Dans les dernières années de la période soviétique, bien des spéculations circulaient sur le rôle à venir de l'islam: allait-il provoquer – par pression démographique – l'éclatement du système soviétique? quelle était la puissance des confréries soufies en Asie centrale?
Depuis, les développements auxquels nous avons assisté ont conduit à bien des réévaluations, mais le facteur musulman demeure un sujet qui suscite des débats, ne serait-ce qu'en raison de la proximité de zones (comme l'Afghanistan) où des idéologies d'inspiration islamique ont suscité des préoccupations internationales.
Il convient de saluer la publication, sous la direction de deux chercheurs français familiers de ces zones géographiques, Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, d'un intéressant recueil de contributions qui, sur plus de 300 pages et sous la signature de 18 auteurs, nous proposent des analyses sur différentes questions relatives aux interactions entre islam et politique dans cette zone. Intitulé Islam et politique en ex-URSS (Russie d'Europe et Asie centrale), ce volume est le produit (enrichi et mis à jour) d'un colloque qui s'était tenu en 2004 à Kazan. Il rassemble des chercheurs d'origine occidentale aussi bien que russe ou centrasiatique.
Les responsables du volume n'ont pas cédé à la facilité de donner la plus large place à l'islamisme: car, soulignent-ils avec pertinence, l'islam et la politique ne se limitent pas à ce phénomène (p. 16). La remarque vaudrait pour bien d'autres traditions religieuses, dans lesquelles certains observateurs ne voient de pertinence pour une analyse politique que dans les expressions qualifiées de "fondamentalistes".
Nous assistons en Asie centrale à un intéressant jeu tant de la part des gouvernements que de la part des religions traditionnelles. Alors qu'aucun texte officiel ne proclame l'islam comme religion d'Etat, les pouvoirs instrumentalisent la religion majoritaire à des degrés divers, observent Laruelle et Peyrouse. Quant aux religions, tant en Russie qu'en Asie centrale, islam et Eglise orthodoxe unissent leurs forces pour limiter l'impact des autres confessions religieuses, des nouveaux acteurs qui font irruption dans leur "chasse gardée". Ainsi, en 1997, l'évêque orthodoxe d'Oufa et les autorités musulmanes signent un accord pour faire front commun face au prosélytisme des sectes (p. 197, n. 4). Musulmans et orthodoxes s'accordent pour juger que les mouvements religieux nouveaux doivent avant tout être considérés comme des facteurs de division (pp. 69 et 72).
Mais l'islam est loin de présenter un visage uni. Ainsi, la seconde partie de l'article de Nurlian Alniazov (Académie des sciences, Almaty) sur le Kazakhstan montre que, en dehors du contrôle du pouvoir et de l'islam officiel, plusieurs autres communautés islamiques s'efforcent de développer leurs activités: on y trouve des missionnaires de différentes branches du soufisme, les nourdjous turcs (disciples de Saïd Nursi), des représentants du Tabligh pakistanais, et également le Hizb-ut-Tahrir et d'autres groupes islamistes. Cependant, montre dans un autre article Samat Kuchkumbaev (également collaborateur de l'Académie des sciences), il ne faut pas se hâter de conclure à un réveil religieux: l'islam est aussi utilisé pour structurer l'identité nationale kazakhe et la foi se retrouve souvent subordonnée à celle-ci (pp. 213 et 218). Il y a au Kazakhstan probablement 8 à 10% de musulmans pratiquants, car l'islam en tant que constituant de l'identité collective ne requiert pas la pratique individuelle (pp. 216-217).
Il existe cependant à cet égard des variations d'un pays à l'autre: le taux d'identification et de pratique serait supérieur en Ouzbékistan. Quoique les évaluations ne soient pas toujours aisées: Jean Radvanyi (Institut national des langues et civilisations orientales, Paris), qui s'intéresse dans son chapitre au recensement de la population en Russie en 2002, souligne les grandes incertitudes sur les statistiques religieuses, qui présentent des écarts considérables selon les sources, sans parler de la tendance de nombre d'auteurs à s'appuyer sur les données ethniques, comme s'il était possible d'extrapoler des appartenances religieuses à partir de celles-ci. Il est impossible d'obtenir un résultat à partir des données du recensement, estime Radvanyi, mais son estimation aboutit à une fourchette de 10 à 16 millions de musulmans sur le territoire de la Fédération de Russie, la réalité étant probablement plus proche du chiffre le plus bas (p. 167).
Musulmans de la Russie et des républiques de l'Asie centrale ne sont pas à l'abri des tendances qui traversent le reste du globe. On assiste ainsi aux développements de formes de religiosité personnalisée et à une tendance à l'individualisation de l'islam (pp. 28-29). Xavier Le Torrivellec (Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris) décèle ainsi les signes d'une autonomisation du religieux et d'une individualisation de la croyance (relevant d'une conviction personnelle plus que de l'emprise de la coutume) au Bachkortostan (pp. 204-205).
Notons également que les directions spirituelles, ces organes supposés assurer l'unité de l'islam dans chaque république, n'ont pas réussi partout à garder leur unité: pour des raisons qui semblent relever souvent de rivalités personnelles plus que de causes idéologiques, mais sont aussi liées à des concurrences politiques, il existe ainsi deux directions spirituelles au Bachkortostan, "plus ou moins loyales au gouvernement local", et les communautés musulmanes du territoire se répartissent entre elles (p. 199). A l'échelle de la Fédération de Russie entière, on constate la rivalité entre deux principales directions spirituelles, quoique pas implantées partout de façon égale.
L'islam de Russie se trouve bien entendu dans une situation quelque peu différente de celui de l'Asie centrale, même si sa présence est très forte dans certaines zones. "Islam intégré" de présence ancienne, il s'inscrit dans un "patriotisme culturel" (pp. 189-190). Cette harmonie apparente n'est pas exempte de tensions: Evgueni Moroz rappelle qu'une majorité des Russes tendent à considérer l'expansion de l'islam comme un "danger pour l'Etat russe" (p. 118). Pas de problème tant que l'islam reste confiné à de petites républiques ethniques où il est la forme religieuse traditionnelle: mais quand il s'installe dans les grandes villes russes ou attire des convertis, des réactions se manifestent. Et l'islam est loin d'être en tout traité à parité avec l'Eglise orthodoxe: Françoise Daucé (Université de Clermont-Ferrand) l'i
llustre par l'exemple de l'armée, pour laquelle seule l'Eglise orthodoxe dispose d'un accord de coopération avec le ministère de la Défense, où des prêtres bénissent des sites militaires et au sein de laquelle aucune disposition spéciale (par exemple sur le plan des particularismes alimentaires) n'est prévue pour les soldats musulmans (pp. 178-179).
Sur le territoire russe, l'islam se trouve en interaction avec certaines des idéologies qui ont agité des milieux politiques et intellectuels depuis la chute du communisme. Ainsi sont relevées des convergences entre les efforts de créer des formations politiques islamiques et les courants eurasistes. L'eurasisme insiste sur l'unité entre peuples slaves et turciques, entre Eglise orthodoxe et islam. Marlène Laruelle note cependant que les formes islamiques de l'idée politique eurasiste sont peu théorisées, moins idéologiques et plus pragmatiques, faisant d'une identité civique "russienne" la continuation sous une nouvelle forme de l'"amitié entre les peuples" de la période soviétique (p. 113). Elle note en outre l'impossibilité de constituer sur territoire russe un parti musulman stable. Certes, la loi de 2001 sur les partis interdit la constitution de formations politiques à base confessionnelle en Fédération de Russie (qu'ils soient islamiques ou démocrates-chrétiens); de toute façon, les partis islamiques ont enregistré des scores électoraux faibles là où ils ont eu l'occasion de se présenter (pp. 174-175). Françoise Daucé n'en estime pas moins qu'ils sont l'expression d'une demande de représentation des populations musulmanes.
Si l'islamisme, comme nous l'avons relevé, n'est pas au centre du volume, il n'en est pas absent. Il est impossible de l'ignorer sous l'angle d'une analyse politique: en Asie centrale, "l'interdiction de toute opposition laïque ouvre en effet le champ des revendications sociales aux mouvements islamistes" (p. 36). Sébastien Peyrouse observe que les risques de politisation présentés par l'islam expliquent pourquoi celui-ci suscite en Asie centrale plus de craintes que le christianisme (p. 83). Il faut aussi noter par ailleurs que les autorités de ces pays savent très bien agiter le spectre de la "menace islamiste" pour justifier leur politique...
Il convient de noter que, contrairement à des interprétations parfois rencontrées, les tendances de l'islam politique ne sont pas seulement le résultat d'une importation d'idées venues du Moyen-Orient, mais également le fruit de certains courant locaux qui ont cultivé de telles idées, ainsi que s'efforce de le montrer Achirbek Muminov (Institut d'orientalisme de Tachkent).
L'influence d'idées extérieure a néanmoins joué un rôle aussi, l'Asie centrale n'a pas été à l'abri de débats agitant plus largement le monde musulman: on étudiait déjà des penseurs islamistes arabophones dans certains cercles au cours de la dernière partie de la période soviétique. Et l'article d'Adil Kariev (Institut d'orientalisme, Tachkent) suggère que la situation que l'on observe aujourd'hui dans la vallé de Ferghana plonge ses racines dans cette même période, avec la montée d'une "nouvelle vague" islamique.
A travers ce recueil d'articles s'esquissent donc des approches variées, qui enrichissent notablement notre compréhension de certains processus aujourd'hui à l'œuvre dans l'espace post-soviétique en Russie et en Asie centrale.
Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse (dir.), Islam et politique en ex-URSS (Russie d’Europe et Asie centrale), Paris, L’Harmattan/Institut Français d’Etudes sur l’Asie Centrale, 2005, 338 p.