Le livre de Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans et collaborateur de Religioscope, mérite d'être recommandé d'abord parce qu'il offre un dossier complet, marqué par un effort d'équilibre et de refus des positions militantes, sur une région de l'Europe qui suscite autant de passions des acteurs que de perplexités de bien des observateurs. On peut en effet parler de "surinvestissement idéologique" au Kosovo depuis 120 ans, les deux nationalismes le considérant comme berceau de leur nation (p. 33). Dérens aide ses lecteurs à comprendre comment nous en sommes arrivés là, à travers des pages documentées et enrichies par une expérience intime du terrain. Quelques faiblesses typographiques n'ôtent rien à l'intérêt de cette lecture.
A vrai dire, les perspectives qu'ouvre ce volume ne sont pas toujours optimistes, même s'il met aussi en lumière quelles seraient les conditions pour sortir de cette situation. Dans la préface, Marek Antoni Nowicki, ancien médiateur des Nations Unies pour le Kosovo, ne cache d'ailleurs pas qu'il ne voit aucune chance d'avenir pour un Kosovo multiethnique, tout en reconnaissant que le statu quoactuel ne peut être prolongé. Et pourtant, un Kosovo où ne vivraient plus que des Albanais ne sonnerait-il pas comme constat d'échec et signe annonciateur d'autres conflits – ou justification pour d'autres mouvements de séparation à base ethnique, pas seulement dans les Balkans?
Sur l'arrière-plan de ces questions auxquelles n'existe pas de réponse simple, on comprendra que le livre de Jean-Arnault Dérens se veuille en même temps un avertissement, clairement exprimé dans les dernières lignes de la conclusion: "le temps presse, et il faut aussi que tous les citoyens européens comprennent que l'histoire et l'identité du continent se sont, en partie, construites dans les Balkans, et que son avenir se joue donc aussi au Kosovo." (p. 339)
Dans ces lignes consacrées à Kosovo, année zéro, nous souhaitons cependant nous arrêter à des aspects qui intéressent particulièrement Religioscope: les questions religieuses dans cette zone. Même si ce n'est pas le sujet de son livre, Dérens nous apporte en effet des éclairages sur ce point aussi.
Terre sacrée, considérée par les Serbes comme fondement de leur identité nationale, le Kosovo se trouvait à la croisée des influences orthodoxes et catholiques. Au XIIIe siècle, la Serbie choisit définitivement l'allégeance orthodoxe. Disparu en 1459, le Patriarcat de Pec (au Kosovo) fut rétabli en 1557 sous le pouvoir ottoman. Comme le rappelle Dérens, le système ottoman ne reconnaissait pas les nations, mais protégeait les communautés religieuses: l'Eglise serbe se retrouvait donc garante de l'identité nationale et le centre se trouvant à Pec, le Kosovo était au centre de cette configuration.
Après 1690, à la suite de l'offensive autrichienne contre la pression turque, puis de la contre-offensive ottomane, de nombreux Serbes quittèrent le Kosovo, ce qui marqua le point de rupture démographique, avec l'affaiblissement de la population serbe et la progression albanaise. Au XVIIIe siècle, les Ottomans supprimèrent le Patriarcat de Pec, tandis que se renforça la dynamique d'islamisation du Kosovo, touchant d'ailleurs non seulement les Albanais, mais aussi des Serbes (p. 43).
L'islamisation du Kosovo fut tardive, contrairement aux mouvements massifs de conversion en Bosnie-Herzégovine. D'après les premiers recensements ottomans, on ne comptait que 2 à 3% de musulmans dans la région au XVIe siècle. Les ordres de derviches jouèrent dans cette islamisation un rôle important. "[...] les derviches albanais [...] se perçoivent comme les gardiens d'une tradition authentique et nationale, par opposition à l'islam officiel, suspecté de compromission avec le pouvoir, avant-hier le pouvoir ottoman, et hier le pouvoir yougoslave." (p. 50)
Tardif, le nationalisme albanais fut en partie une réaction aux nationalismes des peuples chrétiens des Balkans. Les populations albanaises (catholiques) du Sud de l'Italie jouèrent dans l'émergence de ce nationalisme un rôle important: il s'agissait d'un nationalisme à base ethnique et linguistique.
Au début du XXe siècle, en raison de la poursuite de l'exode serbe, le Kosovo était devenu majoritairement albanais. Mais, note Dérens, dès le XIXe siècle se développa parmi les Serbes une obsession de la "Vieille Serbie" (Kosovo), intérêt qui permit également à l'Eglise de réinvestir le champ politique et national:
"L'Eglise commença [...] à faire du Kosovo l'espace mystique d'une nouvelle résistance, résistance à la sécularisation et aux influences modernisatrices délétères frappant le peuple serbe, résistance à la pression démographique albanaise, et résistance aussi, après 1945, au régime communiste." (p. 46)
Certes, cette période communiste réprima les nationalismes, tout en concédant une autonomie croissante à différentes provinces, mouvement dont le Kosovo bénéficia aussi dans un premier temps, notamment avec la Constitution de 1974 ("dont l'adoption marqua le début d'un 'âge d'or' du Kosovo autonome, souvent regretté par la suite par les Albanais", p. 74), mais le mouvement fut interrompu par la répression des manifestations de 1981. On peut dire aujourd'hui que ces émeutes marquèrent pour les Albanais le point de non retour.
Mais le communisme empêcha de "nécessaires débats", alors que se maintenaient tant chez les Serbes que chez les Albanais, dans le domaine privé, sous forme orale, des "mémoires et histoires parallèles", qui firent irruption dans l'espace public à la fin des années 1980 (p. 77). En 1987, Milosevic embrassa la cause nationaliste serbe au Kosovo.
Dans les années 1990 apparurent au Kosovo des groupes armés, opposés à la stratégie non violente du président Ibrahim Rugova (1944-2006). En effet, n'oublions pas que les Albanais du Kosovo sont loin de former un front uni, même s'ils partagent une commune aspiration à l'indépendance et un nationalisme intransigeant malgré les divergences tactiques.
Les divisions religieuses se sont également manifestées sur le plan politique: dans plusieurs régions, la tendance des imams sunnites fut de se rallier à la guérilla, tandis que les derviches s'en méfiaient, ce qui provoqua apparemment des éliminations au sein de la population albanaise, d'autant plus que la guérilla était souvent – au départ – influencée par l'idéologie communiste envériste de l'Albanie, donc peu sensible aux aspects religieux. Cela explique d'ailleurs aussi qu'il n'y ait guère eu de volontaires islamistes dans cette guérilla.
De même, les villages catholiques ne soutinrent guère l'UCK (Ushtrria Clirimtare e Kosoves, Armée de libération du Kosovo): aujourd'hui, le diocèse catholique du Kosovo (moins de 5% de la population) cherche à enraciner la communauté "dans l'ensemble du corps national albanais" (p. 152). – En revanche, parmi les Albanais du Monténégro (7,1% de la population), la proportion de catholiques est importante (environ 30%), et ils tiennent à affirmer leur différence avec les musulmans (pp. 183-184).
On trouve nombre de catholiques dans la LDK (Ligue démocratique du Kosovo) fondée par Rugova. "[...] les courants proches d'Ibrahim Rugova ont surévalué la part de l'héritage catholique dans la société albanaise." (p. 157) On se souvient d'ailleurs que des rumeurs sur la conversion de Rugova au catholicisme circulaient depuis longtemps et qu'il finit en effet par devenir catholique sur son lit de mort. Bien entendu, cette approche philocatholique présentait plusieurs avantages, comme le remarque bien Dérens: elle permettait de revendiquer un héritage chrétien tout en se démarquant des orthodoxes et de s'affirmer "européen" à travers cet héritage religieux (p. 158)
Dérens nous apprend que cette surévaluation a notamment été influencée par l'existence d'une tradition de crypto-catholicisme dans certaines régions du Kosovo: des familles albanaises se déclaraient musulmanes, mais continuaient à pratiquer secrètement le catholicisme. Aujourd'hui encore, on peut rencontrer au Kosovo des familles fières de leur héritage crypto-catholique.
Dérens en arrive ainsi à distinguer trois filiations idéologiques du nationalisme albanais et leurs différentes attitudes envers la religion:
1) un nationalisme grand-albanais de matrice marxiste-léniniste, donc plutôt indifférent à la religion (mais aucun mouvement politique important ne revendique ouvertement la "grande Albanie" pour le moment);
2) un nationalisme conservateur, particulièrement présent dans les zones rurales, ayant des affinités avec l'islam;
3) un courant cherchant à fonder une identité nationale des Albanais du Kosovo en mettant l'accent sur leur passé chrétien – les courants dont nous venons de parler, sympathiques au catholicisme.
"Tous les Albanais des Balkans se distinguent par leur faible pratique religieuse" (p. 187), une réalité que l'on observe également dans la diaspora. Cependant, selon Dérens (et c'est un point sur lequel il se trouve en débat avec d'autres observateurs de la région), il y a une tendance à sous-estimer les différences confessionnelles dans les populations albanaises. "Aujourd'hui, affirme-t-il, la question de l'islam prend une nouvelle acuité dans l'ensemble du monde albanais." (p. 188) On trouve de jeunes imams du Kosovo qui sont formés dans les pays du Golfe, et des mosquées sont construites ou reconstruites (avec l'aide de fonds saoudiens) selon les critères architecturaux propres aux pays du Golfe au lieu des modèles traditionnels de la région. Dans le contexte actuel, tout cela soulève d'inéévitables interrogations.
Certains voudraient voir dans les derviches une barrière face à un possible développement de nouvelles formes d'islam (notamment des formes radicales), mais Dérens note que les confréries derviches ne s'étendent pas et se transmettent dans le cadre de familles, sans recruter de nouveaux membres (p. 192). Notons que l'on observe également une propagande sunnite contre ces ordres, un phénomène qui n'est certes pas propre au Kosovo ou au monde albanais – et cela montre d'ailleurs une fois encore au passage que, sur le plan religieux également, le Kosovo et les Balkans ne peuvent être abordés comme un monde clos, mais se trouvent en interaction avec des courants transnationaux.
Dérens s'intéresse bien sûr aussi au rôle de l'Eglise serbe, dont la place a été si importante au Kosovo et dont certaines figures ont adopté un profil très engagé sur cette question, notamment à partir d'un appel sur le Kosovo adressé aux autorités serbes et yougoslaves en 1982 par plusieurs figures de proue de l'Eglise. L'Eglise en a payé le prix fort: plus de 100 lieux de culte pillés, profanés ou détruits en 1999, une vingtaine d'autres en 2004.
Les perspectives sont peu riantes. Selon Dérens, la répression contre les Albanais dans les années 1980 "a brisé les derniers ponts qui pouvaient exister entre les communautés" (p. 335). En Bosnie-Herzégovine, que cela plaise ou non, les gens ont conscience qu'ils devront vivre d'une façon ou d'une autre avec les membres des autres communautés; au Kosovo, les projections tant des Serbes que des Albanais "consistent à nier tous les droits de l'autre peuple à vivre sur la terre du Kosovo" (p. 289). Il y a certes des tentatives de briser cette logique, également sur le plan symbolique, comme le mémorandum de l'Eglise serbe, en 2003, pour faire du Kosovo une "terre sainte" commune des Serbes et des Albanais, des chrétiens et des musulmans (p. 327). Le lecteur est tenté de se demander s'il est encore temps, si de telles tentatives ont encore des perspectives alors que les fossés semblent devenus si profonds? Le réalisme politique, suggère pourtant Dérens, voudrait "que l'on parvienne à trouver une solution qui garantisse la présence serbe au Kosovo, qui assure la préservation de tous les monuments et de tous les lieux sacrés du Kosovo, et qui permette au peuple serbe de ne pas entretenir une 'fixation' nationaliste autour du Kosovo perdu" (p. 338).
Comme tant d'autres conflits ou tensions aujourd'hui, le Kosovo n'est pas le lieu d'une guerre de religion. Mais c'est en même temps un lieu où l'on aurait grand tort d'ignorer les facteurs religieux si l'on veut prévenir les conflits de demain.
Jean-Arnault Dérens, Kosovo, année zéro (préface de Marek Antoni Nowicki), Paris, Ed. Paris-Méditerranée, 2006, 380 p.