Dans toute la controverse autour du foulard porté par des femmes musulmanes en France, en particulier lors des débats de la Commission Stasi et des reportages à ce sujet, une voix que l'on a paradoxalement assez peu entendue – sauf dans le cas très médiatisé des sœurs Alma et Lila Lévy – a été celle... des musulmanes faisant le choix de porter le voile. De nombreux spécialistes ont disserté à leur sujet, des polémistes ont pris position, des journaux ont abondamment couvert la controverse. Mais l'on aurait pu attendre de voir une place beaucoup plus large donnée aux premières concernées, même si deux femmes voilées furent symboliquement entendues par la commission dans le cadre de ses travaux sur la laïcité et les signes religieux.
C'est en réaction à cette situation qu'une musulmane de formation universitaire, diplômée en mathématiques, et ancienne dirigeante de l'Union nationale des femmes musulmanes de France, a publié un livre qui "exprime d'abord une souffrance".
L'ouvrage de Louisa Larabi Hendaz, Le Voile humilié, a été publié à l'enseigne d'une maison d'édition manifestement créée par son auteur. Il s'ouvre par un vigoureuse préface d'un universitaire catholique, Jean-Marc Trigeaud, professeur de philosophie du droit à l'Université Bordeaux IV. Celui-ci n'hésite pas à voir dans la législation bannissant les signes religieux "ostentatoires" des écoles "une sorte de discrimination d'Etat". Il déclare être plus sévère que Louisa Larabi Hendaz sur "un processus législatif technocratique qui a fait en sorte de neutraliser d'avance toute possibilité d'argumentation contradictoire et qui a anéanti toute dialectique intellectuelle et éthique en un tel débat" (p. 10).
Selon lui, il y aurait eu orchestration pour monter en épingle un problème mineur. Or, "les principes, les critères par lesquels l'on peut déterminer si le voile est à porter ou non ne relèvent pas du droit et de la politique, mais de la seule religion et de la liberté radicale de la personne interprétant cette religion" (p. 25). Le droit et l'Etat, observe le préfacier, n'ont pas à se mêler de savoir ce qui est conforme ou non à l'islam. Il admet certes que la transgression à l'ordre public marque une limite qu'il ne faut pas dépasser, mais que, dans de tels cas, "le droit commun pénal de l'Etat suffit" (p. 26).
Après cette énergique entrée en matière, Louisa Larabi Hendaz prend le relais, en évoquant d'abord quelques concepts et les racines de la laïcité française, ce qui recoupe des éléments vraisemblablement déjà connus de la plupart des lecteurs. Elle souligne brièvement les apports de la civilisation musulmane ainsi que le sentiment d'étrangeté et de suspicion par rapport à cette religion qui a déjà une longue histoire en France.
A partir de la p. 73, l'ouvrage entre dans le vif du sujet. Non sans pertinence, elle remarque la différence – par rapport au foulard – entre perception des immigrées de première génération et leurs filles: les premières ne sont perçues, écrit-elle, que comme des "cartes de séjour" à renouveler, dont le foulard ne dérange donc personne, tandis que leurs enfants seront de nationalité française et donc destinés à rester dans le pays, ce qui change la perception. Mais ces jeunes filles étaient supposés aller dans le sens de la modernité et des signes qui étaient supposés l'accompagner, donc aussi des vêtements à l'occidentale. Surprise quand certaines font une autre démarche, mais sans réaction dans un premier temps, car il s'agissait de quelques cas isolés.
C'est avec l'affaire du collège de Creil, en 1989, où deux jeunes filles sont contraintes de retirer leur foulard, que le débat commence et s'enfle. Les tribunaux sont appelés à se prononcer et le font au cas par cas: tant qu'il n'entraîne pas de perturbations, le foulard n'est pas considéré comme incompatible avec la laïcité.
La multiplication des cas de port du foulard relance cependant la polémique, avec une circulaire à la rentrée scolaire 1994, qui laisse le choix entre le renoncement du foulard et l'exclusion. Cependant, remarque l'auteur, l'effet de cette circulaire s'atténua petit à petit, malgré la poursuite de l'accroissement du nombre de jeunes filles portant ce signe de leur foi religieuse. En 2003, le débat repart de plus belle, conduisant à la création de la Commission Stasi et aux conséquences législatives que l'on sait.
Selon l'auteur, le travail mené par la Commission Stasi en 2003 est discutable d'abord en raison d'un choix partial des experts. En outre, les postulats de la commission sont mis en cause par Louisa Larabi Hendaz:
"[...] il a été déduit que puisque le voile est un signe d'aliénation de la femme alors il ne peut être concevable dans un contexte laïque qui prône la liberté et l'égalité des sexes. Hélas, on n'a pas laissé la liberté à ces femmes couvertes de ce foulard entaché de préjugés, de s'exprimer afin d'enrayer ce faux postulat qui fait barrage à tout débat raisonné et objectif." (p. 87)
Outre des prises de position sur le débat autour du foulard, le livre contient aussi des éléments d'analyse qui s'appliquent à un cadre plus large: ainsi, quand il évoque les contradictions entre liberté religieuse et neutralité de l'Etat laïque.
Louisa Larabi Hendaz conteste que le foulard soit un symbole de l'islam politique ou un signe d'infériorité de la femme. Elle le voit comme une "marque de décence", inspirée par la foi, et dresse un florilège de réactions qui essaient de le placer dans un autre cadre de référence. A ses yeux, l'"affaire du voile" a permis au monde politique d'éviter d'autres problèmes bien plus pressants. Elle ne se prive pas de consacrer plusieurs pages à souligner les désavantages dont des femmes continuent à faire l'expérience dans la vie quotidienne en France. Elle met également l'accent sur les difficultés – notamment d'insertion professionnelle – que rencontrent les femmes d'origine musulmane dans la société française: pour une femme voilée, les difficultés s'accroissent encore. "La volonté d'éradiquer les foulards des musulmanes [...] s'attaque à la société toute entière." (p. 225)
Cela dit, en lisant ce livre qui est à replacer dans le contexte d'une polémique et qui ne se veut pas étude dépassionnée d'un phénomène, le lecteur se demande pourquoi les rares foulards se sont soudain multipliés au cours des vingt dernières années: esprit de contradiction par rapport aux mesures prises en France? influence de développements internationaux? entreprises de réislamisation?
A juste titre sans doute, le livre récuse l'idée d'une réaffirmation de l'islam comme résultat de frustrations sociales et économiques. Ce ne sont pas avant tout d'ex-délinquants qui retrouvent la voie de l'islam – même s'il en existe aussi – mais des jeunes équilibrés socialement et scolairement, estime Louisa Larabi Hendaz. Cependant, elle ne fournit pas vraiment de réponse sur les raisons de cette évolution. Il serait cependant essentiel de l'éclairer, plutôt que de mettre avant tout l'accent sur d'autres facteurs tels que l'islamophobie.
La deuxième partie du livre s'efforce de démontrer que le statut de la femme dans le Coran et celui que lui reconnait la laïcité française ne sont pas contradictoires.
Louisa Larabi Hendaz souligne en outre l'importance religieuse du foulard: si une musulmane qui ne le porte pas ne cesse pas d'être musulmane, elle ne peut pas, en revanche, "se considérer comme une musulmane pratiquante sincère et à la fois être contre le foulard et le combattre" (p. 229). En effet, il y aurait unanimité des écoles de jurisprudence islamique sur la question du foulard.
Le livre est un plaidoyer pour le foulard et une critique des réactions françaises face à celui-ci. Son intérêt est avant tout de présenter une réaction de musulmane face à cette situation, essayant avec plus ou moins de succès de remettre en perspective le débat. Il est à prendre comme un témoignage et un argumentaire.
A propos de témoignages, il faut attirer l'attention sur la troisième partie du volume, qui recueille – précisément – des témoignages de femmes musulmanes voilées et non voilées, d'où le sous-titre du livre ("Les auditions manquées de la commission Stasi"). A commencer par le témoignage de Louisa Larabi Hendaz elle-même, qui explique comment le port du foulard ne lui a laissé d'autre choix que de renoncer à la carrière d'enseignante qu'elle envisageait. L'intérêt de cette partie du volume est qu'elle met l'accent sur des situations vécues, et donc plus complexes que des cadres théoriques: à travers ces quelques témoignages, nous voyons la variété des études chez les musulmanes, les différentes approches par rapport au foulard, l'interaction avec la démarche de foi, les variations au cours d'une existence. Mieux que les autres parties du livre, cela montre sur le vif un islam en mouvement et traversé par des questionnements, comme toutes les religions. Derrière le foulard et tous les stéréotypes qui l'accompagnent, nous voyons des femmes qui réfléchissent et se déterminent en fonction de leurs convictions, de leurs expériences, de leurs remises en question.
L'affaire du foulard et ses conséquences ont offert un fascinant exemple – mais non sans pénibles conséquences pour les personnes touchées – des incertitudes et contradictions entourant le statut de la religion dans une société telle que la France, qui se veut fondé sur des principes "laïcs". Cette laïcité peut, comme on le sait, faire l'objet d'interprétations diverses. Même si le débat autour du foulard ne se réduit pas à ses dimensions religieuses, les réactions ont témoigné d'une singulière reconnaissance de la singularité du fait religieux: même si peu de gens s'en souviennent, le rapport de la Commission Stasi proposait à l'origine de bannir également les signes d'appartenance politique dans les écoles, mais ces propositions furent rapidement mises de côté. Si la question avait réellement été celle de la "neutralité" de l'école, les mêmes règles auraient pu s'appliquer à la sphère politique. Mais le débat autour du foulard était bien entendu un nouveau soubresaut dans l'histoire des complexes relations entre République française et religions...
Le livre de Louisa Larabi Hendaz est à prendre comme un document sur ce sujet qui a tant agité la France ces dernières années. Il ne convaincra pas les opposants au foulard, mais – comme pièce du dossier – il retiendra l'attention de tous ceux qui prêtent attention à cette controverse, à ce qu'elle implique pour les femmes musulmanes et à ce qu'elle révèle sur la société française aujourd'hui. Il intéressera également ceux qui désirent lire une défense musulmane du foulard.
Louisa Larabi Hendaz, Le Voile humilié ou les auditions manquées de la Commission Stasi, Paris, Editions Marjane, 2004 (320 p.).