Ce n'est pas pour satisfaire simplement leur curiostié que les diplomates norvégiens ont demandé à Iseline Frydenlund, de l'International Peace Research Institute d'Oslo (PRIO), de préparer une rapport sur le rôle des moines bouddhistes dans l'évolution du processus de paix au Sri Lanka.
En effet, la Norvège joue depuis plusieurs années un rôle très actif dans la recherche d'une solution du conflit qui oppose au Sri Lanka le gouvernement et des militants tamouls. Or, certaines des critiques les plus vives émises à l'encontre de la Norvège proviennent de milieux monastiques bouddhistes: on a ainsi pu voir des moines brûler des drapeaux norvégiens au cours de manifestations!
Que veulent donc les moines bouddhistes? Pourquoi ces réactions? Si la littérature sur le conflit du Sri Lanka ne manquent pas, ce rapport offre d'utiles informations et éclairages sur une situation dans laquelle religion et politique se trouvent inextricablement liées.
Environ 70% de la population sri lankaise se reconnaît dans le bouddhisme. Si la Sangha, la communauté monastique, exerce une importante influence dans la vie quotidienne au Sri Lanka (y compris pas l'assistance sociale qu'ils peuvent apporter), les quelque 30.000 moines ordonnés du Sri Lanka ne sont en revanche pas organisés autour d'une structure centralisée. Il existe trois principaux groupes, avec des subdivisions, et les moines jettent un regard nostalgique sur un passé lointain durant lequel, affirment-ils, l'unité était la règle.
Les questions de caste et de rang social ne sont pas étrangères aux divisions de la Sangha. Mais, souligne Iseline Frydenlund, le degré de notoriété et d'influence d'un moine n'est pas nécessairement lié à l'appartenance à une haute caste.
"La charte du nationalisme bouddhiste cinghalais est une chronique de cour du 6e siècle, la Mahavamsa ("La Grande Chronique")." (p. 8). Elle décrit l'arrivée du bouddhisme et les visites supposées du Bouddha au Sri Lanka: l'idéologie nationaliste bouddhiste d'aujourd'hui se fonde sur une lecture particulière de cette chronique, qui fait du Sri Lanka une terre sacrée, que le Bouddha a spécialement choisi pour que le peuple de cette île y protège le Dhamma, l'enseignement du Bouddha. L'obligation de protéger le pays et son intégrité est vu par le nationalisme bouddhiste comme un devoir sacré.
Depuis l'indépendance, certains secteurs de la population se plaignent que le bouddhisme n'ait pas repris la place à laquelle, selon eux, il aurait droit: publié en 1956, un rapport intitulé La Trahison du Bouddhisme eut un impact important. Ces milieux entendent donc renforcer le rôle du bouddhisme dans la vie de l'Etat. La Constitution de 1972, tout en protégeant également les autres religions, reconnut la place prééminente du bouddhisme. En 1991 fut établi un ministère chargé des affaires bouddhistes.
"L'étroite relation entre bouddhisme et pouvoir politique s'exprime de façon particulièrement claire dans la tradition qui veut que tous les membres d'un gouvernement nouvellement élu (et les membres du Parlement en général) aillent demander leurs bénédictions aux principaux moines de Kandy." (p. 11)
Remarque intéressante d'Iseline Frydenlund, car elle pourrait certainement trouver une application dans d'autres contextes: la Norvège (ou d'autres acteurs étrangers) aurait peut-être reçu un meilleur accueil - sans que cela rende nécessairement plus aisées les négociations - si elle avait tenu compte de ce symbolisme ainsi que des acteurs religieux en général.
"[...] la puissance symbolique tant des rituels que des lieux sacrés est activement mise à contribution dans la politique cinghalaise et ne devrait pas être sous-estimée." (p. 11)
A partir des années 1930 et 1940 a émergé dans certains milieux une nouvelle approche du rôle des moines bouddhistes, leur attribuant un rôle politique. En 2004, neuf moines appartenant à un parti formé par des moines, le Jathika Hela Urumaya (JHU), ont fait leur entrée au Parlement - même si la majorité de la communauté monastique s'est montrée critique face à cette initiative. Estimant que le bouddhisme est en danger et que les moines n'ont pas leur mot à dire dans la prise de décision politique, le rêve du JHU - qui a surtout un impact dans le milieu urbain - serait celui d'un Etat bouddhiste.
L'idéal du moine politiquement "neutre" reste cependant dominant, mais cette neutralité par rapport aux partis n'implique pas l'absence d'engagement sur les grandes questions nationales.
Même si la Sangha est loin de parler d'une seule voix, ses représentants les plus visibles ont fréquemment été du nombre des opposants les plus virulents aux négociations avec les rebelles tamouls et à des concessions aux minorités. Il existe cependant aussi des moines activement engagés sur une ligne pacifiste, et qui le disent publiquement. Ce sont souvent des moines ayant une expérience de l'étranger et un réseau de relations internationales.
Iseline Frydenlund fait remarquer que "nous savons assez peu de chose sur les vues politiques du 'moine moyen'", faute de recherches à ce sujet, mais que les estimations suggèrent que 75% des moines sont opposés au processus de paix (p. 21). Même les opposants se disent d'ailleurs favorables à la paix - mais pas à n'importe quel prix, pas en échange du démembrement d'un Etat unitaire: l'opposition porte avant tout sur une solution fédérale.
En ce qui concerne l'activité de la Norvège pour faciliter la recherche d'une solution pacifique au Sri Lanka (initiative annoncée publiquement en l'an 2000), l'accueil réservé par les moines a été plutôt modéré, par rapport aux vives critiques émises par d'autres milieux. Mais le sentiment est que la Norvège écoute trop le LTTE, tandis qu'elle ne prête pas - selon eux - attention aux opinions des moines: les moines se sentent exclus du processus. Certains suggèrent que la Norvège serait "antibouddhiste", malgré des tentatives de la diplomatie norvégienne en vue d'améliorer les relations.
A juste titre, Iseline Frydenlund suggère qu'il ne suffit pas de mettre en avant les moines favorables au processus de paix, mais qu'il est essentiel d'approcher les moines critiques à l'égard de celui-ci et de la Norvège et d'engager des discussions avec eux. Cette remarque est importante: dans trop de zones de crise, les organisations occidentales sont enclines à approcher avant tout des "professionnels du dialogue", parfois représentatifs, mais pas toujours, alors que les éléments moins ouverts au dialogue ou qualifiés de "fondamentalistes" sont laissés de côté: ce sont pourtant ces milieux qui devraient faire l'objet d'efforts particuliers pour essayer de désamorcer des situations tendues, surtout lorsque leur discours a un impact sur leur société.
Une autre de ses conclusions est que la Norvège devrait s'efforcer de devenir plus présente sur la "s
cène bouddhiste", par exemple en participant à des événements rituels publics, ce qui contribuerait peut-être à atténuer les soupçons selon lesquels elle agirait au nom d'intérêt "chrétiens".
Enfin, il est nécessaire, pour la recherche d'une paix durable, de tenir compte adéquatement des préoccupations exprimées par les milieux bouddhistes.
Ce rapport fourni de 35 pages offre une bonne synthèse et une information à jour sur le rôle des moines bouddhistes au Sri Lanka, mais nous aide aussi, plus largement, à comprendre certains éléments de la dynamique religieuse dans des conflits.
Iseline Frydenlund, The Sangha and Its Relation to the Peace Process in Sri Lanka, PRIO Report 2/2005, janvier 2005.
Ce rapport peut être téléchargé sous forme de fichier PDF en cliquant sur le lien suivant:
http://www.prio.no/files/file46330_binder1.pdf