Du 27 au 31 octobre 2005 s'est tenue dans le sud-ouest de l'Inde la 14e réunion nationale des ashrams d'initiative catholique. Les participants venus de tout le sous-continent se sont retrouvés dans le Centre de Spiritualité Indienne fondé par le Père Jésuite Sebastian Painadath en 1987, à deux pas du lieu de naissance du grand métaphysicien hindou Sankaracharya. Pendant cinq jours, les ashramites ont partagé leurs expériences, leurs difficultés et leurs découvertes. Les journées commençaient avant le lever du jour par une méditation silencieuse d'une heure suivie de la messe. Deux autres temps de méditation ponctuaient les interventions des groupes régionaux avec ici et là quelques hymnes sanskrits et airs de tanpura.
Le mouvement des ashrams chrétiens a près d'un siècle d'existence si l'on date sa naissance avec la tentative de Brahmabandhab Upadhyay (1861-1907), un brahman bengali devenu chrétien en 1891. Dans l'espoir que l'Église en Inde devînt véritablement indienne, il posa les bases d'un ashram chrétien où la vie monastique se conformerait aux exigences traditionnelles du sannyasa (celui qui a totalement renoncé au monde pour vivre en “Dieu”). Mais le véritable point de départ du mouvement actuel est le Shantivanam fondé dans les années 1950 par les PP. Jules Monchanin et Henri Le Saux (o.s.b.) et poursuivi par Béde Griffiths (o.s.b.) jusqu'à sa mort en 1993. La plupart des ashramites ont personnellement connu ce bénédictin anglais et se sont nourris des ouvrages d'Abhishiktananda (Le Saux).
L'idée de l'ashram elle-même a connu un regain de vitalité avec les commencements de la lutte pour l'Indépendance. L'ashram est un lieu où des disciples se regroupent autour d'un maître (guru). Le but premier de cette institution typiquement indienne fut pendant des siècles la formation de la personne par la transmission d'une connaissance, et particulièrement de la connaissance spirituelle. La quête sans relâche de Dieu qui caractérise les ashramites est favorisée par la discipline contemplative qui est observée dans leur communauté. La simplicité du style de vie s'apparente à celui des renonçants (régime végétarien, simplicité: on s'assoit par terre, marche pieds nus si possible, etc.), et s'accompagne d'une attitude de compassion envers les hommes qui se traduit par une pratique de l'hospitalité, une culture de la non-violence et de la vie en harmonie avec son environnement social et naturel. Les ashrams chrétiens ajoutent à ces buts d'autres éléments qui sont essentiellement l'inculturation du christianisme à l'Inde et le dialogue interreligieux.
Les parcours, les profils, parfois même les perspectives doctrinales, des ashramites catholiques sont extrêmement variés. Pour la plupart, ils sont consacrés: prêtres diocésains, religieux et religieuses qui ont ressenti l'appel à une vie plus contemplative. Beaucoup des religieuses présentes ont pris conscience à un moment que sans cette intense intériorisation de Dieu, leurs activités caritatives sonnaient creux. «Tout le monde peut enseigner ou soigner les malades, alors quelle est notre vocation propre à nous religieux?», se demandent l'une d'elle. Cette vocation est selon la même d'approfondir leur relation à Dieu pour ensuite pouvoir guider d'autres âmes à une vie spirituelle profonde. Selon le P. Joseph A. Samarakone, o.m.i., d'origine srilankaise, le but de l'ashram est de mener le fidèle d'un Dieu conçu comme objet d'adoration à un Dieu sujet de notre être. Et cela se réalise en particulier dans dhyana, cette méditation silencieuse par laquelle l'homme quitte toutes les représentations conceptuelles qu'il peut se faire du Seigneur pour se tenir nu devant le nu.
À l'exception du swami Sabhanda, un jésuite septuagénaire qui vit dans la jungle depuis 20 ans, tous les participants sont d'origine indienne. Il y a chez eux comme chez Brahmabandhab, le désir d'un christianisme véritablement indien. C'est d'ailleurs dans le sillage des ashrams que s'est développé un rite eucharistique indien qui présente de nombreuses spécificités;. Il se célèbre assis à même le sol pour insister sur l'aspect contemplatif, y sont intégrés des éléments rituels hindous comme l'imposition des cendres et du santal sur le front, le rituel des fleurs, l'Aarati; la première lecture est également souvent extraite des Upanishads ou de la Bhagavad-Gîta. Plus qu'un simple souci de se rendre plus accessible aux hindous dans un but d'évangélisation, il y a chez ces hommes et femmes la conviction que la tradition spirituelle de l'Inde est porteuse d'une richesse spirituelle qui peut parfois venir ressourcer la tradition de l'Église, sinon pallier certaines carences contemporaines. Ainsi, nombre d'ashramites pratiquent des sadhanas (disciplines spirituelles) empruntées à l'hindouisme et christianisées, comme des techniques de yoga, la méditation silencieuse, des pratiques de récitation des noms divins... Plus encore, beaucoup d'entre eux, dans le sillage d'Abishiktananda, sont enclins à comprendre le mystère de la relation filiale de Jésus au Père à l'aune de la philosophie védantine de la non-dualité.
Cette double démarche (soif d'une vie plus contemplative en marge des institutions et inculturation) est diversement perçue au sein de l'Église indienne. Certains évêques l'encouragent et demandent la fondation d'ashrams dans leur diocèse, d'autres sont plus réticents; de même pour les congrégations: certaines religieuses parviennent à développer ce type de vie tout en y restant attachées, d'autres font le choix de les quitter. Les situations sont ainsi très diverses, toutefois, les ashrams restent en marge de l'Église institutionnelle. Cela provoque la frustration de certains, comme le P. Vattakuzhyqui a exprimé son sentiment à un évêque venu rencontrer les ashramites. Ce dernier a très finement répondu que les ashrams devaient garder une certaine autonomie par rapport à l'Église institutionnelle, celle-ci ayant précisément besoin d'esprits indépendants qui préparent de nouvelles voies. Un cardinal indien venu clore la session a pour sa part insisté sur le fait que la conduite divine de l'Église par le biais des évêques était un article de foi.
Lors de cette rencontre, le P. Vattakuzhy a souligné un certain nombre de problèmes qui se posaient aux ashrams d'initiatives catholiques (ils sont environ 80 aujourd'hui) à un moment charnière de leur histoire. Selon ce prêtre diocésain qui, avec l'accord de son évêque, a fondé un ashram où il vit depuis 20 ans, leurs communautés sont en quête d'identité. Le premier problème a trait à leur fondation. Les ashrams hindous émergent spontanément autour d'un spirituel. Les disciples se regroupent d'eux-mêmes et forment l'ashram autour de lui. Les chrétiens construisent au contraire d'abord l'ashram, les bâtiments et espèrent que ce cadre permettra à certains d'entre eux de devenir de véritable reflet de leur Sad-Guru: Jésus-Christ. Le même prêtre regrette également le manque de rigueur dans l'ascèse spirituelle (sadhana). Les ashramites ne doivent pas perdre de vue, selon lui, que le but premier de l'ashram est la réalisation en chaque âme du royaume de Dieu. Il souligne également un certain éclectisme en matière spirituelle: on apprend un peu de sanskrit, un peu de yoga, mais l'on manque d'approfondir une discipline spirituelle déterminée.
Cette intervention très discutée par les participants montre le questionnement permanent et le stade encore expérimental auquel se situe l'expérience ashramite. Certains, comme le P. Francis Acharya (+), ont rejoint une voie monastique plus classique (Kurisumala, son ashram, a été intégré dans l'ordre cistercien), d'autres s'engagent vers la voie de l'érémitisme en ville (comme la sœur Amala) ou à la campagne, d'autres approfondissent les intuitions mises en place au Shantivanam. Toutefois, ce mouvement a joué depuis 50 ans un rôle certain dans l'effort d'inculturation et dans le développement de l'aspect contemplatif de l'église de l'Inde. Dans sa diversité, il représente une tentative de réponse à des exigences de leur temps. Ses membres aiment à citer Karl Rahner: «le chrétien du futur sera mystique ou ne sera pas».
Xavier Accart
Sur ce sujet on peut consulter:
Patrick CHAGNARD, Swamiji, un Voyage intérieur, Comité français de Radiotélévision, collection le Jour du Seigneur, série spiritualité, 1985.
Catherine CORNILLE, The Guru in Indian Catholicism. Ambiguity or Opportunity of Inculturation?, Louvain, Peeters Press, 1991, VIII+214 p.
Sebastian PAINADATH, Solitude and Solidarity. Ashrams of Catholic Initiative, Dehli, Ashrama Aikya – ISPCK, 2003, 183 p.
Helen RALSTON, Christian Ashrams. A New Religious Movement in Contemporary India, Lewiston/Queenston, Edwin Mellen Press, 1987, 154 p.
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