Benoît XVI ne s'est pas manifesté là où les observateurs l'attendaient. Non sans surprendre d'ailleurs quelques milieux catholiques conservateurs, qui escomptaient – comme beaucoup de catholiques libéraux – à une approche plus offensive. "Dans l'ensemble, la première année de son pontificat a été étonnamment douce", remarque Alan Cooperman dans le Washington Post (19 avril 2006).
Il est possible que la fonction transforme en partie l'homme. Mais il faut aussi tenir compte du style personnel de Josef Ratzinger, assez différent de ce qu'était celui d'un Jean-Paul II. C'est une approche plus prudente, dans laquelle il s'agit d'avancer sans précipitation. Sans doute aussi y a-t-il volonté d'être une figure au-dessus de la mêlée, et donc de ne pas confirmer les attentes des (nombreux) critiques qui guettent chaque acte de Benoît XVI. Enfin, si la fermeté des opinions de l'actuel Pape est connue, c'est aussi un intellectuel de haut niveau – ses écrits en témoignent – manifestement assez loin des caricatures qui en ont été faites: du point de vue de Rome, les enjeux dans le monde actuel dépassent de très loin les rivalités entre "conservateurs" et "libéraux" au sein de l'Eglise catholique, et ces délimitations elles-mêmes n'ont plus la même signification qu'il y a quarante ans.
Seuls des observateurs peu avertis ont pu prédire que le nouveau pape allait "enterrer Vatican II": il ne faut pas oublier qu'il y avait joué comme théologien un rôle remarqué, même si les turbulences dans le sillage de ce concile l'ont choqué et s'il a réagi aux applications qui en ont été faites par certains courants (dans le domaine de la théologie, de la catéchèse, de la liturgie notamment). Il ne s'agit pas pour lui de renoncer aux réformes de Vatican II, mais de rectifier leur mise en œuvre sur certains points.
Sur les questions internes à l'Eglise romaine, les décisions et nominations intervenues jusqu'ici n'ont rien eu d'étonnant ou de spectaculaire. Si Benoît XVI a reçu au cours de l'été 2005 le supérieur de la Fraternité Saint-Pie X (fondée par feu Mgr Marcel Lefebvre), il a également rencontré le théologien contestataire allemand Hans Küng. Mgr Fellay (Fraternité Saint-Pie X) avait d'ailleurs explicitement déclaré, à la suite de cette rencontre, que la recherche d'une solution prendrait du temps: "Nous sommes arrivés à un consensus sur le fait de procéder par étapes dans la résolution des problèmes."
Les rumeurs insistantes qui ont à nouveau couru avant Pâques 2006 sur une imminente solution de la question de l'ancien rite de la messe catholique ("messe tridentine" ou "rite de Saint-Pie V", tel qu'il était célébré jusque dans les années 1960) étaient manifestement prématurées. Il sera intéressant de voir quelle solution sera finalement adoptée, et surtout si Benoît XVI acceptera ou non la demande d'étendre largement l'autorisation de célébrer selon l'ancien rite. Ce ne serait d'ailleurs qu'une partie de la solution pour une réconciliation entre le Vatican et la Fraternité Saint-Pie X, dont les critiques de Vatican II et de ses suites ne portent pas uniquement sur les questions liturgiques.
Les milieux qui attendaient une première encyclique sur les questions liturgiques ont été surpris: la lettre encyclique Deus Caritas Est (25 décembre 2005) était consacrée à l'amour chrétien. Dans un style à la fois rigoureux et clair, où l'on devine le style de l'ancien professeur, le texte éclaire d'abord la signification de l'amour dans une perspective chrétienne, critiquant au passage un amour ramené au niveau sexuel, avec l'abaissement de l'homme qu'il entraîne. Cette première partie du texte souligne aussi le lien entre amour de Dieu et amour du prochain.
La seconde partie de l'encyclique s'intéresse à "l'exercice de l'amour de la part de l'Eglise". Cette partie s'attache à souligner "la relation entre l’engagement nécessaire pour la justice et le service de la charité" et décrit la justice comme "le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute politique". C'est l'occasion de définir l'attitude de l'Eglise catholique romaine par rapport à la politique:
"L’Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l’État. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer. La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique. Toutefois, l’engagement pour la justice, travaillant à l’ouverture de l’intelligence et de la volonté aux exigences du bien, intéresse profondément l’Église."
Si Benoît XVI marque soigneusement l'indépendance de l'Eglise catholique romaine par rapport aux partis, idéologies et "stratégies mondaines" (dans le domaine de l'action caritative, mais pas seulement), ce texte marque en même temps la volonté de ne pas rester à l'égard des débats de société. L'on sait que le pape est notamment soucieux de la situation actuelle du christianisme en Europe; son allocution à un groupe de parlementaires du Parti populaire européen (regroupement de partis démocrates-chrétiens et conservateurs au Parlement européen) lors de leurs journées d'études à Rome le 30 mars 2006 a été pour Benoît XVI l'occasion de rappeler de façon claire sa volonté que la voix du catholicisme romain se fasse entendre dans les débats publics du continent. Cette allocution remarquée permit au pape de reprendre des thèmes qui sont lui chers sur les racines chrétiennes de l'Europe, sur l'héritage chrétien européen comme "ligne directrice éthique" dans la recherche d'un modèle social, sur le refus de reléguer l'expression des convictions religieuses à "la sphère privée et subjective", sur le droit des religions à s'efforcer d'éclairer les consciences sans être taxées d'intolérance.
Les préoccupations de Benoît XVI ne portent pas uniquement sur l'Europe: même s'il a pu non sans raison être qualifié par avance de "dernier pape européen" (quel que soit le sens qu'on donne à cette expression), il sait que l'avenir du catholicisme ne se joue pas seulement sur ce continent. L'un des grands objectifs de son pontificat est l'établissement de relations avec la Chine. En effet, si le nombre de pays entretenant des relations diplomatiques avec le Saint-Siège a considérablement augmenté sous le pontificat de Jean-Paul Ier, il reste dans la liste un absent de taille: le géant chinois. Or, l'avenir religieux de la Chine est un enjeu capital, sur un continent asiatique où les chrétiens enregistrent le plus faible pourcentage de la population, malgré des poches de concentration (Philippines, Corée). Chacun sait que la foi en l'idéologie communiste n'est plus ce qu'elle était: la Chine de demain pourrait devenir l'un des plus vastes champs d'expansion de la foi chrétienne, ce qui suscite l'intérêt tant des milieux catholiques que protestants. Et des transformations religieuses de la Chine auraient également des conséquences stratégiques. Il est certes trop tôt pour savoir ce qui se produirait dans une Chine qui ne serait plus dominée par la structure du Parti communiste, et certains espoirs devront peut-être faire l'objet de révisions à la baisse le jour venu. En attendant, les enjeux ne sont pas minces.
De la même façon que le Saint-Siège avait développé une Ostpolitik par rapport au bloc soviétique, il essaie de cultiver des relations avec Pékin, même si les contacts discrets ont connu des variations et des crises au fil des ans. En tout cas, Benoît XVI a donné dès les débuts de son pontificat des signes de l'importance accordée à l'amélioration des relations avec la Chine. Il existe plusieurs points de friction, qu'il ne sera pas aisé de résoudre: les autorités chinoises – qui ont soigneusement analysé les événements en Pologne dans les années 1980 et le rôle du catholicisme dans les événements qui ont conduit à la chute du système soviétique – se méfient profondément de toute interférence dans leurs affaires intérieures, ce qui s'applique également sur le plan religieux. Il n'est pas certain que les autorités chinoises soient maintenant disposées à accepter la nomination des évêques par Rome sans contrôle de leur part ainsi que leur liberté de voyager à l'étranger; il n'est pas plus certain qu'elles soient prêtes à renoncer à tout contrôle des accès aux séminaires. A côté de cela, la question des relations diplomatiques que le Saint-Siège continue à entretenir avec Taïwan représente un problème secondaire, d'autant plus que Rome a déjà envoyé des signaux clairs d'acceptation d'abandon des relations avec Taïwan si une nonciature pouvait être ouvert à Pékin – des prises de position récentes semblent d'ailleurs destinés à préparer les fidèles catholiques de Taïwan à cette éventualité.
Même si les problèmes à résoudre avec la Chine populaire sont difficiles, ils ne paraissent pas insurmontables: sachant que tout ne pourra être atteint du jour au lendemain, le Saint-Siège serait prêt à certains arrangements, par exemple la soumission d'un choix de quelques candidats au gouvernement chinois pour la sélection des nouveaux évêques afin que les autorités fassent connaître leur avis, estime Ambrose Leung (South China Morning Post, 12 avril 2006).
En fait, tant le Saint-Siège que le gouvernement communiste chinois souhaitent trouver une solution, mais chacun évalue soigneusement les conséquences. C'est une partie diplomatique complexe et fascinante à suivre, bien que l'on ne dispose que d'éléments fragmentaires et ponctuels pour deviner ce qui se déroule. Cela explique aussi les déclarations alternant le chaud et le froid. Le 9 avril 2006, l'évêque de Hong Kong déclarait que les rencontres entre représentants du Vatican et représentants des autorités chinoises allaient au-delà de simples contacts: "Mon impression est qu'ils sont entrés dans une phase de réels pourparlers", précisant en outre que les négociations se déroulaient à Rome (Eglises d'Asie, N° 439, 16 avril 2006). Cependant, le chef adjoint de l'Administration chinoise pour les affaires religieuses est venu tempérer les enthousiasmes en déclarant qu'il n'existait pour l'instant aucun calendrier pour l'établissement de relations avec le Vatican: l'on ne sait donc toujours pas si celles-ci seront devenues réalité lors des Jeux olympiques de 2008, comme le prévoyaient certains (Reuters, 12 avril 2006).
Sur la question du dialogue avec les non-catholiques, il faut distinguer dans l'approche de Benoît XVI entre différents axes. L'insistance porte avant tout sur l'œcuménisme. S'il a exprimé dès les débuts de son pontificat la volonté de poursuivre dans le sens du dialogue avec les autres confessions chrétiennes, le pape entend en revanche que le dialogue avec les religions non chrétiennes reste dans des limites réalistes – Benoît XVI n'a visiblement aucun goût pour ce qui pourrait tant soit peu fleurer le syncrétisme.
En ce qui concerne les confessions chrétiennes, Benoît XVI met un accent particulier sur les relations avec l'Eglise orthodoxe, comme il l'a exprimé dès sa première sortie de Rome après son élection, le 25 mai 2005, lors du Congrès eucharistique de Bari. Le réchauffement des relations avec le Patriarcat de Moscou est manifeste, même si rien ne dit que des projets comme celui d'un "concile" réunissant catholiques romains et orthodoxes verra le jour dans un avenir prévisible (Inside the Vatican, 18 avril 2006). Les avances de Benoît XVI peuvent compter sur des oreilles réceptives parmi certains hiérarques orthodoxes, par exemple Mgr Hilarion (Alféïev), évêque orthodoxe russe de Vienne, qui propose une "alliance stratégique" entre catholicisme romain et orthodoxie pour faire face au sécularisme.
Sur la question de l'islam, le Saint-Siège s'était beaucoup préoccupé, sous le pontificat de Jean-Paul II, de tout faire pour prévenir l'émergence d'un "choc des civilisations"; lors de la première guerre du Golfe, Rome avait déployé toutes ses ressources pour tenter de prévenir la guerre, non seulement par hostilité au principe même de la solution militaire, mais aussi par crainte de voir le conflit être perçu comme opposition entre l'islam et "l'Occident croisé", identifié au christianisme. L'un des soucis est la présence chrétienne dans les pays musulmans, qui a souvent connu un processus d'érosion au cours des récentes décennies. Benoît XVI "est effrayé par le pouvoir de l'islam militant", suggère l'analyste Felix Corley (SwissInfo, 16 avril 2006). L'on sait aussi que le cardinal Ratzinger s'était nettement opposé à l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne: l'Europe est "un continent culturel et non géographique" avait-il déclaré en 2004, ajoutant que la Turquie, à travers l'histoire, avait toujours représenté un autre continent. De façon plus large, Benoît XVI ne rêve pas d'alliances avec l'islam ou d'un "sommet des religions monothéistes" (comme celui dont Jean-Paul II avait quelque temps caressé le rêve dans les années 1990), même s'il peut toujours se produire des convergences sur des questions particulières, par exemple dans le domaine moral. Cela ne signifie pas l'absence de dialogue avec les musulmans, mais les formes que celui-ci prendra restent à voir.
En ce qui concerne les juifs, moins de deux mois après son élection, Benoît XVI rencontrait les membres du Comité international juif pour les consultations interreligieuses, créé dans les années 1970 afin d'offrir au Vatican un interlocuteur juif unifié (le Saint-Siège créant alors pour sa part la Commission pour les rapports religieux avec le judaïsme). Durant l'été 2005, le pape a été confronté à une crise dans les relations avec Israël, sous le prétexte que Benoît XVI n'avait pas mentionné l'attentat de Netanya en même temps qu'une série d'actes terroristes qu'il avait publiquement condamnés. Mais cet incident était aussi le reflet de difficultés dans les relations diplomatiques entre les deux Etats, par rapport à la lenteur de la mise en œuvre de l'accord fondamental conclu en 1994 – qui avait permis l'établissement de relations diplomatiques entre le Saint-Siège et Israël, mais devait aussi déboucher pour l'Eglise catholique en Israël sur certaines conséquences et garanties pratiques (entre autres – mais pas seulement – sur le plan foncier et fiscal).
Les relations avec Israël sont une chose et le dialogue avec le judaïsme une autre, mais il est difficile de les dissocier complètement. Les milieux juifs s'occupant du dialogue interreligieux savent que le prochain pape pourrait ne plus être européen et avoir une sensibilité différente: le pontificat actuel est donc considéré comme crucial (Jewish Telegraphic Agency, 16 août 2005). A noter que, à la fin du mois de mars 2006, un important groupe de cardinaux et évêques catholiques a, pour la première fois, visité des yeshivas (écoles de formation religieuse) juives orthodoxes (La Croix, 30 mars 2006).