Peut-on aborder la religion en Chine comme on le ferait pour étudier la vie religieuse en Occident? Les frontières entre profane et sacré sont-elles les mêmes? Les critères permettant de définir l'appartenance religieuse sont-ils identiques? Ces questions et bien d'autres se posaient aux intervenants qui, le 21 juillet 2006, ont présenté leurs observations sur "L'importance de la religion dans la Chine contemporaine". Les huit orateurs s'étaient réunis à l'initiative de l'unité de science des religions de l'Université de Fribourg (Suisse), devant un auditoire principalement composé d'étudiant(e)s.
La Chine se transforme, et cela vaut aussi sur le plan religieux. Bien que fondé idéologiquement sur l'athéisme, le régime communiste chinois tolère pragmatiquement la religion, tout en veillant à ce qu'aucun groupe religieux ne menace de rassembler des citoyens frustrés pour une rébellion, remarque Andrea Riemenschnitter (Université de Zurich). Il est vrai qu'il y avait eu des exemples de telles révoltes dans la Chine précommuniste, héritage historique qui incite à la prudence. Activités missionnaires et mouvements sectaires continuent de susciter une grande méfiance. En revanche, d'autres expressions du religieux sont en plein essor – de même que se développent dans les universités des départements d'étude des religions. Quel chemin parcouru depuis les turbulences de la "révolution culturelle" (déclenchée en 1966)!
Pour déterminer un peu plus précisément si le "retour du religieux" souvent évoqué correspond ou non à une réalité, Ines Kämpfer (Université de Fribourg) a mené en mai-juin 2004 une enquête quantitative auprès d'un échantillon de 424 étudiants de l'Université Fudan (Shanghai). Il n'existe guère d'enquêtes de ce genre: poser des questions sur la religion reste une entreprise délicate en Chine. L'environnement relativement "protégé" d'une université permet cependant de faire ce qui poserait problème sur la place publique.
Les étudiants de l'Université Fudan ne viennent pas seulement de Shanghai, mais de différentes régions du pays: cela permet d'obtenir des résultats plus parlants, même si Ines Kämpfer précise que cela ne peut évidemment pas être considéré comme représentatif de l'ensemble de la population.
Parmi les données recueillies, l'on apprend ainsi que les étudiants ayant répondu à l'enquête (59% de femmes, 41% d'hommes) admettent largement que la religion est un instrument de promotion des valeurs morales. La moitié environ ont occasionnellement une activité pouvant être – au sens large – qualifiée de religieuse (cela peut inclure le fait de brûler un bâtonnet d'encens ou de consulter un diseur de bonne aventure); mais il est rare qu'il s'agisse d'une activité régulière.
En ce qui concerne le degré de sympathie par rapport aux religions (plusieurs réponses possibles), le bouddhisme vient en tête (127), suivi du protestantisme (74), du confucianisme (40), du taoïsme (32) et du catholicisme (23). Mais près de la moitié des répondants ne se sentent de proximité avec aucune religion. Le taux élevé recueilli par le bouddhisme n'étonne guère, celui atteint par le protestantisme paraît plus surprenant: selon Ines Kämpfer, il faut avoir conscience que le christianisme jouit d'une popularité sur le plan intellectuel et culturel, mais que cela ne signifie pas que les étudiants exprimant cet intérêt soient tous prêts à se convertir.
Un autre résultat étonnant de l'enquête d'Ines Kämpfer: plus les étudiants sont issus de milieux relativement aisés et vivent en contexte urbain, plus ils tendent à être religieux – ce qui va à l'inverse des observations généralement faites dans d'autre pays (plus forte adhésion aux croyances religieuses dans les milieux modestes et en contexte rural). Plusieurs éléments peuvent expliquer éventuellement cette anomalie, suggère la chercheuse: par exemple l'offre religieuse plus importante en ville, et le fait que cet intérêt pour des questions spirituelles fait partie d'un nouveau style de vie d'élites urbaines. En outre, il est possible que certaines pratiques populaires fortement intégrées dans la vie rurale ne soient pas perçues comme religieuses par les personnes ayant répondu au questionnaire. En tout cas, cela révèle à la fois le besoin d'affiner encore les mesures de la religiosité en Chine dans des enquêtes futures et des pistes de recherche à suivre pour des travaux qualitatifs à venir.
Plusieurs auditeurs auraient sans doute attendu des résultats plus élevés pour le confucianisme. Comme on le sait, la question de savoir si celui-ci peut ou non être considéré comme une religion a souvent été débattue, notamment par des auteurs occidentaux. Sans être entièrement illégitime, cette approche tend cependant à être aujourd'hui considérée comme occidentalocentrique et dépassée, a rappelé Nicolas Zufferey (Université de Genève). Il faut en outre tenir compte de l'impact de courants réformistes qui, au XXe siècle, ont tenté de transformer le confucianisme en une religion selon les catégories occidentales, espérant par là renforcer et moderniser la Chine.
Le problème pour le confucianisme est plutôt l'opposition virulente qu'il a rencontré de la part de l'idéologie communiste: cela rend improbable, dans un avenir prévisible, l'aboutissement des ambitions des penseurs qui voudraient le faire reconnaître comme religion (il est l'une des six religions reconnues à Hong Kong), ou proposent même d'en faire l'idéologie officielle.
S'il est un peu tôt pour un tel retournement, nul doute que le climat change: jusque dans des universités, où des département d'études confucéennes sont subventionnés, des statues de Confucius commencent à remplacer celles du président Mao. Il faut dire que les valeurs morales du confucianisme, souligne Nicolas Zufferey, peuvent répondre à un certain nombre de besoins qui s'expriment dans la société chinoise contemporaine.
La religion telle qu'elle se manifeste à nouveau avec vigueur n'est pas exempte de changements, d'autant plus que le pouvoir est plus intéressé à la renaissance de la culture nationale ou du "folklore" (avec ses retombées touristiques) que par l'émergence d'une vie religieuse intense. Florence Graezer Bideau (Université de Lausanne) l'a montré en présentant les recherches qu'elle a menées il y a quelques année sur les associations pratiquant la danse rurale yangge dans le cadre du festival de Miaofeng shan, qui se tient dans un lieu de pèlerinage non loin de Pékin, où les dévots viennent rendre hommage à la déesse Bixia Yuanjun (appelée aussi "Immortelle, Céleste et Sainte Mère", ou simplement Nianniang). Les associations cultuelles traditionnelles qui perpétuent cette danse rituelle se trouvent de plus en plus concurrencées par des associations de quartier de Pékin (encouragées par les organes culturels du Parti communiste), qui présentent des chorégraphies modernes de cette danse, plus liées à une fonction de divertissement qu'au rituel religieux.
Mais les groupes religieux ne se bornent pas à la perpétuation de rites ou à la préservation d'un héritage spirituel. Ils exercent également une action dans la société. Les exposés de Fan Lizhu (Université Fudan) et de Taso Jiun Han (Université Nationale de Taïwan) ont mis en évidence le rôle croissant de communautés religieuses, notamment des communautés autour de temples locaux, pour développer des initiatives qui dépassent de loin la sphère de la religion au sens strict: création d'écoles, contribution à la protection de l'environnement, réparation de routes, etc. Ces fidèles, rassemblés autour d'un temple, en arrivent donc à remplir différentes fonctions que l'Etat, notamment dans des zones rurales, n'assume pas toujours ou pas complètement. Ils contribuent ainsi non seulement à une renaissance religieuse, mais aussi à l'émergence d'une société civile.
Ainsi, par petites touches, s'enrichit notre compréhension de la recomposition en cours du paysage religieux en Chine, de sa complexité, du rôle nouveau joué par des religions et des perspectives – encore pas entièrement définies – que cela peut ouvrir.