Au mois de février 2005, une enseignante de langue anglaise de l’école primaire Isa Boletini du village de Busi (dans les environs de Prishtina-Kosovo) reçut du directeur l’ordre d’enlever son foulard à l’école dans un délai de trente jours si elle voulait continuer à enseigner. Elle refusa de se plier à cette exigence. Au mois de mars, elle fut suspendue sous effet immédiat pour non respect de l’article 5 du règlement interdisant le prosélytisme à l’école. Un mois plus tard, cette décision fut confirmée par le Directorat de l’enseignement et des sciences de la municipalité de Prishtina, qui lui rappela aussi les avertissements du directeur de l’école sur le port du foulard et la propagation de la religion à l’école. La décision était juridiquement motivée par un article de la loi sur l’enseignement primaire et secondaire du Kosovo, qui stipule: «Les institutions de l’enseignement public se tiennent à l’écart de l’enseignement religieux ou autres activités qui promeuvent une quelconque religion» (art. 4.7).
Cette enseignante était réputée pour ses qualités d’éducatrice. Cependant, une semaine après son mariage, elle s’était soudainement mise à porter le foulard. Selon elle, ce fait aurait «terrifié» les responsables de l’école. Même si la décision de suspension a eu pour motif le prosélytisme, il est clair que le port du foulard a été la principale motivation de l’expulsion. Le reproche de prosélytisme est d’ailleurs catégoriquement réfuté par l’intéressée: «Ceci est absolument faux. Ce n’est pas vrai que j’ai tenu des cours de religion avec mes élèves. J’ai suivi le programme de l’enseignement que je devais donner et ceci peut être confirmé par les élèves». Ces reproches auraient été ajoutés après la décision de suspension. Le directeur de l’école le confirme, mais en précisant qu’ils s’appuient sur l’enquête et les témoignages qu’il aurait réunis. L’enseignante estime que ses droits élémentaires ont été bafoués. Pour elle, le port du voile n’est pas synonyme de propagande religieuse: «On peut faire de la propagande sans foulard». Elle nie aussi que son mariage serait à l’origine du port du foulard. Ceci serait venu d’un «ordre de Dieu». Enfin, elle conteste l’idée qu’on puisse interdire le port du voile sans une loi et un débat public sur la question.
Une affaire de foulard comme révélateur
L’affaire en question, relayée par la revue Java (La Semaine), a suscité des réactions et déclenché une véritable polémique dans l’opinion publique kosovare.
Le principal imam du Kosovo, Sabri Bajgora, est indigné par cette affaire. Il défend l’enseignante et qualifie la situation de violation flagrante des droits humains élémentaires et «d’offense publique de la dignité de la femme albanaise voilée». Pour lui, «le port du voile ne constitue pas en soi une propagande religieuse mais il s’agit d’une norme religieuse (comme le hadj, le zakat) qui doit être respecté par tous les citoyens» dans un pays en grande majorité musulman. Bajgora demeure en outre critique sur la question qui s’était posée à Mitrovica aussi (Nord du Kosovo), où une élève avait été interdite d’entrée dans son gymnase en 2003 pour port du voile (l’ombudsman du Kosovo estima que le Ministère de l’éducation ne devait pas appliquer à une élève une telle décision fondée sur l’interdiction du prosélytisme). Il pose la question de savoir pourquoi le Ministère de l’éducation ne réagit pas contre «la nudité» des élèves dans les écoles primaires et secondaires, ou encore contre la prostitution, la drogue. Concernant l’affaire de l’enseignante, il avertit que si les institutions kosovares ne résolvent pas ce cas, «il y aura des réactions en chaîne et nous ne répondons pas de ce qui peut suivre» (Java, 2 juin 2005). Selon lui, la solution de ce problème doit passer par une loi qui réglerait toutes les questions relatives aux libertés religieuses.
Pour l’un des chantres du puritanisme islamique au Kosovo, Shefqet Krasniqi, imam de la Grande Mosquée de Prishtina et enseignant à la Faculté des études islamiques à Prishtina, la question du foulard est l’essence même de l’islam. Pour ce cadre religieux charismatique portant une barbe imposante, formé à l’Université de Médine en Arabie Saoudite (où il a passé quinze ans et obtenu un doctorat en shariah islamique) et revenu au Kosovo en 2001, «une personne qui nie ce pilier [le voile] de la foi musulmane et cet impératif indispensable, est du nombre de ceux qui nient la vérité. Elle est du nombre de ceux qui nient le Coran. Même si cette personne prie, pratique le jeûne du ramadan et prétend et déclare être musulmane, c’est une mécréante. Cette personne ment, mais ne peut mentir Dieu. Elle ment à elle-même et peut-être nous ment aussi. Cette personne est en dehors de l’islam et n’a pas de place dans l’islam. Si elle meurt comme telle [sans voile], elle ne mérite pas des prières de mort [de sépulture], ne mérite pas d’être inhumée dans les cimetières musulmans, ne mérite pas d’être embellie de linceul ni ne mérite des condoléances à ses proches». Selon Shefqet Krasniqi, «il n’est pas permis de faire des prières pour cette personne pour que Dieu ait de la miséricorde». Sur la question du voile «il n’y pas de place ni de possibilité pour la discussion».
Par la même occasion, il dénonce la classe politique kosovare qui, au nom de la démocratie et des droits de l’homme, adopte une attitude négatrice sur le port du voile et des prières musulmanes. Le voile serait une norme religieuse chez les juifs et chez les chrétiens aussi. Le voile ne dérangerait pas les Européens qui ne sont pas musulmans alors que «nos fils, nos hommes que nous avons élus, ferment les yeux et ne peuvent voir, ni supporter, à côté d’eux, une fille ou une sœur voilée». Tout en tenant ce discours, il reconnaît que «nous ne sommes plus au temps du communisme, où on risquait 20 ans de prison pour ces propos. Nous sommes au moins libres de nous exprimer».
Cette position rigide de Shefqet Krasniqi sur le voile diffère substantiellement de celle du principal imam du Kosovo, Sabri Bajgora: «On ne peut pas dire que les femmes qui ne portent pas le foulard ne sont pas musulmanes. Absolument pas. Ce sont des femmes qui ont manqué à une norme de Dieu. On ne peut les accuser d’être non croyantes. Loin de là, c’est comme si nous disions la même chose pour quelqu’un qui ne fait pas la prière. Chaque homme répond de ses propres fautes et se présente chez Dieu avec ses propres œuvres. C’est une logique très simple. Chacun doit mesurer lui-même comment il va aller vers Dieu » (Java, 9 juin 2005).
L’affaire de l’enseignante est symptomatique de la véritable crise d’identité que traverse la société kosovare. Cette polémique soulève d’autres sujets brûlants ayant trait à la religion et à l’islam. Elle révèle aussi l’absence d’espace de discussion sur les questions de la religion et de l’islam au Kosovo et sur la place de la religion dans cette société. L’émotion provoquée autour de l’affaire de l’enseignante témoigne d’un écart entre le discours de l’élite intellectuelle et politique et celui que tiennent les dignitaires religieux musulmans. D’autre part, les polémiques autour de cette affaire révèlent la montée de tensions religieuses intra-albanaises au Kosovo. Enfin, certaines réactions reflètent aussi des tentatives de politisation de l’islam au Kosovo.
L’islam au Kosovo: un statut marginalisé?
Ce qui saute aux yeux dans l’affaire est l’insensibilité manifestée par le Conseil pour la défense des libertés et les droits de l’homme du Kosovo (Këshilli për Mbrojtjen e Lirive dhe Drejtave të Njeriut). Ce n’est qu’après s’être retrouvé dans la ligne de mire de l’éditorial du rédacteur en chef de Java qu’il a brièvement réagi et s’est montré plus réceptif à l’appel de l’enseignante, qui a d’ailleurs remercié par la suite le périodique d’avoir offert une tribune pour dénoncer «l’injustice qu’elle avait subie» (Java, 14 juillet 2005). Selon les dignitaires religieux musulmans (notamment les plus radicaux), l’élite albanaise serait frustrée, complexée par rapport à son appartenance religieuse et tenterait d’occulter ce fait. En décembre 2003, lors d’un voyage d’une délégation du gouvernement du Kosovo en Allemagne, une partie du groupe aurait refusé la traduction de la discussion par une femme albanaise voilée, rapporte l’International Religious Freedom Report on Kosovo (U.S. Office Pristina, Kosovo, 15 septembre 2004). Sabri Bajgora rappelle que le Kosovo ne peut être un Etat islamique, car le Kosovo est en Europe, cependant, «la population du Kosovo est à 90% musulmane et tout le monde le sait. Nous essayons vainement de cacher notre identité, car nous savons que nous sommes musulmans». Et d’ajouter: «Nous sommes à 98% musulmans et nous ne pouvons sortir de notre peau.» (Java, 9 juin 2005)
Les critiques contre les dirigeants kosovars sur la place de l’islam s’appuient sur plusieurs éléments concrets. Le premier est lié à l’enseignement de la religion à l’école. Le deuxième concerne la loi sur les libertés religieuses. Enfin, le troisième porte sur la minimisation de l’espace de l’islam dans la vie quotidienne kosovare.
En ce qui concerne l’enseignement religieux à l’école, l’élite politique kosovare et une partie de l’intelligentsia se montre opposée à cette demande, au nom de la laïcité de la société et de la peur de voir naître des divisions religieuses parmi les élèves des écoles primaires et secondaires. Selon Ferid Agan, l’un des fondateurs du Parti de la justice du Kosovo (nouvelle formation politique représentée par trois élus), on peut observer une «extrême ambivalence institutionnelle sur une question d’une importance incontestable pour la stabilité psychosociale de la jeunesse du Kosovo, qui vit dans une situation de transition extensive». Il estime que «le temps est venu pour que les préjugés agressifs laissent la place à la raison et aux faits positifs, à l’image de l’expérience de beaucoup d’Etats» (notamment les Etats-Unis d’Amérique).
La totalité des défenseurs des cours de la religion à l’école appuient en effet leur argumentation sur les expériences occidentales en la matière. D’autres arguments fréquemment invoqués sont l’existence de tels cours dans tous les Etats voisins de l’ex-Yougoslavie ainsi que les bénéfices supposés de ces cours pour la jeunesse kosovare, frappée par la délinquance et la drogue.
Quant à l’adoption de la loi sur les libertés religieuses, les milieux religieux musulmans demeurent très critiques vis-à-vis de son contenu et de sa portée (un certain nombre de critiques des représentants chrétiens convergent avec celles des musulmans). Les principaux reproches sont:
* la non reconnaissance de l’autorité de la Communauté islamique du Kosovo (ci-après CIK) et de l’épiscopat de l’Eglise catholique ainsi que de leur rôle dans la résistance et lors de la guerre;
* la possibilité de fonder des communautés religieuses avec seulement trois personnes (alors qu’il en faut 1000 pour fonder un parti politique);
* l’absence de définition du statut de l’Eglise orthodoxe serbe vis-à-vis des institutions du Kosovo;
* l’absence d’un engagement clair de l’Etat pour le financement des communautés religieuses;
* enfin, l’absence de toute référence aux sectes et à leur financement.
Aux yeux de Sabri Bajgora, cette loi est une «catastrophe» et «un grand anachronisme», car elle met au pied d’égalité la religion dominante du Kosovo, l’islam, avec des communautés religieuses insignifiantes: «Ce qui se passe au Kosovo est un affaiblissement de la substance religieuse ou de l’équilibre religieux. La communauté catholique y est aussi opposée.» (Java, 9 juin 2005)
Enfin, le rôle mineur de la religion musulmane dans la sphère publique consterne les milieux religieux musulmans. La fermeture de la salle de prière à la Bibliothèque nationale du Kosovo par le directeur de celle-ci ainsi que le refus d’autorisation de construction d’un centre islamique à Prishtina sont continuellement cités comme exemples de la restriction des libertés religieuses des musulmans au Kosovo.
En outre, la marginalisation de figures musulmanes de l’historiographie nationale albanaise semble irriter un certain nombre d’intellectuels. Ainsi, «l’an 2005 est celui de Muhammad Ali, Pacha d’Egypte. L’Egypte l’admire, malgré le fait que celui-ci était Albanais, alors que chez nous, l’an 2005 est réservé uniquement à Skanderbeg! [personnage historique du XVe siècle devenu la figure nationale albanaise par sa résistance face à l’occupation ottomane]. Qu’en est-il des autres: Ali Pacha, Mimar Sinan, les Sadriazam [équivalent d’un général dans l’arm
ée ottomane], les commandants brillants de l’armée, les amiraux des flottes de la Méditerranée. Ils étaient tous albanais. Quand toute la vérité sera-t-elle écrite?», déclare Ubejd R. Gashi dans un article intitulé «Themelet e mbrapshta» (Les fondations à l’envers), (publié dans Vepra [L’Œuvre], Revue d’information, culturelle et scientifique, Skopje, N° 78, septembre 2005) .
L’islam au Kosovo: question taboue
La question centrale qui se pose est de savoir pourquoi la religion musulmane semble être un tabou pour l’élite kosovare – et l’élite albanaise en général?
Dans un entretien que nous avons mené avec lui à Prishtina en août 2005, Ferid Agani expliquait que la réticence de l’élite kosovare face à la religion s’enracine dans la période du communisme et de la domination serbe. En fait, selon lui, la plupart des intellectuels et universitaires du Kosovo sont issus de familles religieuses. Le changement qui se serait opéré sous le communisme était la conséquence de la politique serbe consistant à mettre sous pression l’élite albanaise. Celle-ci devait faire le choix entre l’instruction ou la religion, car «ces deux dimensions étaient inconciliables» pour le régime. Depuis le communisme, une forte discontinuité (discrepancy) se serait produite dans l’élite kosovare, car la religion comme culture a continué à être pratiquée par celle-ci, mais uniquement dans la sphère privée. Ainsi, peu à peu, l’élite kosovare se serait totalement coupée de la tradition, et en l’occurrence de la religion. Agani estime que les autorités du Kosovo continuent d’alimenter les concepts communistes de l’instruction matérialiste en niant, dans sa totalité, la dimension spirituelle. Les élèves dans les écoles sont victimes de ce système, car ils sont «croyants dans leur maison et dans leur famille, et athées à l’école»: l’identité religieuse s’arrête à la porte de l’école. Ceci peut provoquer chez eux un grand vide et avoir des lourdes conséquences psychologiques. Agani précise que sa formation politique vise à «articuler des intérêts politiques des citoyens du Kosovo, lesquels sont à la fois de sincères croyants et des patriotes déterminés» et à «promouvoir des valeurs éthiques dans la politique». Autrement dit, l’objectif de son parti n’est pas religieux, mais il le voit comme un parti de citoyens dont leur but est d’articuler auprès des institutions du Kosovo les «besoins vitaux» des Kosovars pour vivre et pratiquer leur foi.
Pour Milazim Krasniqi, un intellectuel respecté du Kosovo, qui manifeste depuis quelque temps, un engagement en faveur de l’identité musulmane de la société albanaise, l’élite kosovare souffre de l’amalgame entre la religion musulmane et le terrorisme. Il qualifie cette situation «d’absurde» et fait le lien entre cette attitude de l’élite et une tendance à «rechristianiser le Kosovo». Selon lui, chaque fois que les Albanais sont sortis de l’islam, des problèmes sont apparus. Afin de remédier à cette situation, il faut que les citoyens se mobilisent un peu plus afin de faire davantage pression sur les dirigeants politiques.
Il est vrai que l’empreinte de l’athéisme communiste est indéniable dans l’attitude vis-à-vis de la foi musulmane. La majorité des cadres du Kosovo ont fait leurs études à l’Université de Prishtina, où prédominait un fort sentiment athée.
Toutefois, pour comprendre objectivement la relation compliquée des Albanais du Kosovo avec la religion musulmane et la religion en général, d’autres facteurs explicatifs doivent aussi être pris en compte. Le plus important est le fort attachement de la société kosovare, dans sa grande majorité d’ethnie albanaise, aux valeurs nationales et ethniques albanaises. Le sentiment national albanais, comme lien social, a été forgé autour de la langue et non pas la religion. Lors de la constitution du mouvement national albanais au XIXe-XXe siècles, processus qui a abouti à la fondation de l’Albanie indépendante en 1912, le facteur religieux n’a pas été intégré dans l’iconographie nationaliste, car les Albanais étaient de trois, voire quatre religions (l’islam sunnite, le bektachisme, le catholicisme et l’orthodoxie), et cela pouvait constituer un facteur de division dans l’entreprise nationale. L’unicité nécessaire aux mobilisations nationalistes a pu se créer autour de la langue, de l’idée d’une descendance ethnique albanaise depuis les Illyriens et autour de diverses figures historiques (à commencer par Skanderbeg). Ceci ressort clairement des appels de l’un des principaux architectes historiques du nationalisme albanais, Pashko Vasa: «Réveillez-vous, Albanais, il est temps de vous lever et de vous lier par des liens fraternels; ne regardez pas vers l’église ou la mosquée pour la piété, la foi des Albanais est l’albanité.» (Pashko Vasa, Albania, 1887)
L’historiographie contemporaine albanaise est largement calquée sur cette rhétorique véhiculée par les manifestes nationalistes du XIXe siècle, qui visait la création d’une histoire nationale ainsi que la conscientisation nationale des populations de langue et culture albanaise. Durant le régime totalitaire d’Enver Hoxha, cette historiographie a aussi fortement été influencée par la doctrine nationaliste d’inspiration marxiste-léniniste. Cette production littéraire hoxhiste s’est largement répandue au Kosovo et en Macédoine et a ainsi contribué à développer, dans les élites, un rapport problématique avec l’histoire et la religion. On peut relever parfois une aversion, voire un mépris envers la religion (en particulier musulmane) de la part des intellectuels.
Il faut aussi relever que l’islam albanais est un islam hétérodoxe, syncrétiste, qui plonge ses racines dans le sunnisme ottoman (hanéfisme) ainsi que le bektachisme. La conversion albanaise à la religion a été progressive depuis la conquête des Balkans par l’Empire ottoman au XVe siècle. Au début, les indigènes se montrèrent réfractaires, mais une fois la domination ottomane consolidée et motivés par les bénéfices socio-économiques qu’ils pouvaient tirer de la conversion (ils n’étaient ainsi plus soumis aux limitations imposées aux communautés non musulmanes), ils acceptèrent la religion musulmane. Pour les Albanais, cette conversion fut facilitée par les relations superficielles qu’ils entretenaient avec la religion. Au XVIIe siècle, les conversions devinrent plus massives, principalement pour des raisons socio-économiques: les communautés chrétiennes étaient alors soumises à de lourdes augmentations de taxes. Ce processus de la propagation de l’islam s’accéléra au XIXe siècle, du fait de l’encouragement des différents ordres mystiques musulmans (les bektachis) par des pachas qui avaient des visées autonomistes par rapport à la Sublime Porte.
Il est vrai aussi que ce qui rend les leaders kosovars plus attentifs à la question de l’islam est la peur d’une stigmatisation islamiste du Kosovo, qui pourrait avoir des conséquences sur le futur statut politique de la région (alors qu’il y a clairement aspiration d’accession à l’indépendance de cette ancienne entité fédérale yougoslave). Ceci pourrait indéniablement influencer la position des pays occidentaux sur la question de l’indépendance. On comprend ainsi le discours récurrent serbe et macédonien (relayée par certains analystes et journalistes occidentaux et francophones en particulier) sur la «menace islamiste» que pourrait représenter la population albanaise dans les Balkans et pour l’Europe plus généralement.
Toutefois, l’élite politique et intellectuelle albanaise, qu’elle se trouve en Albanie, au Kosovo, en Macédoine, en Serbie du Sud ou au Monténégro, est aujourd'hui culturellement et politiquement orientée, dans sa très grande majorité et sans ambiguïté, vers le modèle occidental et la laïcité. En ce qui concerne la classe politique, cette orientation ressort clairement du programme des partis politiques et du discours en faveur de l’intégration du Kosovo dans les structures politiques et militaires euro-atlantiques. Quant aux intellectuels, il y a chez eux un net penchant à promouvoir des figures historiques politiques et intellectuelles albanaises proches de la civilisation occidentale et à celer les dynamiques historiques sous l’influence du monde oriental. De plus, certains dirigeants kosovars ne cachent pas leur sympathie pour la religion catholique. Le président du Kosovo, Ibrahim Rugova, aurait même songé à se convertir au catholicisme. Outre la sympathie que cela pourrait susciter dans les pays occidentaux son penchant pro-chrétien, le catholicisme s’ajouterait à une série de marqueurs identitaires qui distingueraient les Albanais des Etats slaves orthodoxes avoisinants.
Bashkim Iseni
Docteur ès sciences politiques, Bashkim Iseni est un chercheur qui vit en Suisse. Spécialiste du domaine balkanique, il a soutenu en 2005 à l’Université de Lausanne une thèse (pas encore publiée) sur La question nationale en Europe du Sud-Est. Genèse, émergence et développement de l’identité nationale albanaise au Kosovo et en Macédoine. L’auteur se rend régulièrement dans la région pour y poursuivre ses travaux.
La photographie qui illustre cet article est la propriété de Joe Kelley et a d’abord été publiée sur son site personnel: http://home.xnet.com/~jkelley/index2.html. Elle est reproduite ici avec l’aimable autorisation de son auteur.