité de réparer la première, tandis nous avons le devoir de faire face à la seconde.
Religioscope - Comment évaluez-vous l'influence du wahhabisme en Syrie?
Mohammad Al-Habash - Limitée. Ils ne possèdent pas de centre culturel à Damas ni de structures officielles. Si un certain nombre d'acteurs de la scène religieuse sont proches ou appartiennent au courant wahhabite, je crois cependant erronée l'idée que les financements saoudiens en Syrie, soutenant des projets islamiques, expliquent à eux seuls l'implantation de ce courant dans la région.
L’entretien s’est déroulé à Damas le 28 octobre 2006. Les questions de Religioscope ont été posées par Olivier Moos.
© 2006 Olivier Moos.