Abdullah Saeed est professeur d'études arabes et islamiques à l'Université de Melbourne (Australie). Hassan Saeed est pour sa part procureur général des Maldives. Ces deux auteurs ne cachent pas leur point de vue: à leurs yeux, l'application de la peine capitale pour punir l'apostasie ne représente tout simplement plus une position islamique tenable dans le monde contemporain.
Cependant, le livre ne se contente pas de développer la thèse des auteurs: il offre également un dossier des différentes positions sur la question et une étude de cas sur la situation en Malaisie. Le résultat est un riche ouvrage, bien informé et éclairant sur la "marge de manœuvre" qui s'offre à des juristes musulmans pour l'application de la loi religieuse à de nouveaux contextes.
Le livre commence par exposer la situation de départ: l'impact du discours universel des droits de l'homme sur les pays musulmans. En principe, tout le monde les accepte. Mais l'application des principes de la liberté religieuse varie ensuite d'un Etat à l'autre. Tout le monde est d'accord sur le fait que personne ne doit être contraint d'adopter une religion. En revanche, le droit d'un musulman à quitter sa religion pour en adopter une autre est loin de se trouver universellement admis. Outre une tradition juridique, cela reflète également l'incompréhension que quelqu'un puisse vouloir abandonner l'islam, perçu comme la tradition religieuse la plus parfaite.
Un parcours historique nous montre comment la diversification des positions théologiques au sein de l'islam des premiers siècles conduisit à des efforts pour définir ce qu'était le "vrai" islam.
Le mot arabe pour apostasie est riddah, ce qui a la signification de "tourner le dos". Le livre résume également les notions de blasphème, d'hérésie, d'hypocrisie et de mécréance, liées au débat sur l'apostasie.
"La majorité des juristes musulmans soutiennent que, une fois une personne devenue musulmane, il ne lui est pas permis de changer de religion." (p. 36) Au fil des siècles, différents savants musulmans ont établi des listes d'actions caractéristiques de l'apostasie. Un examen de celles-ci montre cependant que, si l'on applique chacune de ces listes, une partie des musulmans pourraient être considérés comme apostats, ce qui soulève un premier et sérieux problème. La fluidité des définitions apparaît aux auteurs comme une première raison de mettre en cause les lois sur l'apostasie.
L'apostasie exige d'avoir la conscience de ce que l'on fait (un mineur qui n'a pas atteint l'âge de raison ne peut ainsi être apostat). La confession de l'apostasie par l'apostat lui-même ou la dénonciation par deux témoins fiables est supposée établir le fait de l'apostasie.
Selon l'analyse des auteurs, si l'apostasie est certes considérée comme péché dans le Coran, il n'y aurait en revanche aucune punition temporelle prescrite explicitement dans celui-ci, malgré les efforts de certains juristes d'interpréter des versets du livre saint dans ce sens.
Il existe en revanche des hadith (dits attribués au Prophète) qui peuvent être utilisés pour légitimer un châtiment temporel. Ceux-ci sont peu nombreux et, affirment les auteurs, ils indiquent – s'ils sont replacés dans leur contexte – que l'apostasie est punie de mort dans la mesure où elle serait associée pas simplement au changement de foi, mais à une trahison mettant potentiellement en danger l'Etat musulman. Dans l'interprétation proposée par les auteurs, c'est donc la trahison politique et non une attitude intérieure que viendrait sanctionner la punition de l'apostat, ce qui replace le débat dans une perspective très différente. Les auteurs trouvent en outre de nombreuses sources dans l'islam des origines allant, selon eux, à l'encontre d'un châtiment temporel de l'apostasie.
Bien entendu, le point de vue des auteurs est loin dêtre universellement partagé. Dans l'islam contemporain, ils distinguent trois types de position par rapport à la question de l'apostasie:
1) La majorité des savants musulmans continuent de s'en tenir à la position prémoderne sans modification. Ils adoptent l'interprétation des juristes prémodernes comme si celle-ci était revêtue d'un caractère immuable. L'apostasie d'un musulman doit donc être punie par la mort.
2) Un certain nombre de savants musulmans adoptent la position prémoderne en y apportant des restrictions, notamment en mettant l'accent sur la dimension de trahison pour que le châtiment soit applicable. Ils insistent également sur le fait que seul l'Etat musulman est qualifié pour imposer le châtiment, qui ne peut en aucun cas relever de l'initiative d'individus ou de groupes. A certains égards, c'est le point de vue d'un Yousouf al-Qaradawi, le cheikh très écouté installé au Qatar.
3) Un troisième groupe – auquel appartiennent les deux auteurs – estiment que la question de l'apostasie doit être entièrement repensée au vu de nouvelles circonstances. Parmi les tenants de cette position, on trouve également certains penseurs islamistes, dont Hassan al-Tourabi (Soudan) et Rachid Ghannouchi (Tunisie).
Pour étayer leurs arguments contre l'apostasie, les auteurs consacrent tout un chapitre à souligner les risques d'abus que le châtiment temporel de l'apostasie abrite. D'une part, des groupes risquent de prendre la loi entre leurs mains au nom de la lutte contre l'apostasie. D'autre part, des Etats peuvent utiliser cet argument pour réprimer des opposants. Ce ne sont pas là des questions simplement théoriques...
Les auteurs soulignent en outre que les lois sur l'apostasie ignorent un problème brûlant et dont on ne parle guère: le nombre de musulmans qui, aujourd'hui, ne le sont que de nom, tout en ne pratiquant pas les règles de l'islam. Si l'on appliquait certaines des listes de caractéristiques de l'apostasie et les règles proposées par certains juristes, on pourrait en arriver à soutenir que ces musulmans – des centaines de millions – seraient apostats ou sur le seuil de l'apostasie. Certes, il s'agit ici d'un raisonnement poussé jusqu'à l'absurde (ce qui est de bonne guerre dans un ouvrage qui informe, mais défend aussi une thèse); cependant, cela correspond de fait à des modes de raisonnement qui circulent dans certains groupes islamistes radicaux.
Si les lois sur l'apostasie connaissent un nouvel écho aujourd'hui, c'est aussi parce qu'elles viennent répondre à certaines craintes bien présentes dans le monde musulman, notamment le défi posé par les missions chrétiennes et l'occidentalisation. Les auteurs soulignent à juste titre que "l'expérience musulmane de l'histoire moderne est étroitement liée à la colonisation occidentale des terres musulmanes aux 19e et 20e siècles." (p. 116) La pénétration occidentale fait douloureusement ressentir le hiatus entre les gloires passées de l'islam et la réalité présente; elle est perçue comme compétition avec le christianisme, religion perçue comme inférieure, mais bénéficiant de la "force de frappe" occidentale. Le musulman qui abandonne sa communauté "déshonore" donc l'islam. Nous pourrions dire ici que la notion de trahison réapparaît sous une autre forme. Une analyse des réactions musulmanes à la question de l'apostasie exige de garder aussi ces facteurs de contexte à l'esprit.
Le chapitre consacré à la Malaisie comme étude de cas – que nous ne résumerons pas ici – vient utilement compléter le dossier en suivant sur le vif la situation légale et l'évolution des débats politiques sur la liberté religieuse et l'apostasie dans ce pays.
Un ouvrage qui se contenterait de traiter de la question de l'apostasie et de critiquer le principe du châtiment temporel de celle-ci du point de vue des principes universels des droits de l'homme pourrait avoir un intérêt documentaire, mais déboucherait en définitive sur un dialogue de sourds. L'intérêt du présent ouvrage est qu'il document la question et offre une approche différente sur une base islamique. S'il est certes aussi une tentative d'adaptation à un contexte mondialisé où une "exception islamique" en matière de liberté religieuse deviendra de moins en moins défendable sur le plan international, il illustre en même temps les ressources de réinterprétation des sources dont dispose le droit musulman, sur la question de l'apostasie comme sur d'autres sujets. Ces débats et les réponses qui y seront apportées se révéleront essentiels aussi bien dans les pays de tradition musulmane que dans les communautés musulmanes de diaspora, confrontées au premier chef à la réalité de la pluralité religieuse et à ses conséquences.
Abdullah Saeed et Hassan Saeed, Freedom of Religion, Apostasy and Islam, Aldershot / Burlington (VT), Ashgate, 2004, VI+228 p.