Ce livre, fruit d'une thèse française, a été écrit par un auteur lui-même d'origine kimbanguiste, ce qui contribue à l'intérêt de son travail, qui allie connaissance native de l'intérieur et travail de terrain dans une perspective académique. Titulaire d'un doctorat en sociologie des religions et des relations internationales, Aurélien Mokoko Gampiot entend placer la religion kimbanguiste dans la perspective du rapport entre religion et ethnicité. Il développe cette approche en recourant de façon heureuse aux sources kimbanguistes, notamment aux chants et aux discours des dirigeants kimbanguistes.
Religioscope a déjà eu l'occasion d'évoquer l'Eglise de Jésus-Christ sur la terre par son envoyé spécial Simon Kimabangu (EJCSK) dans un entretien avec Nduku-Fessau Badze (août 2004). Rappelons que Simon Kimbangu était un catéchiste baptiste du Congo, né vers 1889. Il reçut en 1918 un appel du Christ pour convertir les Congolais, appel auquel il finit par répondre en 1921, lançant un mouvement d'éveil spirituel. Mais il ne put développer son ministère que durant cinq mois, après lesquels il fut arrêté par les autorités coloniales belges, qui craignaient de voir ce nouveau prophète lancer une rébellion. Il passa le reste de sa vie en prison, jusqu'à sa mort en 1951.
A l'instar d'autres fondateurs de groupes religieux, il ne paraît pas avoir voulu créer une nouvelle Eglise (p. 79). Cependant, le message de Kimbangu non seulement survécut à l'incarcération du prophète, mias s'étendit, gagnant de nouvelles zones: "Kimbangu semble être physiquement présent malgré son incarcération", il apparaît en des lieux divers, et cela continue d'être le cas jusqu'à aujourd'hui, à en croire les récits de fidèles kimbanguistes (pp. 83-85).
A la tête de l'Eglise se sont tout d'abord trouvés l'épouse de Kimbangu, puis ses trois fils de Simon Kimbangu, en particulier Papa Diangienda Kuntima (1918-1992), fils cadet et chef spirituel. Répandu en dehors des frontières du Congo, notamment dans la diaspora congolaise à travers le monde (mais, outre la présence de longue date dans des pays voisins, il y a aussi des convertis non congolais, y compris quelques Blancs), le groupe reste dirigé par les membres de la famille de Kimbangu, non sans divisions au sein de celle-ci depuis quelques années. En 2001, après la mort du dernier fils de Kimbangu, le nouveau chef spirituel, Simon Kimbangu Kiangani, a été choisi par 24 petits-enfants de Kimbangu, qui se sont enfermés dans le mausolée de leur grand-père pour prendre leur décision (p. 173). Outre les tensions au sein de la famille, Aurélien Mokoko Gampiot explique aussi comment la filiation biologique entre en conflit avec l'autorité qu'entend exercer le clergé kimbanguiste (pp. 169-174, 186-194).
Il existe trois sources de la théologie kimbanguiste: la Bible; les paroles prophétiques de Papa Diangienda Kuntima; les chants inspirés. Aurélien Mokoko Gampiot fait un usage bienvenu de ces différentes sources, à l'aide d'abondantes et éclairantes citations, pour nous montrer ce que croient réellement les kimbanguistes dans leur majorité. En effet, dans les années qui suivirent l'indépendance du Congo (rebaptisé par la suite Zaïre durant quelque temps), le kimbanguisme "officiel" s'efforça de trouver une légitimité sur la scène chrétienne internationale en se faisant admettre dans des institutions œcuméniques, en particulier le Conseil œcuménique des Eglises (COE): se fondant sur les rapports d'experts européens, touchés par la foi des kimbanguistes et cet exemple d'inculturation du christianisme, le COE fut heureux – dans ces années qui suivaient la décolonisation – d'admettre en son sein une importante Eglise indépendante africaine. Cependant, les efforts kimbanguistes pour développer une présentation de leur foi compatible avec les critères du christianisme occidental recouvraient une réalité plus complexe sur le terrain, comme l'ont souligné plusieurs chercheurs, notamment Susan Asch, en parlant du "kimbanguisme officiel" et du "kimbanguisme des kimbanguistes". Nous allons y revenir.
Mais tout d'abord, quelques mots sur les "chants inspirés" comme source de la théologie kimbanguiste. Kimbangu lui-même avait déjà, durant son bref ministère en liberté, reçu un chant par inspiration, chant devenu le premier cantique kimbanguiste. La tradition s'est poursuivie, et ces chants sont qualifiés par les kimbanguistes de "cantiques inspirés" ou "chants des anges". Ils sont reçus par des personnes inspirées, en différentes langues, y compris des langues européennes. Il y a même des cas de personnes inspirées qui en ont reçus avant de devenir kimbanguistes (p. 127). Les personnes inspirées ne décident pas de le devenir, en effet, mais sont considérées comme choisies par Dieu – comme l'a été Kimbangu lui-même. Mais, en raison de l'importance de ces chants, ils représentent bien sûr un risque de déviations au sein du mouvement: la hiérarchie kimbanguiste se réserve donc le droit de déterminer qui est réellement inspiré et qui ne l'est pas (pp. 128-129).
A noter que la fonction de personne inspirée semble incompatible avec la poursuite d'études (p. 148). Plus largement, l'auteur relève des tendances anti-intellectuelles au sein de la communauté kimbanguiste (ce qui n'est d'ailleurs pas un cas unique dans l'histoire des communautés religieuses chrétiennes): "l'intellectuel, au sens universitaire du mot, est mal perçu par les fidèles non instruits", qui mettent en avant la supériorité de l'inspiration (p. 317). Cela s'applique également aux pasteurs kimbanguistes: ceux qui sont issus de la faculté de théologie kimbanguiste, créée en 1976, "sont moins bien perçus, du fait de l'influence blanche qui est corrélée à leur formation" (p. 179).
En effet, ces pasteurs tendraient à se rapprocher des modèles dominants de la foi chrétienne, alors que les fidèles kimbanguistes de la base mettent plutôt l'accent sur certaines croyances qui les distinguent des autres chrétiens: il existe un catéchisme officiel de l'EJCSK, mais "la manière dont la foi kimbanguiste est vécue au quotidien révèle une réalité bien différente de ce qui apparaît à travers le catéchisme" (p. 186).
Ces différences portent notamment sur le statut même de Simon Kimbangu et de certains membres de sa famille. Tel kimbanguiste méfiant envers les pasteurs formés dans les facultés de théologie exprime sans masque les motifs de sa réticence: "Tous ceux qui sont sortis de la faculté de théologie kimbanguiste ne reconnaissent pas Simon Kimbangu comme étant le Saint-Esprit." (p. 179). Aurélien Mokoko Gampiot souligne le caractère fondamental de la doctrine kimbanguiste du Saint-Esprit: si le catéchisme kimbanguiste peut être compris comme présentant un Kimbangu agissant simplement avec la force du saint-Esprit, la foi kimbanguiste d'une grande partie des fidèles interprète la promesse d'un autre consolateur faite par Jésus à la fin de son ministère (Jean, 16:15-17) comme l'annonce de Kimbangu en tant qu'incarnation du Saint-Esprit (pp. 230-231). "Kimbangu, aux yeux des kimbanguistes actuels, est plus qu'un simple humain habité par le Saint-Esprit." 8p. 244)
Mais le tableau se complique encore – en tout cas par rapport aux catégories de la logique chrétienne occidentale – quand on découvre que les trois fils de Simon Kimbangu sont à leur tour considérés comme une trinité; selon l'auteur, "les prières quotidiennes s'adressent de façon presque unanime à 'Dieu Père Kisolokele, Dieu Fils Dialungana et Dieu Saint-Esprit Diangienda'." (p. 244) Même si Dialungana ne déclara jamais officiellement être le Christ, Aurélien Mokoko Gampiot souligne que des chants inspirés ne laissent guère de doute:
"Le Seigneur Jésus, le roi des nations
Son nom est Dialungana
La vérité s'est révélée, la joie a éclaté
Le Seigneur Jésus le roi du monde
Son nom est Dialungana" (p. 249)
Différents incidents dans ce sens, dont le déplacement de la fête de Noël à la date de l'anniversaire de Dialungana (25 mai), ont provoqué l'irritation du Conseil œcuménique des Eglises chrétiennes du Congo et entraîné l'exclusion de l'EJCSK de cet organisme en décembre 2000 (p. 250). Enfin, l'actuel dirigeant – contesté – de l'Eglise kimbanguiste, Simon Kimbangu Kianganu, est présenté comme son grand-père revenu parmi les siens. Un "chant inspiré" contient ces étonnants aperçus théologiques:
"Depuis le commencement
C'est moi Kimbangu
J'ai enfanté Kisolokele
J'ai enfanté Dialungana
C'est moi Diangienda
J'ai créé le ciel et le monde entier
Maintenant que je suis mort,
Je suis revenu parmi vous
Dans le corps de Kimbangu
Le fils de Kiangani
Mais le père de Kiangani
Pourquoi murmurez-vous (bis)
C'est moi Kimbangu
Je suis déjà de retour parmi vous
Ecoutez-moi,
Pourquoi murmurez-vous
C'est moi Kimbangu
Je suis déjà de retour parmi vous
Écoutez-moi." (p.260)
Certes, reconnaît Aurélien Mokoko Gampiot, une minorité de théologiens s'inscrivent en faux contre ces thèses, mais, estime-t-il, "ne peuvent faire le poids à côté des croyances kimbanguistes traditionnelles" p. 254).
L'auteur s'attache cependant aussi à d'autres questions. Comme l'indique le titre de son livre, la relation entre kimbanguisme et identité noire est au cœur de sa préoccupation de chercheur. L'on note avec intérêt que Diangienda (mais pas Kimbangu) a prêché la négritude d'Adam et Eve (pp. 207-208).
"La race méprisée, c'était la race promise", proclame un cantique kimbanguiste (p. 216). Mais il fallait rétablir le lien spirituel entre le Noir et Dieu, rompu par le péché originel: c'est ce qu'a fait une demande de pardon à Dieu, présentée en 1992, demande qui aurait été exaucée et devrait faire descendre sur les Noirs les bénédictions divines (pp. 309-310).
La dimension politique des mouvements religieux nés en contexte colonial a souvent été évoquée par des chercheurs qui les ont étudiés. Par un apolitisme qui conduit à un soutien aux régimes établis, les kimbanguistes ne semblent guère pouvoir être la source d'un renversement des choses. Cependant, la lecture de l'étude d'Aurélien Mokoko Gampiot nous fait entrevoir une réalité plus compliquée: les kimbanguistes croient avoir vocation à "faire redémarrer l'Afrique en crise" (p. 325). Ils s'attendent à "une révolution future d'ordre politico-social sous la conduite de Dieu" (p. 309). Mais leur attitude à cet égard est attentiste, et entretenue dans ce sens par leurs chefs spirituels, qui ont évoqué le troisième millénaire comme un tournant (p. 313). Une espérance que l'on pourrait qualifier de millénariste ne semble donc pas étrangère aux kimbanguistes, même si des recherches plus précises sur ce point seraient nécessaires.
Au terme du livre, le kimbanguisme apparaît fondé "sur la révision des critères de l'identité chrétienne telle qu'elle a été léguée par le christianisme européen au temps de la colonisation" (p. 350). Après la construction d'une nouvelle identité noire sous la houlette des fils de Kimbangu, l'EJCSK se trouve maintenant confrontée à plusieurs défis, conclut Aurélien Mokoko Gampiot, notamment quant au partage de l'héritage spirituel au sein de la famille de Kimbangu, quant au statut futur de l'attente messianique et quant à l'unification des différents groupes ethniques autour de son message religieux.
Aurélien Mokoko Gampiot, Kimbanguisme et identité noire, Paris, L’Harmattan, 2004 (368 p.)