Astana, septembre 2006 -- Grossièrement subtile ou subtilement grossière, c'est comme on veut. Quoi qu'il en soit, la diplomatie religieuse selon Noursoultan Nazarbaev est remarquable d'efficacité. Les 12 et 13 septembre, l'ambitieux président kazakh accueillait à Astana, nouvelle capitale de l'ancienne république soviétique, les «dirigeants des religions mondiales et traditionnelles» pour le second congrès du nom, après le «succès» du premier en 2003. Une opération de communication de grande envergure pour le chef d'Etat kazakh, très soucieux de donner, autant à l'extérieur qu'à l'intérieur, l'image d'un président qui sait faire coexister dans la paix 130 minorités ethniques et religieuses.
Mieux, l'ancien apparatchik est parvenu, notamment grâce à la dernière partie de son discours d'ouverture du congrès, à se présenter comme un modèle pour le monde à la quarantaine de délégations de très haut niveau, représentant près de vingt religions, qui ont répondu «oui» à son invitation. Autour de l'immense table ronde sise au cœur de la pyramide de la Paix et de la Concorde, édifice de verre et de granit, de 62 mètres de haut, tout juste achevé selon les plans du célèbre architecte britannique Norman Foster, chacune a ouvert son allocution de dix minutes par un éloge de leur hôte. Comme le bouddhiste coréen Ji Kwan, qui a qualifié le Kazakhstan de «véritable modèle de coexistence pacifique pour les autres pays.» Le grand rabbin ashkénaze d'Israël, Yonah Metzger, quant à lui, a proposé de décerner à Noursoultan Nazarbaev le titre d'«Homme de l'univers.»
C'est ce genre de mots que le maître des lieux voulait entendre. Non pas par mégalomanie, mais comme politicien. Après l'indépendance de son pays, en 1991, celui qui préside aux destinées du Kazakhstan depuis 17 ans s'est attaché à construire une idéologie, l'eurasisme, conférant à son territoire, grand comme cinq fois la France, un rôle de pont entre l'Europe et l'Asie.Au carrefour du monde, le Kazakhstan et les Kazakhs: cette idéologie, qui tourne de plus en plus au nationalisme, aurait intégré la quintessence des valeurs du continent eurasiatique. La jeune république serait naturellement vouée à jouer un rôle moteur dans les discussions entre peuples, religions, Etats [1].
L'eurasisme est aussi, sinon surtout, de première importance pour la politique intérieure de M. Nazarbaev. Le Kazakhstan est une mosaïque de peuples. Outre les Kazakhs, «nation» éponyme représentant 53% de la population kazakhstanaise aujourd'hui, et les Russes, émigrés dans la steppe kazakh en plusieurs vagues, on y rencontre les descendants des peuples déportés de l'URSS (Tchétchènes, Tatars de Crimée, Coréens, Ukrainiens, Allemands de la Volga etc.) et l'infinie variété des ethnies de l'Asie centrale (Ouzbeks, Dounganes, Ouïghours etc.).
Une mosaïque qui fait l'objet de toutes les attentions de Noursoultan Nazarbaev. La paix civile dépend avant tout de la paix ethnique et religieuse. Et sans doute faut-il lui reconnaître, avec bien des représentants des «nationalités» et religions du pays, un rôle positif dans la concorde qui règne au Kazakhstan.
Le Congrès des dirigeants des religions mondiales et traditionnelles est un des instruments imaginés par M. Nazarbaev et son entourage pour donner toute sa puissance à l'idéologie eurasiste. Astana ne lésine pas sur les moyens pour ce faire. La construction de la pyramide, «plus grande que la cathédrale Saint Paul», lit-on sur le site web du congrès, n'en est que la partie la plus visible. L'œuvre hébergera ensuite notamment l'Assemblée des peuples du Kazakhstan. Tout a été fait pour accueillir au mieux les délégations. La communication a été confiée à une agence occidentale spécialisée, APCO. Ce qui permis à une bonne partie des 300 journalistes accrédités de venir couvrir l'événement tous frais payés.
Deux jours durant, autour de la table, le maître de céans, tour à tour Noursoultan Nazarbaev et Nourtaï Abikaev, président du Sénat, ont donné la parole aux délégations. Dans la bouche de chacun, les mots de tolérance, respect, dialogue, paix, etc.
Certains discours sont un peu plus entrés dans le vif du sujet, ont abordé le rôle négatif des religions dans certains conflits. Sans parler du petit incident de la première journée lorsque le rabbin Metzger a montré une photo des trois soldats israéliens enlevés au Proche-Orient. Ce qui lui a valu quelques répliques, modérées, de la part de représentants venus d'Iran et du Pakistan. Le ton des deux jours de congrès fut néanmoins largement dominé par des louanges à la religion, facteur de paix.
«Ce n'est pas dans ce genre d'enceintes que des choses se disent», nous confiait au terme de la première journée un chrétien assis à la table, et préférant ne pas être nommé, «on y entend beaucoup de blabla. Même les provocations, comme celle du rabbin, ne sont pas violentes. Mais on se doit de participer à ce genre d'événements. On ne peut pas ne pas venir à un congrès sur la stabilité dans le monde et le rôle des religions pour ce faire.» Au terme du congrès, le même représentant chrétien ne niait pas «l'utilité d'avoir fait le déplacement. On se rencontre,on se serre la main, échange nos cartes de visites, parfois dans nos hôtels on en profite pour discuter.»
Au cinquième étage de la pyramide, les journalistes, dans une salle fort bien équipée, suivent sur des écrans les discours qui se déroulent deux niveaux plus bas. Ceux venus d'Israël refusent de serrer la main à leurs confrères iraniens. Les Kazakhs, travaillant pour des médias contrôlés par le pouvoir, interviewent les correspondants occidentaux, arabes ou chinois. Celui d'un grand groupe européen se voit demander par une chaîne kazakhe si «il pense que ce congrès est un événement politique ou spirituel?» Après avoir souligné qu'il était organisé par le président, et qu'on ne pouvait exclure qu'il a pour une part un sens politique, la seconde question fuse, avec un brin d'agacement : «Et quand vous les verrez tous prier ensemble, vous direz la même chose?» Le 12 septembre au soir, les chaînes du pays couvrent très largement l'évènement. Tout le pays sait tout le bien que les religieux du monde entier pensent de son président.
Ou du moins tout le bien qu'ils en disent. Un représentant hindou dit «tout ignorer du pays» tandis que le chrétien dont nous parlions plus haut avoue «avoir fait quelques recherches sur internet juste avant de partir.» La tâche du PrésidentNazarbaev n'en est que plus aisée pour faire passer son message.
Le Kazakhstan, modèle pour le monde de gestion de la question interreligieuse? A la veille du congrès, des groupes religieux du pays et des défenseurs des droits de l'homme, comme la Comité Helsinki, ou des libertés religieuses, comme Forum 18, élèvent la voix. Tandis que Ninel Fokina, du Comité Helsinki d'Almaty, dénonce la demande du nouveau Comité des affaires religieuses du pays de contrôler plus étroitement les groupes appartenant aux religions non traditionnelles (comme les baptistes et d'autres «sectes» protestantes), que le titre du congrès exclut de facto, Forum 18 met en ligne un article intitulé «Kazakhstan: jusqu'où va la tolérance envers les minorités religieuses?»
Même si la tolérance est réelle, de l'avis de beaucoup d'observateurs du Kazakhstan et de membres des religions qui s'y pratiquent, peu estiment que le modèle puisse être exporté. «Il faut cependant garder à l'esprit que concordance religieuse en Asie centrale signifie davantage cohabitation pacifique que réelle entente et dialogue, estime Sébastien Peyrouse, politologue, spécialiste des religions en Asie centrale. Chacun vit côte à côte, sans trop se critiquer ouvertement et publiquement. Cependant, ils vivent pour la plupart dans une ignorance assumée l'un de l'autre, la plupart d'entre eux ne sont pas prêts à un dialogue.»
Un dialogue qui n'est généralement pas réclamé. La suprématie des Kazakhs, et de leur islam, est acceptée. Dans ce pays profondément marqué par la gestion soviétique des nationalités, la «kazakhisation» de la société mise en place par Noursoultan Nazarbaev, à savoir le fait que l'essentiel du pouvoir politique et administratif revient aux Kazakhs, est considéré comme «légitime par les minorités, ethniques ou religieuse. Pour peu qu'elles ne soient pas opprimées. Ce que ne fait pas M. Nazarbaev, peut-être un modèle pour l'ancien espace soviétique.
Régis Genté
Notes
[1] Pour se faire une idée plus précise sur l'eurasisme, lire notamment: Marlène Laruelle, «Les ambiguïtés de l'idéologie eurasiste kazakhe: ouverture sur le monde russe ou fermeture nationaliste?», Cemoti, n° 34, 2004; Fabrizio Vielmini, «Références eurasiennes au Kazakhstan contemporain», Cahiers du monde russe, 41/1, janvier-mars 2000, pp. 109-134.
Régis Genté est un journaliste indépendant qui réside à Almaty, au Kazakhstan.
© 2006 Régis Genté