L'islamisation change de bord. Après 20 ans d'obsession du politique et de la question identitaire, un nouveau rigorisme religieux (iltizâm) émerge au carrefour de la rencontre non conflictuelle entre islamisation et globalisation et se place d'emblée dans une position très critique vis-à-vis de l'offre religieuse traditionnelle, qu'elle soit celle des clercs officiels ou de ceux affiliés à la mouvance islamiste. Depuis le début des années 2000, un nouveau prédicateur est venu formaliser cette nouvelle religiosité: Amr Khaled, ancien Frère musulman, fils de bonne famille cairote et adepte d'une religiosité stricte mais non pas fermée au monde.
Illustre inconnu au passage du millénaire, il est maintenant non seulement le prédicateur de loin le plus populaire dans le monde arabe, le premier à avoir de surcroit porté l'islamisation au sein des milieux bourgeois et cosmopolites, il est aussi le premier à traduire sa prédication en mouvement social. Depuis 2004, l'émission «la Fabrication de la vie» est venue s'imposer en nouveau mode de mobilisation fondé sur les principes de la culture managériale américaine visant non plus à construire l'alternative civilisationnelle rêvée par les islamistes, mais à rendre le monde arabe à nouveau compétitif dans le concert des nations. Actuellement, il est à la tête d'un nouveau souffle réformiste islamique autonome de tous les mouvements islamistes traditionnels. Ni démocrate musulman ni religieux éclairé, c'est le profil d'un coach pieux que Religioscope vous présente.
Avec Amr Khaled, le grand projet islamiste d'alternative civilisationnelle est abandonné pour un idéal plus réaliste: insuffler un nouvel esprit combattant à la oumma en réarticulant le rêve de la réforme musulmane (nahda) autour des valeurs de l'entreprise. En marge des mouvements salafistes et islamistes, en entrepreneur plutôt qu'en intellectuel, Amr Khaled a eut ce génie de se positionner au carrefour de trois tendances: l'islamisation des sociétés, la privatisation des Etats et la globalisation du monde. Son projet aujourd'hui est simple: réarticuler la nahda autour des principes de l'entreprise et faire de l'islam une religion entrepreneuriale qui ne passe plus par le jihâd armé, mais par la mise sur pied, à l'échelon du monde arabe, d'un réseau de projets de développement. Comment celui qui était il y a quelques années encore un prédicateur de salon en est arrivé à structurer, comme il le dit, un «nouveau projet national»? Dans son modeste bureau de Birmingham, Amr Khaled nous raconte son itinéraire, son projet et sa vision.
La naissance d'une vocation
Tout commence un jour de ramadan lorsque ce fils de l'élite politique, socialisé dans une ambiance nationaliste qui ne laissait que peu de place aux références spirituelles, comme tant d'autres redécouvre sa religion durant l'adolescence, seul, un mois de ramadan : «je ne jeûnais même pas, j'étais mécontent, mécontent que les autres, sur ce plan là, étaient meilleurs que moi, c'était le début du retour en religion (tadayunn). À côté de cela, commençais chez moi à se développer un amour du pays, car j'étais dans une maison où mon grand-père, Abdel Hadî Pacha parle toujours du pays, de réforme et de développement, mais sans faire entrer le religieux en ligne de compte». Pour le reste, son cosmopolitisme le met d'entrée de jeu en porte-à-faux par rapport à l'offre religieuse traditionnelle: «mon appartenance au Shooting club qui est une «société ouverte», les voyages en Europe, tout cela a joué un rôle extrêmement important. Beaucoup de religieux regardent le monde à travers un tube de 5mm et ne voient que cela. Il n'y a pas de réalités à une seule face: l'Occident est l'ennemi de l'islam, il n'y a pas quelque chose de tel. Il y a des intérêts partagés, des idéologies croisées. Et le sens de l'esthétique, de la beauté, la sensibilité pour les arts, beaucoup de religieux ne savent pas ce que cela signifie. Je ne suis pas un shaykh, cela me dessert qu'on m'appelle ainsi. Je suis détenteur d'un message réformiste, et la religion, ce n'est qu'un de mes facettes, celle avec laquelle j'ai débuté».
Et de fait, déjà à l'université il commençait à structurer un discours, qui ne parlait «pas seulement de religion, mais aussi de développement personnel, d'amélioration de soi». Son passage dans le monde de l'entreprise en Angleterre par le biais de son oncle, un des personnages importants de la Chase Manhattan, lui donne ensuite une connaissance concrète de «l'offre religieuse» contemporaine : «j'étais ouvert à tous les courants islamiques, les Frères, les salafistes. C'est vrai, je penchais beaucoup plus pour les Frères, et j'interagissais avec eux, et j'ai beaucoup appris avec eux, tant durant l'université que pendant cette première année en Angleterre. Mais pendant cette année, j'ai commencé à développer une vision propre». Puis, de retour en Egypte, «dès que dans les classes moyennes supérieures les salons se mettent en place», il quitte son bureau de comptables pour se consacrer à plein temps à la prédication tout en prenant soin de rester à l'écart des courants oeuvrant à la réislamisation de la bourgeoisie, à commencer par les actrices repentantes car, nous confie-t-il, «l'atmosphère en Egypte était tendue, mais aussi parce que je ne suis pas d'accord avec l'idée d'abandon de l'art». Puis, lorsqu'il accède à l'estrade (minbar) de la mosquée du Shooting Club au milieu des années 1990, «on avait une tension entre les appareils sécuritaires et une certaine élite qui m'était favorable. On m'interdisait de parole, puis sous les pressions des gens on m'autorisait à nouveau à parler. Et chaque fois qu'on faisait pression sur moi, ma popularité augmentait, chaque fois que la presse m'insultait pour m'empêcher de parler, et c'est l'inverse qui se passait».
Combattre pour un rigorisme ouvert : le Kulturkampf de Amr Khaled
Le climat passionnel qui très vite entour le prédicateur empêche alors bien vite tant ses détracteurs que ses apologues de comprendre qu'il représente vraiment: le foyer d'un véritable Kulturkampf au sein de l'islam sunnite arabe qui tente d'affranchir le religieux d'un univers refermé sur lui-même et fataliste pour le projeter dans une religiosité cosmopolite et proactive. Il a alors à lutter sur trois fronts: un premier front l'oppose à l'islamisme comme expression musulmane de l'étatisme. Un deuxième front l'oppose au salafisme comme pensée dogmatique et figée. Un troisième front l'oppose au traditionnalisme comme pensée marquée par le fatalisme.
Ce sont ses deux émissions sur la chaîne "Dream", Kalam min al-qalb et Wa nalqa al-Ahiba, diffusées entre 2000 et 2002, qui vont contribuer à cristalliser cette nouvelle religiosité qu'il défend, des émissions qui disaient «simplement qu'il y a une autre image de la religion, des jeunes qui interagissent, qui ne sont pas fermés» Pour lui, ces deux émissions constituaient « un message adressé au traditionalisme, mais sans clash. On y mettait de la musique, des filles non voilées qui écoutent. Et c'était volontaire. Ma première intention, était de mettre autant de filles non voilées que de filles voilées, mais ce n'était pas possible, les pressions étaient trop fortes. Wa Nalqa Al Ahiba racontait le modèle des compagnons du prophète. Mais l'entrée, était bien de dire: ces gens ont construit une civilisation, toi tu as fait quoi. Nous, on ne nous demande plus de faire la guerre, mais de développer nos pays». Dans cette nouvelle forme de prédication, les principes subjectifs fondateurs du musulman censés fonder la «renaissance» à laquelle Amr Khaled aspire sont: «la volonté, la découverte du don, l'innovation et l'invention, la conscience de l'importance du travail et du savoir, l'esprit d'initiative, l'art de la communication et la clarté de vision», comme il le déclare en introduction de sa dernière émission, «Les Bâtisseurs de la vie».
Il le dit lui-même, ce qui l'intéresse toujours plus, ce sont «les valeurs de travail, pas les valeurs religieuses. Moi je dis, viens, prenons ces jeunes qui peuvent se transformer en bombes à retardement qui fasse exploser la terre, et transformons les en quelque chose développementaliste qui serve le futur de la région, les régimes et l'Occident. Wa Nalqa al-Ahiba remplissait un rôle de préparation, de formation morale, le rappel de l'appartenance aux origines, le fait de donner des exemples aux gens. Comme quand tu charges quelqu'un et tu lui dis allons-y on y va!»
L'islam par projet, une nouvelle militance postislamiste
La canalisation de cette énergie croyante se réalise avec son émission Sunaa al-Hayat. SAH est pourtant bien plus qu'une émission, c'est d'ores et déjà un véritable mouvement social d'un genre totalement nouveau : plus d'organisation lourdes et hiérarchisées bloquant toute adaptation au réel, mais des projets collectifs ponctuels comme les petits projets, la mise en culture des toits, la collectes d'habits pour les démunis, les campagnes anti-tabac mobilisant les bonnes volontés jusqu'en Ukraine et même en Chine, et reposant sur une multitude d'intervenants largement autonomes et faiblement institutionnalisés: les comités Sunaa Al-Hayat. Ceux-ci sont tantôt des groupes d'écoliers en Syrie, tantôt des professeurs ou des doyens d'Université en Egypte, des comités populaires en Libye, des propriétaires de cafés en Jordanie. En lieu et place du prédicateur hautain et autoritaire, Amr Khaled est plutôt à moitié coach, à moitié médiateur, ces deux personnages que valorise le néo-management des années 1990 au détriment du directeur et du leader et cadrant parfaitement avec sa modestie naturelle. En tant que médiateur, il fait circuler l'information en narrant en détails les initiatives positives des uns et des autres car, pour lui, «l'émission des Bâtisseurs de la vie, c'est un peu comme un aimant pour des personnes engagées dans les sujets dont je parle». En tant que coach, il possède l'art de motiver et c'est bien ce à quoi il se destine quand il appelle le musulman à «rompre les chaînes de la passivité».
Les Bâtisseurs de la vie sont donc une organisation en réseau favorisant la circulation rapide de l'information et de l'innovation, systématiquement dans une situation réflexive, d'autoévaluation et de correction singulièrement proche de l'idéal du new management: l'organisation par projets. Celle-ci évoque une entreprise dont la structure est faite d'une multitude de projets associant des personnes variées et fonctionnant sur la base d'une accumulation de liens contractuels plus ou moins durables se faisant et se défaisant d'une opération à l'autre. Par analogie, avec les Bâtisseurs de la vie, Amr Khaled a bien constitué un «islam par projets», une nouvelle forme de militance d'un contemporanéité étonnante et à cent lieues de l'islamisme classique dont on l'accuse parfois d'être le relais «chic». Car des islamistes, il en est en tous points l'opposé: là où les islamistes pensent politique et Etat, Amr Khaled s'organise autour des valeurs de l'entreprise et du marché; alors que les islamistes vivent encors dans l'ère - révolue - des grosses structures type partis communistes européens des années 1950, Amr Khaled est déjà dans un fonctionnement en réseau; et à la culture disciplinaire (l'Adab al-taa'a wa al-sama'a) des islamistes il répond par un rapport avec ses bases qui tient beaucoup plus du coaching et de l'interaction. Bref, Amr Khaled semble sur tous les point s'opposer non aux islamistes - toutes les bonnes volontés sont les bienvenues chez les Bâtisseurs de la vie - mais à la culture politique et religieuse traditionnelle dominant les cercles islamistes (thaqâfa ikhwâniya). D'ailleurs, la renaissance à laquelle il aspire «n'est pas la renaissance de l'islam, mais la renaissance de nos pays. Nous ne parlons pas d'une nouvelle révolution islamique à travers le développement, nous parlons des peuples de cette région, c'est-à-dire les musulmans et les chrétiens, l'Arabe et le Zingi, l'Amazigh et le Berbère et l'Arabe». Et du coup, le prédicateur atteint une capacité de mobilisation sans précédent: sa campagne de prise d'information par questionnaire (istiqsa) sur la réalisation d'un vaste projet de microcrédits a récolté 475 000 retours de questionnaires en moins de deux semaines, sa campagne de sacs s'est soldée par plus d'un million et demi de sacs récoltés et distribués et le projet de mise en culture des toits a d'ores et déjà été mis en place dans 62 écoles et 9 universités. Son site maintenant en arrive à concurrencer al-Jézira comme premier site arabe, alors qu'il est d'ores et déjà premier site individuel du monde et N° 377 des sites toutes catégories confondues.
Ainsi, en moins de quatre ans, le prédicateur de salon peut enfin faire passer son grand message aux régimes arabes: «ils ne doivent pas forcément être les seuls présents. Ce n'est pas honteux que le projet national vienne du peuple. Et nous, aujourd'hui, nous proposons un projet national».
Entre islam politique et islam sécularisé, l'islam d'entreprise et le nouvel axe de la vertu
On a toujours enfermé les peuples musulmans entre deux options: face à l'islamisme, obsédé du politique, il conviendrait d'opposer un islam privatisé, c'est-à-dire sécularisé. Amr Khaled dessine une troisième option où l'islam revient dans le politique non par la porte de la problématique de l'Etat islamique, mais en participant au redéploiement du religieux à l'échelon planétaire et à l'émergence de sociétés civiles proactives et vertueuses interagissant avec l'Etat non en termes de contestation, mais par le biais du principe de la «décharge», au sens sociologique de Weber, où certaines de prérogatives de l'Etat sont déléguées à des opérateurs religieux privés se situant dans l'esprit du «conservatisme compatissant» (compassionate conservatism) américain et des faith-based initiatives des Républicains: «le monde se dirige, l'Amérique se dirige, vers une nouvelle vision où la religion réoccupera sa place en comparaison de celle qu'elle occupait le siècle précédent. Après les impérialismes, les nationalismes et les communismes, on est dans un basculement, dans une période de cristallisation de nouvelles idéologies» et de bannissement de tous les «ismes», islamisme compris serions-nous tentés d'ajouter. Effectivement, alors que les islamistes classiques ont eut le malheur de lier leur destin au sort de l'Etat-Nation hérité du XIXe siècle et aujourd'hui mondialement en crise, «l'islam par projets» que défendent les nouveaux coachs de la réislamisation et du développement comme Amr Khaled pour le monde arabe ou Abdullah Gymnastiar en Asie du Sud-Est participent bien de la formation d'un nouvel «axe de la vertu» réunissant toutes les religions entrepreneuriales et winners churches visant à redéfinir la modernité hors du socle laïcisant des Lumières françaises.
Patrick Haenni
Références
Sur Amr Khaled et son courant, Religioscope a déjà publié les articles suivants de Patrick Haenni:
“Au-delà du repli identitaire… Les nouveaux prêcheurs égyptiens et la modernisation paradoxale de l’islam” (novembre 2002)
http://www.religioscope.com/articles/2002/029_haenni_precheurs.htm
“Après l’islamisme: les militances religieuses concordataires – Les Bâtisseurs de la vie au Maroc” (novembre 2006)
http://religion.info/french/articles/article_276.shtml
Rappelons également que Patrick Haenni est l’auteur d’un livre très remarqué, L’Islam de marché. L’autre révolution conservatrice (Paris, République des Idées-Seuil, 2005), que Religioscope a présenté en novembre 2005:
http://religion.info/french/articles/article_204.shtml
© 2006 Patrick Haenni