Les recensements décennaux effectués en Suisse incluent une question sur l'appartenance religieuse. Cela permet de recueillir des données beaucoup plus détaillées que ne le permettrait par exemple un sondage, même auprès d'un important échantillon. Certes, lors du recensement de l'an 2000, 4,33% de la population résidente ne fournissait aucune indication relative à l'appartenance religieuse. Mais l'immense majorité des habitants acceptaient de répondre à la question et de reconnaître leur appartenance (ou non appartenance), bien que l'appartenance puisse recouvrir de nombreuses réalités – de l'engagement intensif à la simple reconnaissance d'un héritage familial.
C'est au chercheur suisse Claude Bovay que l'Office fédéral de la statistique a confié l'analyse détaillée des résultats du recensement sur le plan religieux et de leur évolution de 1970 à 2000. Le résultat est un volume de 130 pages, dans lequel les analyses sont accompagnées de nombreux tableaux statistiques. Ce volume est paru il y a plus d'un an déjà: il est grand temps que Religioscope – site dont le siège "physique" est en Suisse – y prête attention.
Rappelons tout d'abord les principaux résultats: sur une population de 7.288.010 habitants, 2.408.049 (33,04%) appartenaient en l'an 2000 à l'Eglise évangélique réformée et 3.047.887 (41,82%) à l'Eglise catholique romaine.
Le troisième groupe par ordre d'importance n'était pas une religion, mais le groupe (en croissance rapide) des personnes se déclarant "sans appartenance": il atteignait en effet 809.838 (11,11%). A noter que ce groupe présente en moyenne un niveau de formation nettement supérieur au reste de la population.
Suivaient les musulmans, au nombre de 310.807 (4,26%) et les orthodoxes (131.851, soit 1,81%).
Toute les autres communautés religieuses restaient en dessous de la barre des 1% de la population: à titre d'exemples, 27.839 hindous (0,38%), 21.305 bouddhistes (0,29%), 17.914 juifs (0,25%). Notons également des communautés chrétiennes évangéliques et pentecôtistes (plus de 50.000 membres si on les réunit dans une catégorie unique), 27.781 membres de l'Eglise néo-apostolique, 20.330 Témoins de Jéhovah, 13.312 catholiques-chrétiens (nom porté en Suisse par les "vieux-catholiques"), etc.
Une comparaison des résultats des recensements de 1970 et 2000 montre une érosion de l'appartenance aux deux "grandes Eglises" (catholique et protestante), mais la diminution est plus nettement marquée parmi les protestants. Néanmoins, il faut noter que plus de 70% de la population continue de déclarer une appartenance protestante ou catholique.
"La pluralisation est un processus lent", observe Claude Bovay en soulignant que les appartenances autres que les deux groupes majoritaires représentent moins de 10% de la population (p. 26); et encore le rôle de l'immigration est-il important dans ce processus de pluralisation, puisque musulmans, orthodoxes, hindous et bouddhistes sont très largement des immigrés étrangers ou naturalisés. 92,5% des hindous, 88,3% des musulmans et 78,1% des orthodoxes en Suisse en l'an 2000 étaient de nationalité étrangère; quant aux bouddhistes, s'ils comprenaient une légère majorité de Suisse, cela était le résultat de naturalisations: plus de 73% étaient en effet nés à l'étranger. Cela conduit Claude Bovay à remarquer:
"L'analyse diachronique des résultats des quatre derniers recensements permet de démontrer que les causes majeures du changement du paysage religieux sont sociales et non religieuses. Si le nombre de groupes augmente et que leur implantation évolue, c'est principalement en raison des phénomènes migratoires dont les causes sont de nature économique (marché de l'emploi) et politique (asile) essentiellement." (p. 35)
En revanche, la croissance des groupes évangéliques et des Témoins de Jéhovah apparaît largement comme le résultat de transferts d'appartenance.
Même si toute immigration devait subitement s'interrompre (ce qui est loin de la réalité!), les conséquences de ces changements du paysage religieux n'ont pas encore déployé tous leurs effets: les musulmans comptent un pourcentage considérable de jeunes (39,2% des musulmans ont moins de 20 ans), ce qui aura évidemment un impact sur les courbes de natalité des années à venir. Les communautés protestantes minoritaires (Eglises évangéliques) rassemblent également plus de 30% de moins de 20 ans.
L'analyse révèle aussi que la grande majorité des ménages sont endogames, c'est-à-dire que les deux conjoints appartiennent au même groupe religieux. Cependant, cette endogamie – tout en restant la voie suivie par la majorité – est en diminution dans les groupes chrétiens. En 2000, près de 70% des protestants et plus de 75% des catholiques vivaient dans un couple endogame.
Claude Bovay s'est penché sur les conséquences de la mixité confessionnelle et de la mixité religieuse pour la transmission de la religion aux enfants. Cela lui permet d'observer que, dans l'environnement actuel, "la mixité affecte moins la transmission de l'appartenance protestante que l'appartenance catholique" (p. 91). Quant aux musulmans, on constate que "seul un quart des parents musulmans dont le partenaire est membre d'une autre religion transmettent l'appartenance musulmane à leur(s) enfant(s)." (p. 88)
L'auteur rappelle que les chiffres ne disent pas tout et que la signification du lien d'appartenance est sujette à interprétation: "Le rattachement d'un individu à une Eglise ou une communauté religieuse ne préjuge ni d'une loyauté exclusive à ce groupe, ni de la connaissance et/ou de l'adhésion aux contenus de croyances de la tradition à laquelle il déclare appartenir." (p. 99) On ne saurait cependant la considérer comme dénuée d'importance. Elément d'un héritage constitue une référence identitaire et "une ressource disponible pour orienter l'action individuelle ou collective" (p. 100).
Il faudrait également tenir compte de la diversité au sein d'une religion. Ainsi, dire les musulmans peut donner l'illusion d'une unité, alors que la variété de ce que recouvre cette étiquette est considérable: 56,4% des musulmans en Suisse proviennent de l'ex-Yougoslavie, 20,2% de la Turquie, 6% de l'Afrique (dont 3,4% des pays du Maghreb). Dans bien des cas, la subdivision ethnique joue un rôle au moins aussi important que l'appartenance islamique, comme le montre l'appellation de beaucoup de lieux de prière musulman, qui incluent cette référence ethnique. Il est vrai que la montée de générations maîtrisant de moins en moins la langue d'origine et n'ayant plus un lien aussi fort avec les pays d'origine, accompagnée de l'acquisition de la nationalité suisse, pourrait à terme transformer ce tableau et renforcer la référence à un islam générique. Il reste cependant à voir quel pourcentage de ces générations nouvelles aura encore une pratique religieuse et sera affiliée formellement à des communautés islamiques.
Depuis l'an 2000, bien entendu, les chiffres ont déjà changé: ainsi, les musulmans peut-être 400.000, même si l'on peut s'attendre à ce que la courbe d'augmentation de la population musulmane en Suisse commence maintenant à fléchir, en raison de la stabilisation des Balkans (le conflit dans l'ex-Yougoslavie ayant notablement contribué à l'afflux des années 1990) et du durcissement des politiques européennes en matière d'immigration. Néanmoins, les dynamiques démographiques rendent vraisemblable, à une date encore indéterminée dans le courant du XXIe siècle, le dépassement de la barre symbolique de 10% de musulmans en Suisse.
Alors que pointera bientôt à l'horizon le recensement 2010 (qui pourrait voir l'introduction de nouvelles méthodes, sur la base des données contenues dans les registres officielles et d'échantillons au lieu d'un recensement exhaustif), la question de l'évolution des appartenances aux "grandes Eglises" retiendra tout autant l'attention. Dans la plupart des cantons suisses, certaines confessions (en particulier l'Eglise catholique romaine et l'Eglise réformée) jouissent d'un statut de droit public, leur permettant par exemple de bénéficier d'un "impôt ecclésiastique" prélevé à leur profit par l'Etat auprès de leurs fidèles. Des évolutions statistiques sensibles sont susceptibles tôt ou tard de modifier des équilibres ou d'encourager des réaménagements, pour tenir compte à la fois de cette nouvelle donne pour les confessions religieuses majoritaires et du développement de la présence de nouveaux acteurs religieux. Les statistiques religieuses ont aussi des conséquences politiques, notamment pour l'organisation des relations entre Etat et religions (les rapports entre Etat et religions se jouant principalement en Suisse à l'échelle des cantons, et non sur le plan fédéral, ce qui contribue à la singularité helvétique dans ce domaine).
C'est avec pertinence que Claude Bovay – après avoir remarqué que les groupes religieux "restent socialement importants pour des raisons tant historiques que sociales et culturelles" – termine son étude termine son étude par quelques paragraphes sur "la pluralisation comme enjeu politique" et souligne le rôle du recensement comme "contribution importante au débat public".
Claude Bovay, Le Paysage religieux en Suisse, Neuchâtel, Office Fédéral de la Statistique, 2004, 130 p.
L’étude peut être téléchargée intégralement au format PDF (672 Kb) à partir du site de l’OFS.
Pour les personnes qui souhaitent néanmoins obtenir la version imprimée (30 francs suisse), les commandes doivent être adressées à l’éditeur:
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